Le travail : un monde en trompe lil
Extrait dun essai de J.K Galbraith, Les mensonges de léconomie
"Il faudrait mettre en garde tous les auteurs (et dailleurs tous ceux qui vivent de leur parole et de leur plume) contre un sens par trop enthousiaste de leur originalité. Ce que lorateur ou le narrateur ne sait pas est peut etre déjà connu de lensemble de la société, ou de ses milieux informés. Cest le cas du travail et du mensonge qui lui est associé. Ce que lon débusque ici avec un sentiment de découverte est en fait massivement encouragé et accepté.
Le problème, cest que le travail est une expérience radicalement différente selon les personnes. Pour beaucoup - et cest cela le plus courant il sagit dune activité imposée par les nécessités les plus primaires de lexistence : cest ce que les êtres humains doivent faire, et même subir, pour avoir de quoi subsister. Le travail procure les plaisirs de la vie et protège contre les difficultés, voire pire. Même répétitif, épuisant et sans intérêt intellectuel, on lendure pour avoir le nécessaire et quelques agréments. Un certain statut dans la collectivité aussi. Profiter de la vie, on le fait quand les heures ou la semaine de travail sont terminées. Cest alors et alors seulement, quon échappe à la fatigue, à lennui, aux contraintes de la machine, du lieu de travail en général et à lautorité des cadres. « Aimer travailler » est une expression courante, mais que lon applique la plupart de temps aux autres. Le bon ouvrier est très admiré. Ses admirateurs sont ceux qui ont échappé à un épuisement du même ordre, qui sont à labri de leffort physique.
Le paradoxe est là. Le mot travail sapplique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et ny voient aucune contrainte. Avec un sens gratifiant de leur importance personnelle, peut-être, ou de la supériorité quon leur reconnaît en plaçant les autres sous leurs ordres. Travail désigne à la fois lobligation imposée aux uns et la source de prestige et de forte rémunération que désirent ardemment les autres, et dont ils jouissent. User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident descroquerie.
Mais ce nest pas tout. Les individus qui prennent le plus de plaisir à leur travail on ne le soulignera jamais assez sont presque universellement les mieux payés. Cest admis. Les bas salaires sont pour ceux qui effectuent les taches pénibles et monotones. Ceux qui auraient le moins besoin detre indemnisés de leur effort, qui pourraient le mieux survivre sans cela, ont les plus hauts. Les salaires ou plus précisément les rémunérations, primes et options sur titre sont les plus faramineux au sommet, là où le travail est un plaisir. Cet état de chose ne suscite aucune protestation sérieuse, et, jusquà une date très récente, les fiches de paie gonflées et autres avantages substantiels des cadres supérieurs, en fonction ou non, ninspiraient guère de commentaires critiques. Que la paie la plus généreuse doive aller à ceux qui jouissent le plus de leur travail a été pleinement accepté.
Aux Etats-Unis et, bien quà un moindre degré, dans les autres pays développés, nul nest plus critiqué que lindividu qui se dérobe à lobligation de travailler. Cest un paresseux, un irresponsable, un fardeau bref, un mauvais. Quand lalternative au travail consiste à vivre sur largent public, cette critique devient sévère. Rien nest aussi inacceptable aux yeux de lopinion que de passer du statut demployé à celui dassisté. De toutes les dépenses de lEtat, ce sont les prestations sociales qui ont la réputation la plus douteuse. Même la mère qui vit dallocations, grande figure de lanalyse sociologique, nest pas épargnée. Elle aurait mieux fait de travailler, au lieu de céder aux plaisirs du sexe. Les bons éléments quon applaudit aiment travailler. Et on applaudit aussi ceux qui, ayant fortune et confort, perçoivent lintérêt des loisirs, cultivent les amitiés personnelles, participent à la vie publique, et ne travaillent pas du tout.
Le travail est jugé essentiel pour les pauvres. Sen affranchir est louable pour les riches.
Létendue et lénormité du mensonge inhérent au mot travail sont évidentes. Pourtant, on nentend guère de critiques ou de mises au point émanant des institutions savantes. Dans toutes les universités réputées, les professeurs limitent leur nombre dheures senseignement, sollicitent et obtiennent du temps pour la recherche, lécriture ou une réflexion enrichissante pendant les années sabbatiques. Eviter de travailler car cest bien de cela quil sagit pour certains ninspire ici aucun sentiment de culpabilité."
"Le loisir est un notion acceptable pour les riches, mais reste un risque moral pour les pauvres."
"Il revenait à John Maynard Keynes, souvent enclin au paradoxe intelligent, de semer le doute sur le plaisir et la corvée. Il cite ces mots dune vieille femme de ménage, gravés sur sa pierre tombale. Elle venait detre libérée de toute une vie de travail :
Ne me pleurez pas, mes amis
Ne me pleurez pas, jamais
Car je ne vais plus rien faire
Pour léternité "
Message édité par eszterlu le 24-04-2005 à 15:17:01