Profil supprimé | hephaestos a écrit :
Ce que je ne comprends pas anton, si l'on ne veut pas du savoir objectif comme fondement de l'être, pourquoi on discourt ? Les mots m'ont d'utilité que si on accepte que le monde est tel qu'on le décrit. Ou alors le discours est une action, il n'a d'utilité que pour ce qu'il provoque et non pour ce qu'il décrit, c'est une poésie. Alors il nous faut être poète ou fermer sa gueule ? A-t-on un autre choix que de croire, aussi futile soit notre foi ?
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anton4 a écrit :
Tu poses la question de la vérité du discours, qui concerne le rapport entre un sujet et un objet. En effet, nos représentations mentales, pas plus que les choses extérieures, ne peuvent être qualifiées de "vraies" ou de "fausses", car la vérité ne réside, ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans la relation qui unit le sujet et l’objet. Cette relation s’appelle un jugement : c’est donc le jugement qui est susceptible d’être vrai ou faux en fonction du critère choisi ! Comment savoir si un jugement est vrai ou faux ? Il nous faut un critère ! Mais lequel ? Bref, y a-t-il un signe qui nous permette de reconnaître le vrai ?
Il existe de nombreuses réponses en philosophie : l'idéalisme platonicien, l'empirisme de Hume, le relativisme de Kant, etc...
Platon conçoit la vérité comme indépendante de la pensée et du discours. La vérité est une qualité de l’objet. Autrement dit, il y a selon lui une réalité vraie qui ne s’oppose pas tant à une "réalité fausse" qu’à une réalité dégradée et aux apparences qui la constituent. Le monde sensible, auquel nous sommes attachés en raison de notre corporéité, est un monde ayant un faible degré de réalité en ce sens qu’il est peuplé de copies des Idées intelligibles. Or, ce sont bien ces dernières qui constituent la vérité et cette vérité n’est pas une propriété de la pensée mais bien un autre être, l’Idée ou l’essence. La "réalité" désigne l’Idée purement intelligible, la Forme ou l’essence de la chose dont on parle. Bref, la vérité de l’Idée ne s’accorde pas simplement avec la réalité, c’est elle-même qui est érigée en réalité, absolue, immuable, éternelle. La pensée grecque du logos, en tant que désignant simultanément le discours vrai et l’être ou réalité révélée dans le discours, est à la source d’une telle identification de la vérité et de la réalité chez Platon.
Avec Platon nous possédons un lien avec le réel parce que ce "réel" possède une nature essentiellement intelligible. Le lien avec le réel se situe dans le logos parce que le réel, c’est le monde intelligible des Idées.
Au contraire, pour les empiristes, s’il existe un monde intelligible, son existence reste sujette à caution, contrairement au monde matériel et tangible. Dès lors, le monde matériel est plus "réel" que le monde intelligible (si même celui-ci existe), et le point de contact que nous avons avec lui est évidemment la perception : comme l’écrit lumineusement Aristote : "Rien n’entre dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans la sensation". Je n'entre pas dans le détail de l'argumentation, cela nous prendrais trop de temps. La différence essentielle tient dans la conception du jugement de connaissance : contrairement aux idéalistes, qui estiment que les seules connaissances vraies sont des propositions analytiques a priori (puisque ce sont les seules propositions qui mettent tout le monde d’accord), les empiristes prétendent au contraire que les seules "connaissances vraies" sont les propositions synthétiques a posteriori, puisque seules ces propositions nous apprennent effectivement quelque chose. Avec la thèse empiriste, nous retrouvons la définition de la vérité posée au début : la vérité n’est pas une propriété de la chose seule, ou de la pensée seule. Elle n’est pas formellement un attribut de la relation de deux choses entre elles, ou de deux pensées entre elles, mais elle qualifie la relation d’une chose avec sa connaissance, exprimant que cette relation est une conformité. Ainsi, la thèse empiriste nous propose un premier critère de la vérité qui repose sur la correspondance entre un énoncé, qui est dit "vrai", et la réalité. Saint Thomas la définit ainsi très simplement comme "adaequatio rei et intellectus", c’est-à-dire "l’adéquation de la chose avec l’idée". Par exemple, le jugement "le ciel est gris" est un jugement vrai s’il correspond à la météo réelle, comme nous pouvons le vérifier en regardant par la fenêtre. La vérité est l’adéquation entre la réalité et l’homme qui émet un jugement sur elle. Autrement dit, la vérité est la propriété du discours qui dépend de mon rapport au monde. Une proposition est vraie si elle correspond au monde. La "vérité" du jugement doit donc avant tout être "vérifiable" : il faut pouvoir vérifier s’il correspond à la réalité objective. Bachelard dit ainsi que "le monde n’est ni notre représentation, ni notre convention, il est notre vérification".
