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Les chercheurs ont mesuré la mobilité sociale à l'aide de divers indicateurs, dont principalement la proximité entre le revenu des pères et le revenu des fils. Plus ce revenu est proche (ou reste dans le même quintile), plus la mobilité sociale est faible; si par contre il n'existe aucune corrélation entre revenu du père et revenu du fils, on considère qu'il y a une forte mobilité sociale. Les études portent sur les USA, le Royaume-Uni, et les pays d'Europe du Nord (Suède, Danemark, Finlande, Norvège). L'intérêt de ces travaux est de porter sur des données standardisées, pour que les comparaisons entre pays aient un sens; et d'éviter diverses erreurs de mesure (comme par exemple le moment ou la mesure est effectuée). Les résultats en sont les suivants : Cela ne surprendra pas les lecteurs assidus de ce site (qui se souviennent de cette note de lecture), on retrouve un résultat peu connu, mais qui est en train de devenir un fait stylisé parmi les économistes : la mobilité sociale est beaucoup plus forte en Europe qu'aux USA. Elle est la plus forte dans les pays nordiques, un peu moins en Grande-Bretagne, mais surtout, beaucoup moins aux USA, pays dans lequel contrairement aux idées reçues, la mobilité sociale est plutôt faible et nettement moins grande que dans tous les pays européens. En classant sur une échelle de zéro à un (zéro signifiant aucun lien entre revenu des pères et des enfants, donc une mobilité maximale; 1 signifiant que le revenu des enfants est totalement déterminé par celui des parents, donc aucune mobilité), les pays nordiques obtiennent 0.2, la Grande-Bretagne 0.36, les USA 0.54. L'intérêt principal de l'étude ne tient pas cependant à cette redécouverte, mais à l'étude dans le détail de cette mobilité sociale. Il en ressort plusieurs éléments plus inédits. tout d'abord, et ce dans tous les pays, la mobilité sociale est forte au centre de la distribution des revenus, et plus faible dans les queues de la distribution. Mais c'est là que les différences se font sentir entre les pays. Partout, les 20% les plus riches ont tendance à le rester au cours des générations; et ce, aux USA nettement plus que dans les pays européens. L'essentiel des différences porte néanmoins sur les 20% les plus pauvres, qui ont beaucoup plus de chances de rester dans cette catégorie aux USA que dans les pays européens ou en Grande-Bretagne (laquelle se retrouve, sur ce point, pratiquement au même niveau que les pays nordiques). L'étude montre que 75% des enfants nés de familles situées dans les 20% les plus pauvres n'appartiennent plus à cette catégorie au bout de 40 ans, contre 70% en Grande-Bretagne et 50% aux USA; dans les pays nordiques, les enfants nés dans les 20% les plus pauvres gagnent en moyenne autant que ceux nés dans le quintile d'au dessus (celui des 20-40%). Il y a là un vrai paradoxe : les USA sont le pays du mythe du self-made man, de l'individu qui part très bas dans l'échelle sociale et parvient à la fortune; ce mythe n'a par contre qu'une résonnance minime en Europe. Pourtant, c'est en Europe qu'il est le plus réaliste, pas aux USA, ou les pauvres ont tendance à le rester. Comment expliquer ce paradoxe? Pour les auteurs, ce décalage entre l'image qu'ont les gens de la mobilité sociale (jugée très forte par les américains) provient de ce qui se passe au sein des classes moyennes, dans lesquelles la mobilité sociale est relativement forte, aux USA et en Europe. Du point de vue de la majorité des américains, la mobilité sociale peut apparaître comme forte, et l'est effectivement; La majorité des européens, de son côté, a tendance à sous-estimer une mobilité sociale qui s'effectue pour une part significativement en dehors des classes moyennes. On pourrait y ajouter l'argument d'Alesina et Glaeser : les vainqueurs des processus électoraux (plutôt à gauche en Europe, à droite aux USA) ont imposé leur vision du fonctionnement de la société à l'électorat. Comment expliquer cet écart de mobilité sociale? selon les auteurs, cet écart s'explique par la dépense publique et la redistribution d'une part; et d'autre part par le système éducatif, qui dans les pays nordiques est à la fois très performant et très peu élitiste. C'est ce rôle du système éducatif qui fait la différence de mobilité entre les pays nordiques et les pays d'Europe continentale, aux systèmes éducatifs beaucoup plus élitistes et moins orientés vers les classes populaires. tout cela appelle quelques commentaires. Premièrement, sur la mobilité sociale en elle-même. Elle est en général considérée comme une bonne chose, mais cela mériterait d'être nuancé. D'abord parce que bien souvent (pas dans cette étude, et c'est l'un de ses grands mérites), ce qu'on mesure comme "mobilité sociale" recouvre un ensemble de situations très différentes les unes des autres. Souvent en effet, on mesure la volatilité des revenus d'un individu au cours de sa vie, ou la question de savoir si cet individu reste, ou monte ou descend, hors de son quantile de départ. Cette mesure de la mobilité sociale aboutit à ne rien mesurer de tangible. On classera comme "mobilité sociale" le fait pour un individu de voir son revenu baisser parce qu'il divorce, le fils de famille à qui ses parents paient les études et qui pendant ce temps travaille à mi-temps pour