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Ne pas polluer, ne pas discriminer, ne pas fumer, ni arroser en été… Qu’elles soient proferées au nom de la santé, de la planète ou de la République, les injonctions morales se multiplient. Relayées par deux vecteurs particulièrement persuasifs que sont la morale et l’émotion, elles en viennent à s’apparenter à de véritables idéologies auquel chacun est tenu de souscrire, conformément à une nouvelle forme d’intégrisme moral. Or si celui-ci présente l’avantage de forger des unanimités propres à créer le ciment social nécessaire à toute société, il s’accompagne également d’inconvénients de taille.
A commencer par le fait de rejeter toute contestation et même, tout questionnement, dès lors qu’il s’agit d’un de ces sujets – écologie, parité, diversité… – déclarés intouchables au nom du bien public. Ou pire encore, à en taire d’autres, jugés contradictoires par rapport à ces vérités décrétées.
Car à trop réduire le champ de l’expression, on affaiblit le débat public. Surtout, on aboutit à une société intolérante, pétrie de tabous d’un côté et de demi-vérités de l’autre. Tout cela, avec les meilleures intentions du monde.
Notre trop grande liberté – d’action, d’expression, d’opinion d’homme moderne nous encombrerait-elle ? Tout porte à le croire puisque à l’heure où gouvernants, élites en tout genre et citoyens lambdas ne cessent de proclamer un attachement sans limites au principe même des libertés individuelles, les mêmes s’évertuent à les rogner. Non pas à coups de lois et de décrets mais au nom de causes décrétées tellement justes qu’elles en sont devenues inattaquables ; de vérités irréfutables à force d’être consensuelles. Au point d’incarner de nouvelles formes de dictatures morales. Plus discrètes que celles habituellement combattues par nos démocraties, certes, ou plus exactement, plus larvées, mais aux effets tout aussi néfastes sur les libertés individuelles. Leurs noms sont bien connus et pour cause, ils remportent – du moins officiellement – tous les suffrages. Citons au hasard l’écologie, la parité, la diversité, mais aussi tout ce qui relève de la santé (la lutte contre l’obésité, contre la cigarette…), la sécurité routière, etc. Autant de domaines classés intouchables et qui, mis bout à bout, nous fournissent un kit à penser d’une rare efficacité et produisent une société sinon assujettie, du moins sous influence. Immersion.
Les nouveaux territoires d’adhésion imposée
Philosophe et essayiste auteur, entre autres, du Renversement du monde, Hervé Juvin a depuis longtemps identifié ces nouveaux territoires d’adhésion imposée dans lesquels il voit les manifestations d’une religiosité d’un autre ordre. “On est, sur tout ce qui touche au corps, à l’égalité et à la planète, dans le domaine de la piété religieuse, estime-t-il. Si bien qu’on s’aperçoit qu’on s’est libéré du sacré et de ses contraintes pour le déplacer et en fabriquer de nouvelles ailleurs.”
A l’origine du phénomène, un double besoin, aussi inconscient que vital. Celui de se créer des espaces collectifs sécurisés – “Parce que l’homme marche à cela. Il a besoin de plages d’intolérance” – et celui de forger du ciment social. Or quoi de tel que des aversions et des engouements collectifs pour souder un groupe, aussi disparate et hétéroclite soit-il ?
“La question qui se pose à toute société est : qu’est-ce qui nous fait tenir ensemble, poursuit Hervé Juvin. Pendant longtemps, ce qui nous a fait tenir ensemble est venu du haut. Aujourd’hui, cela vient du bas.” Résultat : l’Etat est omniprésent et nous dit comment nous nourrir, comment conduire, comment nous comporter… Au point d’être devenu “l’infrastructure du déploiement des libertés individuelles”. Pour y parvenir, nul besoin de règles et d’injonctions. Il lui suffit de parier sur les émotions collectives, ce puissant vecteur d’adhésion apte à créer ce qu’Hervé Juvin appelle des “consensus moraux” permettant au collectif de gérer l’individuel dans le but “d’ordonner le réel, de créer des repères”. D’où l’utilité de lutter “ensemble” contre les criminels qui roulent à 50km/h en agglomération, ceux qui fument dans les lieux publics et ceux qui ne trient pas leurs déchets… autant de croisades déclarées d’utilité publique et sans lesquelles, résume le philosophe, “on serait contraint de s’interroger sur le sens réel du bien et du mal”. “Sans compter, ajoute-t-il, qu’il n’est pas facile de faire vivre une société sans convictions partagées. Il est simplement inquiétant que ce soit là le seul ciment social dont on dispose.”