Ce premier critère pose, cependant, une réelle difficulté car il présuppose pour nous la faculté d’accéder directement au réel "brut", à la chose même en dehors de la conscience. Autrement dit, la difficulté de l’empirisme réside précisément dans la conformité entre deux termes forcément isolés et séparés : d’une part une chose qui existerait en elle-même, hors de nous, et d’autre part une connaissance qui serait le pendant de cette chose en nous. On n’aurait donc que les deux termes d’une relation : la chose et la pensée, puis, ultérieurement, conformité (ce serait la vérité), ou difformité (ce serait l’erreur). Or, il n’y a pas de conformité sans rapport, ni de rapport sans mise en rapport, ni de mise en rapport entre la réalité et la connaissance sans que l’une et l’autre se rencontrent sur un même terrain, sans donc que la réalité apparaisse dans le champ de regard intellectuel en confrontation avec la connaissance. Ce qui ne peut se produire que par le bon office d’un substitut représentatif, la chose cessant donc d’être chose-en-soi pour n’être plus que le revers d’une autre connaissance, c’est-à-dire un nouvel objet de connaissance. La vérité devient donc une conformité entre deux connaissances, entre deux représentations dont l’une est le substitut de la réalité et dont l’autre contient ce que je conçois de cette réalité. Or, nous l’avons dit, cette mise en rapport ne se produit que dans le jugement, par la comparaison entre le prédicat et le sujet. Donc, au jugement seul peut appartenir la vérité logique, thèse qui d’ailleurs se trouve en parfait accord avec le sens commun. Mais cette mise en rapport rend la vérité elle-même impossible en enlevant ipso facto à ce rapport son caractère spécifique qui en fait la vérité : la conformité de la chose et de la pensée. Car, sans un accès à la chose même, comment pourrions-nous comparer notre "idée" de la chose avec "cette" chose ? Nous sommes enfermés dans un monde de représentations, et nous ne pouvons pas déchirer la toile des perceptions pour accéder à la "chose en soi" qui se cache derrière elles. Par conséquent, comment pouvons-nous savoir que nos perceptions correspondent bien au monde ? Tout énoncé dépend de celui qui l’énonce. Or, nous ne pouvons pas sortir de notre propre conscience : tout ce que nous connaissons est notre représentation du monde. Il semble donc difficile de connaître objectivement la réalité. Dans ce cas, comment savoir si un énoncé correspond à la réalité ?
Comment résoudre le conflit entre l’idéalisme et l’empirisme ? Comment faire la synthèse entre ces deux conceptions à première vue inconciliables ? C’est ce à quoi Kant va s’attacher.