arrondir ses fins de mois, et qui 10 ans plus tard sera cadre supérieur bien rémunéré; Dès lors qu'on prend en compte ce genre de données, la "mobilité sociale" ne veut plus rien dire. C'est d'ailleurs le grand mérite de ces travaux que de chercher précisément à corriger ces effets, et à s'attacher à une définition plausible de la mobilité sociale. Pour autant, faut-il considérer la mobilité sociale comme une bonne chose de façon univoque? Pas forcément. Imaginons, après tout, une société dans laquelle la destinée d'un individu est indépendante de celle de ses parents, et dans laquelle un système éducatif performant permet à chacun de réussir en fonction de ses capacités. Dans une telle société, il n'y a qu'une seule façon d'expliquer l'échec, le fait de se retrouver dans le bas de l'échelle sociale : c'est qu'on est un individu limité, taré. Paradoxalement, dans une société dans laquelle la pomme ne tombe jamais loin du pommier, on peut imaginer que les gens seront plus heureux : s'ils échouent, ce n'est pas forcément leur faute, mais celle d'une société injuste qui favorise les enfants de ceux qui sont favorisés. Il ne faut pas oublier non plus que pour un individu qui sort des 20% les plus pauvres, il y en a nécessairement un qui entre. Pour ce dernier, cela ne change probablement pas grand-chose à sa vie : auparavant, il était le plus bas de la catégorie 20%-40%, ensuite, il se retrouve le plus haut des 0-20%. Mais ce changement est parfaitement imperceptible : ses amis, ses collègues de travail, ses voisins, tous les gens qui peuvent lui servir de point de référence, sont au même niveau relatif. Néanmoins, si de tels changements sont fréquents, ceux qui voient leur progéniture stagner ou régresser pendant que les autres progressent peuvent mal le supporter. Pour que de tels changements soient acceptés, il faut que la société soit, dès le départ, une société très homogène. C'est ce qui fait d'ailleurs que la mobilité sociale soit bien acceptée dans les classes moyennes : dans celles-ci, la mobilité sociale, c'est le fils d'employé des postes qui devient cadre moyen dans une entreprise industrielle; le fils de professeur des universités qui devient instituteur professeur des écoles; d'une génération sur l'autre, cela signifie des changements dans la catégorie de revenus, mais les revenus ne sont pas la seule façon de se définir par rapport à un groupe. Dans une société homogène, la majorité de la population est disposée à payer pour un système redistributif et pour un système d'éducation non élitiste, parce que ceux qui sont susceptibles d'en bénéficier ne sont pas bien loin, ils sont "des nôtres". Les choses changent dans une société hétérogène, constituée de catégories séparées par des barrières géographiques, ou comme le montrent Alesina et Glaeser, ethniques ou raciales. Pour le comprendre, il suffit d'observer cette carte de la pauvreté aux USA (tirée de Easterly), dans laquelle chaque point indique un comté dont le taux de pauvreté est supérieur à 35% Cette figure ne permet pas de voir une catégorie de pauvres : les populations noires des quartiers de centre-ville. Elle montre néanmoins une pauvreté concentrée sur quelques catégories de population : une pauvreté rurale, qu'on trouve dans les Appalaches et le Dakota du Sud; les indiens, dans les réserves du Sud-Ouest; les latino-américains à la frontière avec le Mexique; et les noirs, ruraux (dans le bassin du Mississipi) ou urbains (dans les centre-ville). En d'autres termes, aux USA, les pauvres sont "différents" : c'est à dire qu'ils sont extrêmement concentrés dans quelques catégories extrêmement identifiables. Ce phénomène produit deux choses : premièrement, comme les pauvres sont "différents", les classes moyennes ne voient pas l'intérêt de payer pour une redistribution qui ne bénéficie qu'aux "autres"; et deuxièmement, à l'intérieur de ces catégories très identifiées, se développe l'idée que la progression sociale est impossible lorsqu'on appartient à la mauvaise catégorie. Et cette idée devient une prophétie autoréalisatrice. C'est ce qui crèe le paradoxe de la société américaine : alors que les plus grandes institutions éducatives du pays font un énorme effort pour attirer les catégories sociales défavorisées, que par exemple la sélection est moins dure pour les noirs que pour les blancs à l'entrée des grandes universités, quelque chose conduit les pauvres à refuser d'imaginer que les études sont possibles. Personne ne sait exactement ce qu'est ce quelque chose, mais il relève d'attitudes qui s'apprennent dans un groupe de pairs dès le plus jeune âge. En d'autres termes, c'est parce que les sociétés nordiques sont très homogènes que la fluidité sociale y est acceptée, et qu'il existe un large consensus autour de diverses formes de redistribution qui amplifient la mobilité sociale. Et c'est parce que la société américaine est hétérogène, que la pauvreté y est concentrée sur des catégories très identifiées de la population, qu'il y est difficile pour les pauvres de sortir de leur état, et que les dépenses publiques susceptibles de les y aider ne se trouvent pas dans les préférences de l'électeur médian. Tant que ces différences d'homogénéité des sociétés subsisteront, les différences de mobilité sociale entre pays feront de même.
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