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Le blasphème revient en grâce
Une affiche publicitaire inspirée de «la Cène» de Léonard de Vinci a été interdite par le tribunal de grande instance de Paris à la demande d'une association épiscopale.
Par Blandine GROSJEAN
samedi 12 mars 2005 (Liberation - 06:00)
'affaire a démarré au douzième jour du carême de l'année du centenaire de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ce 25 février, l'association répondant à l'oxymoron Croyances et Libertés assigne, en référé, devant le tribunal de grande instance de Paris, les créateurs de mode Marithé et François Girbaud et l'agence de pub Air Paris pour «injure visant un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion déterminée, en l'occurrence le catholicisme».
«Poses lascives». L'association, émanation de la Conférence des évêques de France, demande l'interdiction immédiate de la campagne de publicité de la marque de vêtements, dans la presse et sur les panneaux d'affichage. L'injure consiste en une photo, interprétation libre de la Cène de Léonard de Vinci. Il y a urgence parce que, selon l'avocat des évêques, Thierry Massis, «la publicité met en scène des femmes dans des poses lascives et des plus suggestives [...], des comportements érotiques et blasphématoires à l'égard de ce qui constitue l'essentiel pour des chrétiens, alors qu'on est en plein carême». A cause d'une erreur de procédure, une nouvelle audience est fixée au 10 mars, 25e jour du carême. Entre-temps, Croyances et Libertés revoit ses exigences à la baisse, ne demandant plus que l'interdiction de l'affichage public, qui ne concerne qu'un support, situé à Neuilly-sur-Seine. La stratégie de leur avocat a évolué : plutôt que d'évoquer le blasphème du travestissement des disciples du Christ en femmes sexy, il met en avant «l'indécence» de l'utilisation «mercantile» d'un «élément fondateur pour les catholiques». Pour ceux qui l'ignorent, la Cène serait le dernier repas pris par Jésus avant sa mort, au cours duquel il partage le pain et le vin avec ses disciples, événement rituellement répété lors de la messe catholique, par l'eucharistie.
Jeudi 10 mars, contre l'avis de la représentante du parquet pour qui l'interdiction reviendrait à une censure de principe, le tribunal, présidé par Jean-Claude Magendie, a donné raison à l'association catholique : «Le choix d'installer dans un lieu de passage obligé du public cette affiche aux dimensions imposantes constitue un acte d'intrusion agressive et gratuite dans les tréfonds des croyances intimes », estiment les magistrats. Ils ajoutent : «La légèreté de la scène fait par ailleurs disparaître tout le caractère tragique pourtant inhérent à l'événement inaugural de la Passion». L'interdiction d'affichage est assortie d'une astreinte de 100 000 euros par jour de retard. La société GIP, dont dépend la marque F & M Girbaud, et le diffuseur Decaux sont également condamnés à verser 10 000 euros, non pas au denier du culte, mais à Croyances et Libertés. Les attendus reprennent les mots de la cour d'appel de Paris. Pour justifier l'interdiction de l'affiche du film Ave Maria de Jacques Richard, la cour parlait d'un «acte d'intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds intime des croyances». C'était en 1984.
Inspiré. En 2002, le même Jean-Claude Magendie avait rejeté la demande d'interdiction de l'affiche du film Amen de Costa-Gavras. La demande d'interdiction émanait, cette fois, de l'association intégriste d'extrême droite l'Agrif (lire ci-dessous). Pour le magistrat décidément très inspiré, l'affiche ne représentait pas du tout, comme le voyaient l'Agrif et le commun des mortels, «une croix catholique prolongée d'une croix gammée», mais au contraire «une volonté de briser la croix nazie, symbole du totalitarisme et de replanter en terre, comme pour la réhumaniser, la croix que continue de porter toute une communauté». Sa condamnation du 10 mars est la dernière d'une série d'actions qui tend à recréer en France un délit de blasphème. C'est en tout cas une grande victoire pour l'épiscopat français qui a créé Croyances et Libertés à cette fin, en 1997. Selon les statuts de l'association, il s'agit de défendre et de protéger les catholiques «des atteintes à leurs sentiments religieux ou à leurs convictions religieuses, qu'ils pourraient subir par voie de la radio, de la presse, du film, de la télévision, de l'image ou tout autre support». «Irrespect d'autrui». La structure permet de ne pas laisser le champ judiciaire à la seule Agrif. Elle répond surtout à une évolution de fond de l'Eglise française, qui cherche à reconquérir une forme d'autorité morale. Le 31 octobre 1991, dans les colonnes du Figaro, le cardinal Lustiger menaçait : «D'autres [publications] ont peut-être une intention plus idéologique lorsqu'elles caricaturent ce que croit l'Eglise et ce qu'elle enseigne. Cet irrespect d'autrui est une atteinte plus grave qu'il n'y paraît au pacte social de toute démocratie. De telles pratiques pourraient être passibles de tribunaux.»
Le premier acte de vie du bébé de Lustiger fut de demander, en 1998, 3 millions de francs (457 000 euros) à Volkswagen pour une publicité revisitant, déjà, la Cène de Léonard de Vinci et la liturgie. Les évêques avaient accepté de retirer leur plainte en échange des excuses du constructeur automobile et d'un don de 15 000 euros au Secours catholique. Une année plus tôt, Croyances et Libertés s'était fait «griller» par l'Agrif et une poignée de catholiques fervents pour demander l'interdiction de l'affiche du film de Milos Forman Larry Flint, où l'on voyait un homme dans la position christique sur le pubis d'une femme. Le TGI de Paris avait refusé l'interdiction. La représentante du parquet s'était illustrée par une envolée peu républicaine : «Nous sommes un pays chrétien. On ne peut toucher à ses racines, à son éducation, à sa morale. Le ministère public est là pour rappeler qu'il y a des limites, qu'on n'a pas en permanence à être choqué.»Les affiches avaient quand même été retirées «dans un souci d'apaisement».
«Dangereux». Pour Christophe Bigot, avocat et spécialiste du droit de la presse, le jugement sur la publicité Marithé et François Girbaud représente un dévoiement et un détournement de la loi qui réprime les atteintes aux personnes. «Les textes sur le racisme sont faits pour protéger des personnes, non des croyances ni des symboles. Cette publicité ne peut pas être considérée comme une injure envers un groupe de personnes. On est là dans le délit d'opinion, le blasphème, puisqu'il s'agit d'une opinion religieuse.» L'avocat critique cette notion «d'atteinte au sentiment religieux» qui, selon lui, n'a pas de fondement juridique. «C'est dangereux de céder ainsi aux groupes de pression religieux qui cherchent à étendre la protection dont jouissent les croyants à la protection de leur religion. Et, à terme, avec une extension de la jurisprudence, on pourra aller devant le juge si l'on estime que quelqu'un attente à ses convictions».
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