Là aussi se serait trop long de rentrer dans le détail. Pour résumer, Kant se pose la question de savoir comment la science est possible. Ce problème de la possibilité d’une connaissance s’avère plus aigu encore pour la métaphysique en tant que celle-ci prétend atteindre la chose en soi (c’est la position de Platon). Mais, par ailleurs, Kant rejette les théories empiristes de Hume selon lesquelles les principes rationnels de la connaissance (par exemple la causalité) ne seraient que des habitudes imprimées en nous par la répétition d’expériences similaires (par exemple l’expérience d’une connexion constante entre un événement A et un événement B qui le suit). Il faut, selon Kant, distinguer la matière des choses connues de la forme que confère l’esprit à cette connaissance, forme qui est a priori, c’est-à-dire précède toute expérience, mais s’applique à elle. L’esprit, bien loin de recevoir passivement les choses (comme le pose les empiristes), leur impose une forme, une loi qui est la sienne (ainsi temps et espace ne sont pas des propriétés du monde, mais des formes de la sensibilité ; de même pour la cause et l’effet, la causalité étant l’une des douze catégories de l’entendement). Ceci implique que ce que nous connaissons, ce n’est jamais la chose en soi, indépendante de l’esprit, mais les phénomènes, c’est-à-dire la manière dont elles nous apparaissent. Il y a donc nécessairement un relativisme de la connaissance. Tel est le sens de la révolution copernicienne opérée par Kant : la connaissance ne se fonde plus dans l’objet mais dans le sujet. Cependant, ce relativisme ne conduit aucunement à un arbitraire de la connaissance car les lois a priori de l’esprit sont universelles ; c’est pourquoi la science peut être dite vraie (remarquons, que sur le plan spéculatif, les prétentions de la métaphysique sont réduites à néant puisque la chose en soi est insaisissable). La vérité ne repose donc pas dans la matière de la connaissance et donc dans une adéquation à la réalité mais dans l’universalité de la forme de la connaissance.
Conclusion : La vérité est un terme qui qualifie la connaissance et donc les jugements que nous portons sur la "réalité". Mais, s’il n’y a pas de "fondement" absolu à la vérité (pas plus la pure intelligibilité de "l’être -Platon -, que le donné "brut" de la perception -Hume -), cela signifie que la vérité ne peut se trouver que dans la cohérence interne de nos représentations sur le monde. Nous ne cherchons jamais qu’à rendre compte des phénomènes, sans pouvoir dépasser ces "ombres" projetées dans la caverne de notre conscience. La vérité n’apparaît que dans notre effort pour rapporter une proposition à d’autres propositions. Il ne s’agit jamais de transcender le champ de nos expériences vers un au-delà métaphysique ou mystique (cf. l’idéalisme platonicien). Les "choses" ne sont rien de plus que ce que nous pouvons en connaître, c’est-à-dire rien de plus que leurs possibilités d’expression dans des relations. La chose en soi, nous dit Kant, existe, mais elle est définitivement inconnaissable !
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anton4 a écrit :
Je rebondis également sur cette partie :
Une réflexion sur la vérité doit tenir compte de la question de l'interprétation : il n'est pas question de développer, mais juste de préciser qu'un même "texte", une même "réalité" peuvent faire l'objet de multiples lectures cohérentes. De même en logique, la simple cohérence ne suffit pas à nous décider : des géométries non-euclidiennes parfaitement cohérentes sont concevables. Quelle est donc la vérité ? C’est la difficulté du relativisme : "à chacun sa vérité". La question qui se pose, face à ce problème de la multiplicité des interprétations, est celui de la sur ou de la sous-détermination. En effet, pour pouvoir parler de problème, il faudrait qu’il y ait plusieurs manières concurrentes d’interpréter les mêmes phénomènes. Laquelle est la bonne ? Il nous faut alors un critère universel qui nous permette de faire la différence. Mais il n’est pas garanti que le problème se pose en général. Et s’il se pose, on peut toujours s’en tenir à l’interprétation minimale (en appliquant un principe de parcimonie), celle qui suppose aussi peu que possible. La loi de la gravitation de Newton peut sans doute s’inscrire dans une multitude d’interprétations du monde différentes ; mais on peut aussi s’en tenir à cette loi et rester ainsi à un niveau purement descriptif, solidement ancré dans l’expérience. On ne peut écarter l’hypothèse qu’il y a des mondes parallèles, mais on n’est pas non plus obligé de parler de ces mondes hypothétiques.