D’où notre acharnement à le protéger ; quitte à injecter une dose d’intolérance dans nos principes démocratiques, comme cela fut le cas avec la création du délit d’opinion qui, rappelle Hervé Juvin, a par exemple fait passer le racisme du statut d’opinion à celui de délit. “Or rendre l’opinion délictueuse et non plus seulement sa manifestation est très grave. C’est le principe même de l’inquisition.” Une façon efficace d’empiéter sur les choix privés à coups d’injonctions morales. “On dit : “voilà ce qui est bien, allez à l’encontre de cela et vous serez un hérétique”, résume Hervé Juvin.
Ce que risquent les réfractaires ? Au mieux de voir leur parole discréditée, au pire, d’être purement et simplement inaudibles. Phénomène qui se vérifie aisément sur des questions telles que le réchauffement climatique – “On n’a tout simplement pas le droit de ne pas être d’accord” – les méfaits de l’agriculture intensive ou, à l’inverse, les bienfaits de la mixité. Normal. Il ne s’agit plus d’opinions mais de vérités décrétées.
Les deux outils de propagande : l’émotion et la morale
Et pour les étayer, deux outils de propagande s’avèrent particulièrement efficaces : la morale et l’émotion. Le premier permet de jouer la carte de la culpabilisation en établissant deux camps – le bien et le mal –, le second sur celle de la compassion en agitant les chiffons rouges de la pauvreté, de la discrimination, des atteintes à la planète etc. ; et tous deux présentent l’avantage de couper court à tout autre forme d’argument. Imparable.
Membre du Haut Conseil à l’Intégration et auteure de Immigration, intégration : le langage de vérité, Malika Sorel confirme. “Il existe à l’heure actuelle un réel intégrisme moral qui empêche de poser sereinement les sujets. C’est ainsi que, dans le débat sur les énergies, les énergies fossiles sont érigées en mal absolu, tout comme l’agriculture intensive dans celui sur l’écologie. Et bien sûr, dès que l’on veut traiter le sujet de la laïcité, on est accusé de discrimination, de phobie de l’étranger, d’islamophobie… Le filtre moral et les grilles de lecture que cela crée fournissent des solutions de facilité : ils empêchent de développer le moindre argument “contre”.” Au point que celui qui voudrait s’y risquer se verrait immédiatement renvoyé dans le camp du mal et ainsi, discrédité. “Par exemple, on entend partout cette phrase : “l’immigration est une chance pour la France” et on est sommé d’y souscrire sans que celle-ci soit étayée du moindre argument factuel. Du moindre chiffre. Et le simple fait de demander “en quoi est-elle une chance ?” suffirait à vous assimiler FN.”
Même effet avec le levier de l’émotion qui, une fois activé, permet, sans trop d’effort, de susciter l’unanimité. Que ce soit contre l’affaire d’Outreau ou pour Home, le film aussitôt sorti aussitôt culte de Yann Arthus-Bertrand sur l’état de la planète. Un procédé implacable auquel tous les courants de bien-pensance ont un jour eu recours et que dénonce ouvertement l’écrivain Iegor Gran, seule voix discordante à avoir critiqué dans une tribune parue dans Libération “Le terrorisme des belles images, et les discours moralisateurs” sur lesquels Yann Arthus-Bertrand appuyait son plaidoyer pour la planète. Un exercice de dissidence réitéré depuis dans un livre intitulé L’Ecologie en bas de chez moi et s’attaquant, cette fois, à la dictature du développement durable.
Pour Hervé Juvin, le phénomène d’adhésion émotionnelle qui donne tout leur poids à ces dictatures morales s’inscrit dans une logique de mémoire sélective. “Nous sommes dans une société qui vit par emballements de l’instant, par états d’adhésion émotionnelle successifs et qui fabrique, par le vecteur de l’émotion, des unanimités qui en disent long sur l’histoire de la sensibilité.” Des choses considérées comme anodines il y a encore quelques décennies comme fumer enceinte, conduire vite ou encore ne pas recycler ses déchets vous valant aujourd’hui d’être livré à la vindicte publique… Pour Hervé Juvin, ce caractère fluctuant du bien et du mal tel que nous le proclamons prouve que nous sommes sur des registres extrêmement rapides d’évolution de la sensibilité collective, ce dont nous n’avons absolument pas conscience. “Si bien que l’on s’interdit toute forme de recul, et que l’on ne peut relativiser aucun des dogmes qui, aujourd’hui, conditionnent nos façons de vivre et de penser”, conclut-t-il. D’où les oukases qui, au pays des libertés individuelles et de la critique systématique, régentent nos consciences jusqu’à nous imposer un unanimisme peu conforme avec notre réputation de peuple rebelle.
