Citation :
Harry Potter, pour immatures de tous âges,
par Antonia Susan Byatt
LE MONDE | 01.12.03
Il n'y a pas de place dans le monde magique de J. K. Rowling pour le profond mystère du surréel.
Quel est donc le secret du fracassant succès mondial des Harry Potter ? Pourquoi plaisent-ils aux enfants et, question bien plus difficile, pourquoi tant d'adultes les lisent-ils ?
A mon avis, le fait qu'ils sont écrits de l'intérieur même du point de vue de l'enfant, avec un instinct très sûr de la psychologie enfantine, répond en partie à la première question. Mais cela ne rend que plus problématique la seconde.
Freud a décrit ce qu'il appelle le "roman familial", dans lequel un jeune enfant, insatisfait de ses parents et du milieu banal où il vit, invente un conte de fées où lui est dévoilée la noblesse secrète de ses origines et où il peut même devenir un héros destiné à sauver le monde. Dans les livres de J. K. Rowling, Harry est le rejeton orphelin de sorciers qui ont été assassinés en essayant de lui sauver la vie. Il vit, sans explications convaincantes, avec son oncle et sa tante, le couple Dursley, des gens tout à fait odieux qui représentent, c'est ma conviction, sa vraie "vraie" famille, et qui sont dépeints dans un climat vénéneux, jubilatoire et excessif. Son cousin Dudley incarne la vision que peut avoir un enfant d'un frère qui lui aurait été préféré, gras et glouton. La famille Dursley, voilà l'ennemi. A l'école des sorciers, Harry entre dans un monde où chacun, bon ou méchant, reconnaît la cicatrice qu'il porte au front, et s'efforce de le protéger ou de le détruire.
Le "roman familial" est un fantasme de la période de latence, qui appartient aux années assoupies qui vont de 7 ans à l'adolescence. Dans Harry Potter et l'Ordre du Phénix, Harry, maintenant âgé de 15 ans, est présenté comme un adolescent. Il passe une grande partie du livre à se mettre excessivement en colère tant contre ses protecteurs que contre ses bourreaux. Il découvre que feu ses véritables parents, loin d'avoir été de parfaits modèles de magiciens, brutalisaient parfois des faibles sur les terrains de jeu. Il découvre également que son esprit est lié à celui du malfaisant Lord Voldemort, et qu'il se "transforme" en Voldemort lorsque, mué en serpent, il éprouve la sensation de plonger ses crochets dans le gentil Mr. Weasley. Il en arrive à s'imaginer qu'il est l'"arme secrète" de Voldemort.
En termes psychanalytiques, après avoir projeté sa rage enfantine sur le couple caricatural que forment les Dursley, et conservé son innocence et sa bonté, Harry se rend compte maintenant que cette rage est capable de détruire son propre monde, sous les traits d'un serpent maléfique. Mais le point de vue est encore celui d'un enfant. Le premier rendez-vous de Harry avec une amie sorcière est incroyablement faiblard, et son boniment digne d'un gamin de 8 ans.
Auden et Tolkien ont écrit sur l'art d'inventer des "mondes secondaires". Le monde de J. K. Rowling est un monde secondaire bis, patchwork de motifs recyclés et intelligemment assemblés de tous les genres de la littérature enfantine - depuis les romans de pensionnat célébrant les prouesses de filles au hockey jusqu'aux livres de Roald Dahl, depuis La Guerre des étoiles jusqu'aux romans de Diana Wynne Jones ou de Susan Cooper.
