Chez Descartes, par le mot " penser ", il faut d'abord entendre, au sens le plus large, la conscience : conscience et pensée de font qu'un !
En effet, comme expérience de la présence à soi et au monde (sans laquelle il n'y aurait qu'inconscience), la conscience est toujours mêlée à une relation. La conscience n'est pas elle-même un des termes de la relation, elle est cette relation. On rencontre ici l'idée d'intentionnalité telle qu'elle a été formulée par HUSSERL : " le terme d'intentionnalité ne signifie ici rien d'autre que cette propriété fondamentale et générale de la conscience qui est d'être conscience de quelque chose, de porter en soi, en tant que cogito, son cogitatum. " (cf. Méditations cartésiennes, fin du § 14, PUF, p. 78). Il n'y a pas d'un côté un " je pense " (cogito) et de l'autre " ce qui est pensé " (cogitatum), de telle sorte que, après coup, s'établirait un lien entre les deux ; le fait même de penser s'accomplit comme rapport à ce qui est pensé et c'est cela la conscience. Ainsi, " penser " ne renvoie pas seulement au travail intellectuel, mais à tout mode de représentation. La conscience, comme unité de l'aperception et de l'intentionnalité, est susceptible d'une variété peut-être indéfinie d'états ou de dispositions.
Sentir : nous sommes présents aux choses et les choses nous sont présentes grâce à nos sens. Ceux-ci peuvent certes nous tromper, certaines données sensibles peuvent incliner à des erreurs de jugement, comme dans le cas des illusions d'optique. Elles n'en sont pas moins elles-mêmes la manifestation de quelque chose. D'autre part, le sentir ne se limite pas aux opérations rendues possibles par les organes sensoriels (vision, audition...), il consiste aussi à éprouver des émotions et des passions qui contribuent à constituer notre perception du monde et de nous-même.
Se souvenir : la conscience sensible, à la fois sensorielle et affective, se déploie temporellement. Elle n'est pas seulement dans le temps, comme un objet qui passe par des états différents et successifs, mais elle constitue le temps en le rendant représentable par sa capacité à envisager le futur et à retenir le passé. Ce deuxième point notamment correspond à un aspect inséparable de la conscience : si quelque chose n'était pas retenu des différents états par lesquels elle ne cesse de passer, des impressions les plus fugitives aux représentations les plus manifestes, elle n'existerait même pas. Bergson l'a souligné, dans une conférence sur " La conscience et la vie " : " Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? " (cf. L'Énergie spirituelle, PUF, coll. Quadrige, p. 5). Cette conservation du passé consiste à retenir ce qui vient juste d'arriver, et se manifeste aussi à travers l'effort de rappel d'un passé plus lointain ; mais dans l'un et l'autre cas, elle est inhérente à la conscience : être conscient, c'est, en même temps que sentir, se souvenir.
Imaginer : il n'y aurait pas de rappel du passé sans le pouvoir de former des représentations sensibles en l'absence de ce qui est représenté. Telle est l'imagination, déjà à l'oeuvre donc au coeur de la mémoire, elle-même intriquée avec le fait de sentir. Mais en imaginant, on peut aussi dépasser ce que livrent l'expérience perceptive et le souvenir. Bergson encore, juste après l'idée que " conscience signifie d'abord mémoire ", continue ainsi : " Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. " L'imagination ne fait pas que reproduire, elle crée : elle produit des images de ce qui n'est pas encore. Et on pourrait encore prolonger : elle produit des images de ce qui ne sera jamais ; non qu'elle se détache du sensible : les données de celui-ci, notamment visuelles (figures, couleurs) sont toujours son matériau ; mais elle peut les combiner en des agencements qui défient toute référence directe à la réalité communément perçue. Les mythologies, certaines formes d'art, et bien des fantasmes de la vie individuelle de tout un chacun, témoignent de ce pouvoir constitutif de la conscience.
Réfléchir : Sentir, se souvenir, imaginer, se produisent à même le courant de conscience au point que celui-ci n'est peut-être rien d'autre que le champ mouvant des expériences sensibles et affectives, des souvenirs et des images ; est-il jamais un moment de la vie éveillée qui serait dépourvu de tout objet de perception, de toute rétention du passé, de toute production imaginaire ? En revanche on ne réfléchit pas, loin de là (n'est-ce pas...), tout le temps qu'on est conscient. C'est que la réflexion est un retour sur soi qui exige d'abord une prise de distance. Ce n'est pas le simple rapport à soi, qui est sur le même plan que le rapport aux autres et aux choses, et qui ne désigne rien d'autre alors que la capacité à se sentir soi-même. C'est un dédoublement interne par lequel la conscience se prend elle-même pour objet, ou prend pour objet certaines de ses manières d'être ou certaines de ses opérations : ce que nous faisons précisément en essayant de dire ce que c'est que sentir, se souvenir, imaginer, et même réfléchir (la réflexion étant alors auto-réflexion). Cependant, même si cette activité relève d'une attention qui ne peut qu'être intermittente, il faut la considérer comme essentielle à la conscience. C'est qu'elle est ce par quoi celle-ci devient conscience de soi. Et certes il y a vie de conscience, plus ou moins obscure et confuse, avant le passage à la conscience de soi. Mais c'est par cette conscience de soi que la vie spontanée de conscience, faite de données sensibles, de souvenirs et d'images, devient manifeste et donc véritablement effective.
Message édité par l'Antichrist le 10-07-2004 à 14:17:29