Une unanimité imposée, une société manichéenne
Reste que, ériger des courants de pensée – aussi louables soient-ils – en vérités indiscutables n’est pas sans risque. Le plus évident et le plus nocif étant que, à réduire constamment le champ de l’expression et du débat public, on aboutit à une société intolérante, pétrie de tabous d’un côté et de demi-vérités de l’autre.
Car l’un des principaux problèmes suscités par le rouleau compresseur de la bonne conscience tient au fait qu’il invite à ne plus réfléchir. Ou du moins à ne plus s’interroger face à des vérités préétablies, le fait de disposer de moules de prêt-à-penser nous dédouanant de certains questionnements pour nous permettre de fonctionner, résume Hervé Juvin, “par unanimités successives”. Fort utile lorsqu’il s’agit d’adhérer ou de condamner en bloc et sans nuance sous le coup de l’émotion (comme Home et Outreau nous en ont, une fois encore, fourni l’occasion…), ou sous la pression de nouvelles normes morales : tout le monde étant ainsi contre le sexisme, parce que c’est mal, et pour la diversité parce que c’est bien. Simple, efficace, fédérateur et par conséquent, rassurant.
Et qu’importe si l’effet produit est celui d’une société manichéenne opposant les bons qui pensent conformément aux normes en vigueur aux méchants qui les réfutent ou, simplement, les discutent. “Nos sociétés sont devenues tellement fragiles qu’elles ne supportent plus que l’unanimité, laquelle passe d’un bord à un autre”, assène Hervé Juvin. Exagéré ? Pas tant que cela, estime Malika Sorel qui atteste de la même réalité : dès lors qu’il est question de l’une de ces nouvelles dictatures morales, on s’interdit toute forme de contestation ou même d’interrogation. “Lorsqu’une voix dissidente s’élève ou qu’une information contradictoire émerge, tout est fait pour qu’elle ne soit pas relayée, déclare-t-elle. Et ce sont ceux qui se drapent dans de grands principes républicains pour justifier cette mise sous silence qui nuisent le plus à la démocratie.”
Des indignations sélectives
Sans pour autant que l’on en ait conscience car, encore une fois, le principal avantage qu’il y a à asseoir toute forme d’intégrisme moral sur des arguments à caractères exclusivement émotionnels et moraux tient au fait que ceux-ci empêchent de dérouler tous les paramètres de l’équation. Mieux : ils justifient qu’on en fausse certains lorsque cela s’avère nécessaire à la protection de nos nouveaux totems. C’est ainsi que l’on voit émerger ce que Malika Sorel appelle “des indignations sélectives”. Un phénomène de tri sélectif voulant que ne suscite l’émotion, et donc l’unanimité, que ce qui est conforme aux conclusions préétablies de ces dictatures morales : la stigmatisation de certaines populations, les dangers de l’agriculture intensive, ceux de fumer, de rouler en 4×4, de consommer de l’huile de palme ou du coton non-bio… alors que d’autres réalités également aptes à susciter l’adhésion ou le rejet mais non conformes aux règles implicites du penser correct – comme le message délivré par certains livres (celui de Tarik Yildiz sur le racisme anti-blanc ou celui de Claude Monnier sur les méfaits de l’écologie sur l’agriculture : L’agriculture française en proie à l’écologisme, pour ne citer qu’eux) ou les résultats dérangeants de certaines études – sont tout simplement écartés du débat public. Motif : trop subversifs.
“La diversité, l’écologie,… dire qu’on est contre est inenvisageable. Tout autant qu’évoquer le racisme anti-blanc qui est pourtant une réalité. La bien-pensance le dit : tous les racismes existent, sauf celui-là !”, martèle Malika Sorel avant de souligner une tout autre réalité. “C’est pourtant un fait : 85 % des profanations de sépultures ont lieu dans des cimetières chrétiens mais, là encore, avancer ce chiffre est impossible. En revanche, que la moindre dégradation survienne dans un cimetière juif et l’affaire sera reprise dans tous les médias. Cela montre bien qu’il existe un filtre dans le choix de ce qui est habilité à choquer l’opinion et les consciences ; c’est la preuve qu’on est bien dans un phénomène d’indignations sélectives, lequel est le propre des dictatures morales.”