Pourtant, si la réalité est une, la vérité, conçue comme l’image adéquate de cette réalité, est nécessairement une aussi. Il peut bien y avoir plusieurs perspectives, plusieurs points de vue sur les choses, mais il faut qu’il existe certaines règles qui régissent les rapports entre ces perspectives. Ainsi, un cube peut bien être vu sous plusieurs angles, mais ces différents aspects sont régis par des lois géométriques rigoureuses et ne sauraient être arbitraires. Dire que "chacun a sa vérité" peut valoir si on parle de vérités subjectives : à chacun ses goûts, à chacun sa façon de voir les choses qui lui convient, etc... Mais si on parle de vérité objective, on doit admettre que la vérité est une et unique, et tous doivent s’y conformer. La vérité doit alors être définie, soit comme ce qui englobe toutes les interprétations possibles, soit comme la portion congrue à toutes les interprétations.
Or le relativisme repose sur une attitude bien connue qui s’appelle l’opinion.
Il ne s’agit pas alors du relativisme culturel, à la fois intelligent (réfléchi) et tolérant : celui-ci se veut l’antidote à l’ethnocentrisme qui défend, en matière culturel, une conception absolutiste de la vérité. Au contraire, le relativisme culturel d’un Lévi-Strauss défend l’idée que l’humanité se conjugue au pluriel, chaque culture ayant ses propres normes. Ainsi, il est vain de vouloir hiérarchiser dans l’absolu : on ne peut pas affirmer que l’africain a "absolument" tort de manger des insectes, pas plus que le français à raison de manger du lapin ou des escargots. Il faut adopter en matière culturel un esprit de tolérance qui accepte les différences, contre l’esprit ethnocentrique, étroit, stupide et méprisant, mais surtout justifiant le racisme sous toutes ses formes !
Le relativisme qui est en question ici est celui qui se développe sur le terrain de la subjectivité de l’opinion : si la vérité absolue n’existe pas, il existe une vérité propre à chacun. Or, celle-ci propose différents critères pour distinguer un jugement vrai d’un jugement faux.
Le premier de ces critères est celui de la majorité ou du consensus, c’est-à-dire le critère du partage des opinions du plus grand nombre. Il s’agit d’une théorie conformiste de la vérité, selon laquelle est vrai ce que tout le monde croit être vrai. Le critère de la vérité est l’unanimité ou la majorité. Ce critère est par exemple adopté en démocratie, où l’on prend les décisions selon la volonté du plus grand nombre, puisque la démocratie est un système politique dans lequel la souveraineté émane du peuple. Bien sûr ce critère ne nous met pas à l’abri des illusions collectives…
A ce premier critère fondé sur l’opinion succède un second : l’argument d’autorité. Il consiste à admettre qu’une idée est vraie, parce qu’elle a été soutenue par une personnalité très respectable, soit dans la tradition, parmi les spécialistes dans un domaine donné, ou par rapport à la tradition et les textes sacrés. Il est très facile de se retrancher derrière la pensée d’un autre pour éviter d’avoir à penser par soi-même. Nous préférons tenir des propos obscurs, mais émanant d’une autorité incontestable, que d’avoir une pensée claire, mais qui n’a pas d’autre appui que sa propre vérité. Nous avons si peu confiance en nous-mêmes que nous ne prêtons pas d'attention à l’évidence, nous préférons le poids de l’autorité... Et c‘est ainsi que perdurent parfois des préjugés.