C'est Toni Morrison qui a judicieusement remarqué que les clichés ont la vie dure parce qu'ils représentent des vérités. Les clichés narratifs recyclés fonctionnent pour les enfants car ils sont rassurants et leur permettent d'accéder directement à leurs fantasmes. J. K. Rowling réussit à combiner farces et frayeurs. Ses points forts sont le détail comique et les trouvailles ingénieuses. Sa magie est celle de l'illusionniste, et convient de façon très amusante au modèle de roman de pensionnat où résultats sportifs et rivalités entre classes sont les préoccupations. Ses personnages sont typés et aisément reconnaissables. Prenez Hermione par exemple - la laideronne bûcheuse et autoritaire au grand c?ur - et comparez-la à la Lisa de la série des Simpsons. Lisa, comme Hermione, est une fille intelligente qui irrite ses contemporains. C'est aussi une création géniale, une révélation pour les filles intelligentes, pour celles qui le sont moins, pour les mères de filles intelligentes et pour celles qui ont pu l'être. Lisa est également, bien qu'elle soit plate et jaune, une vraie individualité, ce que n'est pas Hermione.
L'important, dans ce monde secondaire, c'est la symbiose qu'il entretient avec le monde réel moderne. La magie, dans les mythes et les contes de fées, s'exerce dans des contacts avec le non-humain : arbres, créatures, forces invisibles. La plupart des auteurs de contes de fées haïssent les machines et les redoutent. Les sorciers de J. K. Rowling les évitent et préfèrent se servir de magie, mais leur monde est une caricature du monde réel, avec ses trains, ses hôpitaux, ses journaux et ses sports de compétition.
Dans les Harry Potter récents, l'essentiel du mal est causé par les ragots de journalistes "people" qui transforment Harry en une "célébrité" douteuse, l'équivalent moderne du héros élu. Le reste du mal (à l'exception de celui causé par Voldemort) est le résultat d'interférences bureaucratiques dans le système éducatif.
Il n'y a pas de place dans le monde magique de J. K. Rowling pour le profond mystère du surréel. Cet univers est écrit pour des gens dont la vie imaginative se déroule entre les dessins animés et les miroirs déformants (plus intéressants, mais pas vraiment menaçants) que sont les séries télévisées, la télé-réalité et les ragots sur les célébrités. Toutes les valeurs de ce monde restent, comme le disait Gatsby du sien une fois son rêve évanoui, "strictement personnelles". Personne n'essaye de sauver ou de détruire autre chose que Harry Potter, ses amis et sa famille.
Cela nous amène au malfaisant Voldemort. J'ai longtemps cru qu'il était le "loupé" de la série, un dérivé de papier de Sauron, de Darth Vader, du seigneur Dalek ou d'autres. Aujourd'hui, je vois en lui une vision infantile de la crainte de la mort. Ses maléfices sont personnels et immédiats ; il ne veut pas "détruire", il ambitionne d'être le meilleur élève du collège et le "meurtrier" du plus grand nombre de gens parmi les amis et la famille des personnages de l'histoire. Ce mot de "meurtrier" évoque le vocabulaire des médias modernes qui créent la peur. Cette utilisation limite le mal aux activités humaines et à la justice humaine. Voldemort apparaît dans le rôle conventionnel du méchant de dessin animé - crâne vivant, yeux rouges de serpent. Il voudrait nuire à Harry et incarne le désir inavoué de Harry de nuire aux autres. Le mal existe à l'école, et la vision qu'a Harry de son père dans le rôle d'une brute le confirme. Les adultes, bons ou méchants, sont des projections infantiles. Quand Dumbledore, à la fin du nouveau livre, explique pourquoi il n'a rien révélé à Harry de ce qui se tramait, ses creuses justifications ont la non-plausibilité des excuses et rationalisations d'adultes.
On peut s'expliquer que des enfants soient attirés par une aussi magistrale mise en ?uvre de fantasmes d'évasion et de puissance ; ajoutez à cela que les histoires de Harry Potter sont réconfortantes, drôles, avec juste ce qu'il faut pour faire peur. Elles les rassurent face à leurs frayeurs d'enfants comme Georgette Heyer a pu rassurer autrefois notre génération devant la réalité des relations hommes-femmes, ou comme les romans policiers qui apprivoisent la mort et la dissimulent sous une couverture. Les Harry Potter sont donc d'excellents livres dans leur catégorie. Mais pourquoi faudrait-il que des adultes, des hommes et des femmes, se passionnent pour de comiques fantasmes de pré-pubères ?