Sujets tabous et vérités passées sous silence
Difficile de prétendre le contraire puisque, qui dit indignation sélective dit nécessairement sujets tabous et vérités passées sous silence. Parmi celles-ci : le racisme anti-blanc, l’échec scolaire de certaines catégories de la population ou encore le taux de chômage élevé… Des réalités inquiétantes et pourtant indicibles. Car dans le régime unanimiste que nous avons établi, en parler signifie nécessairement “stigmatiser”. “Le dire c’est s’exposer à un procès en sorcellerie, confirme Malika Sorel. Résultat, on ne peut ni formuler le problème, ni en poser les facteurs, ni bien entendu le résoudre.”
Exemple de ce phénomène d’autocensure : une étude publiée en avril dernier par le Crest (Centre de recherche en économie et statistiques) et réalisée en collaboration avec Pôle Emploi révèle que non seulement le recours au CV anonyme n’avantagerait pas les demandeurs d’emploi issus de l’immigration mais que celui-ci les pénaliserait. On apprend ainsi que les CV nominatifs donnent à ces candidats une chance sur dix d’être reçus en entretien (contre 1 sur 8 pour les autres) et que cette probabilité chute à une sur 22 avec un CV anonyme (contre 1 sur 6 pour les autres). Traduction : le taux de chômage supérieur à la moyenne nationale dans certaines catégories de population n’est pas nécessairement dû à l’explication habituelle, à savoir : les dirigeants d’entreprise sont racistes. Un argument confortable et bigrement politiquement correct, j’en conviens, mais qui ne tient plus dès lors qu’une étude prouve, chiffres à l’appui, qu’une forme de discrimination positive s’opère naturellement dans la plupart des entreprises en phase de recrutement. Une information de taille qui, pourtant, passera étonnamment inaperçue. Pour Malika Sorel l’explication est simple : “Elle est tue parce qu’elle n’est pas conforme !”
Même chose avec les conclusions fort peu politiquement correctes d’une étude réalisée par Luc Balleroy, aujourd’hui président de l’institut de sondages OpinionWay, sur le bonheur. A la question : “Que faudrait-il selon vous pour vivre mieux et être plus heureux ?”, l’item “réinstaurer des règles de politesse et de savoir-vivre entre les gens” a recueilli 92 % d’opinions favorables et 65 % d’opinions “très favorables”. Un tsunami contre la pensée correcte voulant que politesse = fascisme (à moins d’admettre que 92 % de la population française est fasciste…) qui, étonnamment, n’a reçu aucun écho.
Dernier exemple, l’accueil réservé au livre de Tarik Yildiz – Le racisme anti-blanc. Ne pas en parler : un déni de réalité. “Le racisme anti-blanc a beau être une réalité, celle-ci est totalement taboue, c’est indéniable, témoigne l’auteur, par ailleurs chercheur sur l’intégration sociale au CNRS. Pour s’en convaincre, il suffit de voir les réactions suscitées par la sortie de mon livre chez les associations anti-racisme qui ont toujours refusé d’aborder le sujet avec moi. Savoir qu’une réalité existe et imposer une omerta dessus, c’est le propre d’une dictature de la pensée.” Braver l’interdit et aborder les questions qui fâchent implique impérativement de s’en excuser. Ce que Tarik Yildiz a dû faire à maintes reprises au cours des derniers mois. “La première question que m’ont posée tous les médias qui m’ont interviewé a invariablement été : “faites-vous le jeu du FN ?” se souvient-t-il. Avoir à se justifier d’aborder un sujet aussi légitime – comme si le simple fait de l’évoquer m’apparentait, de facto, au Front National – est révélateur. Et encore, mon origine sociale (la banlieue) et mon nom me dédouanent partiellement – même s’ils ne m’empêchent pas d’être éventuellement considéré comme “vendu”.”
Pour lui, le fait que toute personne ayant enfreint la loi tacite du penser correct soit immédiatement tenue de se définir par rapport au FN est extrêmement inquiétant. “Cela signifie au final qu’on abandonne des sujets aussi majeurs que celui du racisme au seul FN et que, ce faisant, on le renforce puisque, par la suite, des électeurs de plus en plus nombreux sont en mesure de dire : le FN est le seul à voir certaines réalités, explique-t-il. Ce qui est faux ! D’autres les voient mais ne peuvent en parler.”
FN, l’épouvantail absolu
Gare, par conséquent, à la tentation de la sacralisation. Car si elle présente l’avantage de nous fournir un large choix d’épouvantails et totems facilement identifiables – ce qui est, certes, toujours appréciable en période de perte de repères – elle génère aussi certains effets secondaires indésirables en démocratie.