Enfin, dans un monde dominé par les impératifs économiques, on entend aussi souvent invoquer le critère de l’argument utilitariste : une idée est vraie parce qu’elle "marche", parce qu’elle réussit et donnent de bons résultats. C’est le pragmatisme propre au sens commun. Pour qu’une action réussisse, il faut qu’elle ait des résultats. Il s’agit de remplacer la question : "cette idée est-elle vraie ?", par une autre : "est-ce que cela rapporte ?". Une idée qui "paye" sera considérée comme une idée vraie, une idée qui ne "rapporte pas" comme une idée fausse. Le critère de la vérité est donc l’utile. L’utile désigne le vrai au sens de ce qui assure un certain confort intellectuel. Si une représentation m’encourage à l’action, je n’ai même pas à me demander si elle est vraie, je la décrète comme vraie ! La vérité se dégagera de l’action et de l’expérience, la vérité est avant tout vérité par ses conséquences pratiques. Dans le champ de l’action, la vérité possède une dimension dynamique et progressive, elle se construit, et n’existe pas de façon statique.
L’avantage d’une telle conception est d’insister sur l’idée que la vérité existe au sein de réalisations humaines et ne se limite pas à une exigence purement théorique. Mais elle soulève aussi de graves difficultés. En apparence, il semble logique de considérer qu’une idée vraie, c’est-à-dire qui correspond à la réalité, puisse donner des résultats satisfaisants. Comme la connaissance est à la base de l’action, si la connaissance est faussée, elle engendre une action faussée qui mène à l’échec. Mais une idée qui se révèle pour un temps utile, est-elle pour autant vraie ? L’histoire nous montre suffisamment que des mensonges, des erreurs, des superstitions, des illusions ont souvent porté leurs fruits et ont proliféré, ont donc dangereusement réussi. Nous pouvons penser aussi à l’efficacité d’idéologies dont les erreurs étaient flagrantes. Inversement, il est aussi possible qu’une idée vraie, qu’une intuition remarquable ne trouve pas son chemin en n’étant pas correctement comprise et appliquée. Dans l’histoire des sciences sont apparues des idées vraies qui ont sur le moment échoué, parce qu’elles ont été mal appliquées ou mal comprises. Mais plus fondamentalement, pourquoi la vérité devrait-elle être forcément rendue exploitable ? Les plus hautes vérités ne peuvent-elles pas valoir pour elles-mêmes sans aucune autre "utilité" ?
Conclusion : L’utilité est un terme confus qui doit être précisé. L’utilité peut recouper des intérêts égocentriques et porter tort à ceux qui n’en n’ont pas le bénéfice ou bien concerner des intérêts plus larges. L’utile ne peut être la marque de la vérité. Il ne faut donc pas, pour le seul bénéfice de susciter des bonnes volontés, confondre une orientation tactique de l’action avec les exigences de la vérité. La vérité n’est pas une stratégie d’action, mais la connaissance qui éclaire l’action. La vérité ne se confond pas avec la vérification pratique que l’on peut en faire.
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anton4 a écrit :
Intéressant cette référence au discours poétique :
Puisque vous parliez de conscience plus haut sur cette page, il faut bien reconnaître en effet qu'elle est la capacité pour l'homme d'exister (non pas seulement vivre, mais donner un sens à sa vie, la dominer par la pensée et la réflexion), c'est-à-dire de s’affirmer par-delà tout donné, toute "réalité" trop manifeste, toute nature, bref d’imposer sa culture. Ainsi, la question est invariable : la conscience peut-elle vraiment prétendre atteindre quelque chose d’effectif en dehors d’elle ? Quel rapport y-a-t-il entre la Nature où je vis et qui me contient, et ce sensible que je vois, que je touche, mais que je ne connais que parce que ma conscience l’enveloppe ? D’un côté, la Nature "existe" partout sans nous, mais de l’autre elle n’est qu’en qualité d’objet fantasmatique (la "loi physique" est d’abord un modèle produit par l’entendement scientifique, de même que le "beau" est le produit de notre sensibilité et imagination dans le domaine artistique…). Le monde "objectif" n'est, pour nous (pas en-soi puisque cela n'a aucun sens !) que comme une sorte de possible narratif émanant de notre intelligence symbolique ou de notre sensibilité métaphorique. Le langage de la science n’est-il pas autre chose qu’une illusion fondamentale qu’élabore le discours humain pour résister à l’entropie du monde ? Mais au fond, quelle différence dans le langage ? Le philosophe, comme l’artiste ou le savant, le poète ou le promeneur prouvent l’absolue disponibilité de l’homme, sa capacité à s’abstraire de toute détermination objective et à affirmer sa liberté. Mais en même temps, leur activité esthétique, critique, scientifique ou contemplative, dévoilent le corps-propre de la nature. Se sont des expériences métaphysiques fondamentales, où se révèle le Même (l’artifice est le propre de l‘homme) et l’Autre (il est inscrit en lui comme une disposition naturelle) du sujet.