Les lectures de notre jeunesse restent profondément ancrées en nous. Lors d'un sondage récent de la BBC sur les lectures favorites, 29 étaient des livres pour enfants ou de la littérature fantastique parmi les 100 premiers. Nous aimons régresser. Si je lis Tolkien lorsque je suis malade, c'est surtout en raison de l'absence quasi totale de sexualité dans son monde, qui est reposante. Mais, naguère chez les grands écrivains de jeunesse, un certain sérieux prévalait. On y ressentait - on y ressent toujours - un sentiment de mystère, une présence de forces puissantes, de créatures dangereuses au tréfonds des forêts. Le jeune sorcier, héros de Susan Cooper, découvre ses pouvoirs magiques et découvre simultanément qu'il participe à une bataille cosmique entre les forces du bien et du mal. Le moindre buisson, le moindre nuage rutile d'un sens caché. Alan Garner peuple les paysages du monde réel de créatures méchantes, inhumaines, d'elfes pourchassant les humains. En lisant de tels auteurs, nous avons le sentiment de revenir à des pans plus anciens de notre culture où des êtres surnaturels et inhumains - dont nous pensions avoir acquis notre sens du bien et du mal - peuplaient un monde que nous ne maîtrisions pas encore. Chaque fois que nous régressons, c'est pour retrouver une signification perdue dont nous portons le deuil. Les magiciens d'Ursula K. Le Guin habitent un monde anthropologiquement cohérent où la magie fonctionne vraiment comme une force. Le bosquet magique de J. K. Rowling n'a rien de commun avec ces mondes perdus. C'est un monde restreint, circonscrit dans le parc de l'école des sorciers, dangereux seulement parce que l'auteur le prétend.
Certains lecteurs adultes de J. K. Rowling redeviennent tout simplement les enfants qu'ils étaient lorsqu'ils lisaient la série des Billy Bunter, ou transposaient sur les gamins de carton-pâte d'Enid Blyton leurs propres désirs et espoirs d'enfants. C'est surprenant le nombre de gens - y compris des étudiants de littérature - qui vous avouent qu'ils ne se sont plus projetés dans un livre depuis l'enfance. C'est triste à dire mais souvent l'enseignement de la littérature détruit la vie des livres. Mais avant la vogue appauvrissante des "éditions simplifiées" et la mise en place des départements de "cultural studies" dans les universités, aucun critique ne s'occupait d'Enid Blyton ou de Georgette Heyer. Pas plus qu'aujourd'hui on ne parle du grand Terry Pratchett, esprit métaphysique, créateur d'un monde secondaire énergique et vivant, qui manie la parodie avec une extraordinaire inventivité (tout le contraire d'une imitation servile de modèles périmés) et aborde la question de la mort avec une étonnante originalité. Et qui écrit des phrases renversantes.
C'est d'avoir remplacé l'héroïsme par le star-système qui a nourri le phénomène en question ici. Il est aussi le résultat de l'effet de nivellement produit par les "cultural studies" qui s'intéressent autant à la popularité et au battage médiatique qu'au mérite littéraire, lequel de toute façon n'existe pas à leurs yeux. Il est devenu de bon ton de comparer les s?urs Brontë à des romans de la collection Harlequin. Il est devenu respectable de lire et d'étudier ce que Roland Barthes appelait des livres "de consommation courante".
Il n'y a rien de répréhensible à cela, mais qu'on est loin du frisson d'effroi qui nous saisit lorsqu'avec John Keats nous jetons un coup d'?il par ces "Magiques croisées, ouvertes sur l'écume/Des mers périlleuses, en des terres de légende perdue" !
Antonia Susan Byatt est romancière.
Traduit de l'anglais par Jean Vaché.
© A. S. Byatt
? ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.12.03
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