A commencer par la production systématique et répétée de boucs émissaires, qu’ils s’appellent fabricants de tabac, distributeurs de sucreries ou encore conducteurs de 4×4, sans parler du FN, l’épouvantail absolu puisque, rappelle Malika Sorel, il suffit, pour atomiser l’ennemi politique, de suggérer une assimilation à ce parti et cela lui vaudra d’être évacué de l’échiquier politique. “C’est terrifiant, estime-t-elle. Car pour éviter d’être ainsi livré à la vindicte populaire et rangé dans le camp du mal, beaucoup préfèrent se taire.” Induisant ainsi un deuxième effet secondaire, plus préoccupant encore que le premier, puisqu’il revient à empêcher les sujets d’émerger en bafouant l’un des principes fondamentaux de la démocratie. Celui qui consiste à pouvoir parler de tout. Principe particulièrement actif, rappelle Hervé Juvin, aux Etats-Unis où, par exemple, on autorise des défilés nazis dans un but : mieux voir ses ennemis pour pouvoir les combattre à visage découvert. “Ce qui donne un rapport de forces moins larvé ; à l’inverse des dictatures morales qui ferment le couvercle sur la marmite et sur tout ce qui déplaît ou fait peur, remarque-t-il. Mais le propre d’une démocratie ce n’est pas cela : c’est faire émerger tout ce qui relève de l’espace public. Or le mécanisme de découverte de l’opinion dépend de cette liberté d’expression que l’on ne cesse de réduire au nom des grands principes républicains.”
Résultat ; le débat public s’affaiblit faute d’opposants et, avec lui, la démocratie. D’autant plus que, loin de faire disparaître ses ennemis – contrairement à ce qu’une forme de plus en plus répandue d’angélisme voudrait nous faire croire – cela les rend de moins en moins visibles et donc, de plus en plus difficiles à combattre. “C’est ainsi qu’on laisse les problèmes couver avec le risque qu’un jour, les outils démocratiques ne suffisent plus à les résoudre”, déplore Malika Sorel.
Incitation à la transgression
Dernier effet non désirable engendré par cette exposition prolongée aux dictatures morales : l’émergence, chez les populations assujetties, d’un goût certain de la transgression. Entendez par là : de tout ce qui est anti-politiquement correct, des skin parties – sortes de fêtes trash nées en Angleterre et débarquées en France il y a 18 mois environ au cours desquelles les participants boivent, fument et libertinent dans une atmosphère très sex, drugs and rock n’roll – à la série Mad Men en passant par Eric Zemmour.
En qualité de spécialiste des tendances et de la prospective, Luc Balleroy connaît bien ces différents signaux faibles et voit dans leur accumulation “l’émergence d’un ras-le-bol de l’opinion face aux injonctions morales répétées”. D’où la montée très nette d’un désir de transgression qui va s’exprimer de façon plus ou moins anodine et notamment, note-t-il, dans une tendance à l’“héroisation du mal”. “Autrefois, dans les films et les livres, il y avait le héros et le méchant, les deux étant bien distincts et clairement identifiés, explique-t-il. Or aujourd’hui on voit de plus en plus de cas où le héros est le méchant !” Frappant du côté des enfants avec des dessins animés type Megamind ou Moi, Gru, moche et méchant (tout un programme…), le phénomène devient franchement saisissant du côté des adultes au travers du succès phénoménal rencontré par des séries comme Docteur House – dont le héros aussi cynique qu’anti-politiquement correct n’en finit pas de faire des émules – ou encore Mad Men, véritable requiem pour une époque implicitement regrettée où, conformément au brief : “Les femmes portaient des jupes et les hommes étaient des hommes”. Autrement dit, une époque où l’on pouvait, sans risquer de se voir mis au banc de la société et poursuivi par la Halde : fumer, picoler, polluer et mettre les mains aux fesses de sa secrétaire. Ah nostalgie quand tu nous tiens… Reste à espérer que ce type de soupapes suffiront à nous faire évacuer notre trop- plein d’obéissance aux normes de la pensée unique et correcte, sans nous pousser à rechercher un exutoire plus radical en la personne de Marine Le Pen. Verdict dans un an. D’ici là, merci de nous aider à lutter contre la déforestation en plaçant ce journal, lorsque vous en aurez achevé la lecture, dans la poubelle de couleur idoine.
Par Caroline Castets
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