Ainsi, il n'est pas question de foi ici (ce terme appartient à la pensée religieuse), mais plutôt d'une pensée magique :
la pensée magique n'est pas du tout la source et la forme première du surnaturel, contre lequel lutte la science. La magie est un produit de la "pensée sauvage", qui n’est pas la pensée des sauvages, mais la pensée à l’état sauvage, non-domestiquée, libre. Cette pensée sauvage, qui est un mode universel et permanent de la pensée, et non un mode primitif ou une survivance, privilégie le sensible, le concret, l’imagination analogique et poétique, et non, comme la pensée domestiquée, l’intelligible, l’abstrait, l’entendement logique. Prêtant à la nature une attention affectueuse, elle en déchiffre les signes, les messages. L’art (et non seulement la magie) témoigne de la vitalité de la pensée sauvage. Quant à la magie, elle n’est pas plus le fruit d’une humanisation abusive de la nature que le produit d’une mentalité pré-logique. La magie postule un déterminisme naturel universel, elle suppose que tous les phénomènes, y compris les phénomènes humains, sont liés par des relations nécessaires. Loin d’humaniser la nature, elle naturalise l’humain, loin de croire au surnaturel, elle pose en principe que tout est naturel. Mais la magie est trop pressée : alors que les sciences ne supposent le déterminisme que pour l’établir et ne l’affirment qu’après l’avoir vérifié, la magie impatiente croit le voir partout et toujours.
En traitant les faits physiques comme des messages, n’anticipe-t-elle pas sur nos sciences ? La théorie de l’information ne traduit-elle pas en termes d’échanges d’informations les lois de la thermodynamique ? La génétique ne traite t-elle pas l’hérédité comme un code ? Une langue ? La magie appréhendait directement et illusoirement des messages là ou il fallait d’abord construire des faits pour découvrir plus tard leur sens. Mais la magie n’a pas superposé un sens surnaturel à une nature privée de sens, comme le fera la religion. C’est dans la nature même qu’elle cherchait le sens.
Trop proche de la nature, trop "amoureuse" d’elle, la magie n’a pas inventé le surnaturel. On pourrait objecter qu’à cette "magie naturelle" il faut opposer une "magie surnaturelle" invoquant les esprits ? Ce serait oublier que, distinctes et hostiles l’une à l’autre, magie et religion se sont, dans leur affrontement même, contaminées réciproquement. Pour vaincre la magie, la religion dut composer avec elle, opposer aux sortilèges les miracles, aux envoûtements les exorcismes. Réciproquement, la magie médiévale intégrera à ses croyances des contrefaçons et des puissances antagonistes du Sacré : Satan et ses légions ! C’est la sorcellerie médiévale. Ce qu’il entre alors de surnaturel dans la magie n’en émane pas, mais procède de ses rapports conflictuels avec la religion.
Bref, la religiosité seule élève l’homme au-dessus de la nature et repose sur la foi. Le surnaturel, ce n’est pas le magique, c’est le religieux.
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Religiosité et surnaturel? ça me fait penser à Tresmontant
sur le libre-arbitre,un article ardu de Paul Jorion..
http://www.persee.fr/doc/hom_0439- [...] 150_453573 |