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En physique, la vérité est la mesure. On mesure avec en nombres, donc les nombres existent pour moi.
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La "vérité est la mesure" dites vous. On peut donc en droit tout mesurer. Mais la question préalable qu'il est indispensable de poser, si l'on ne veut pas rester un benêt toute sa vie, est de savoir ce qui vient fonder l'activité mesurante ? Ne faut-il pas penser un espace purement quantitatif, partes extra partes, pour que la mesure numérique, cest-à-dire la commensuration de deux grandeurs quelles quelles soient, y soit possible ?
En effet, une des limites auxquelles se heurte le versant scientifique de la mesure est celle du continu : sil est parfaitement facile et naturel de mesurer des quantités discrètes (ce qui sapparente à une opération de comptage), les quantités continues exigent quon détermine dabord un étalon à reporter, étalon qui leur demeure nécessairement externe. Dans le cas dune grandeur, il suffit dans un premier temps de choisir arbitrairement une partie de cette grandeur qui sera sa mesure (son étalon de référence) et de la reporter un certain nombre de fois pour déterminer sa valeur numérique exprimée en fonction de létalon. Le même étalon peut ainsi servir à mesurer des grandeurs de même nature : "lunité est cette nature commune dont doivent participer à titre égal, comme nous lavons dit plus haut, toutes les choses que lon compare entre elles. Sil nen existe point qui soit déjà déterminée dans la question, nous pouvons prendre pour en faire office, soit lune des grandeurs déjà données, soit une autre quelconque, et ce sera là pour toutes les autres la commune mesure" (cf. Descartes, Règles pour la direction de lesprit, Règle XIV).
Cependant sil est possible, et facile, dagir ainsi pour les grandeurs extensives (qui, comme "multiplicités" sont immédiatement rapportables à leur ordre, cest-à-dire à leur composition en parties), il faut pour les grandeurs intensives (poids, vitesse) trouver un ordre là où les sens nen décèlent pas dabord. Il sagit donc dans les deux cas (mesure du continu ou mesure des grandeurs intensives, que lon peut avec Descartes appeler des "grandeurs continues" ) de trouver une "unité demprunt" (cf. Règle XIV) grâce à laquelle le continu se ramène à la multiplicité, puisque sil nest pas facile dédifier un ordre, "il ny a en revanche aucune difficulté à connaître un ordre une fois quil a été trouvé" (cf. Règle XIV). Linvention de la res extensa, espace homogène et infini qui se substitue à la physique aristotélicienne des lieux hétérogènes, a permis de construire une physique mathématique dans laquelle lactivité mesurante se déploie comme universelle.
En effet, si Descartes ou Galilée au début du XVIIème siècle assurent lhomogénéisation de lespace et du même coup la possibilité théorique de sa mesure, ni lun ni lautre nont jamais faite leur la certitude que la raison gouvernait effectivement le monde : tous deux avaient très présentes à lesprit les ruses pratiques qui leur permettaient dordonner le réel en vue de sa mesure précise, (Descartes parle bien dune unité demprunt, et Galilée clame que la chute des graves doit être dans la réalité assez différente de ce que prévoit sa propre théorie). Si donc lon peut tout mesurer (du moins toutes les grandeurs) dans cet espace géométrique, ce nest que parce quune ruse pratique, a mis au service dune volonté de connaissance ces contournements efficaces de la résistance du réel.
Mais la communication accélérée des travaux scientifiques qui occupe tout le XVIIème siècle, et la nécessité qui en découle de pouvoir parler un langage unique de la mesure, incite les successeurs de ces pionniers de la géométrisation à outrepasser leurs réserves pour affirmer la légitimité absolue de lactivité mesurante en unifiant leurs modes et leurs étalons : la diversité des unités de mesure concrète qui préservait laspect pratique de la mesure se réduit peu à peu, et si "mesurer (...) consiste à projeter la substance à connaître dans un espace homogène et isotropique" (cf. F. Dagognet, Réflexions sur la mesure, p. 43), la dimension représentative de cette projection, qui limite lactivité mesurante à une facilité utilitaire de la connaissance disparaît du discours scientifique qui tend à sassurer une prise solide sur lêtre-mesuré. Ainsi, lon peut effectivement tout mesurer, en oubliant simplement que lespace homogène et isotropique qui permet cette mesure nest pas la structure réelle de lêtre mais la forme choisie par lactivité mesurante elle-même comme sa condition de possibilité.
Deux conclusions simposent alors : dune part, si la version scientifique de la mesure permet daffirmer que lon peut tout mesurer, il faut maintenir que cette possibilité ne concerne que lactivité mesurante, en tant quelle met en oeuvre une instrumentalisation technique (les outils de mesure, qui suppléent les sens dans leur propre domaine comme le microscope, ou découvrent un domaine inaperçu comme lhygromètre ou le baromètre) et une instrumentalisation conceptuelle (la ruse qui consiste à décréter que lespace est homogène, isotropique, infiniment divisible en acte, cest-à-dire tel que la mesure y soit possible). Ainsi, lactivité mesurante crée-t-elle une représentation des objets qui permet le calcul et le travail scientifique : on peut donc tout mesurer au sens où lon peut représenter numériquement toutes les grandeurs de sorte quelles soient entre elles commensurables et/ou comparables.
Dautre part, si cette forme de représentation quatteint lactivité mesurante vaut pour toutes les grandeurs, elle bute évidemment sur les objets qui ne sont pas immédiatement appréhendés comme des grandeurs, et qui du même coup exigent une construction plus subtile en vue de leur représentation : ces objets mettent au jour les limites internes de la version scientifique de lactivité mesurante. Il faut donc examiner comment cette activité se détermine par rapport à ces objets qui lui résistent (en prenant les deux exemples significatifs du temps et de la couleur), avant de passer aux limites externes du "pouvoir-mesurer", celles qui sont liées à son rapport à lobjet.
"Pour quun attribut que nous rencontrons dans les corps puisse sexprimer par un symbole numérique, il faut et il suffit (...) que cet attribut appartienne à la catégorie de la quantité et non pas à celle de la qualité ; il faut et il suffit (...) que cet attribut soit une grandeur" (cf. P. Duhem, La Théorie Physique, 2nde partie, Chapitre 1, § 2). On sait comment les grandeurs intensives pouvaient être ramenées à des grandeurs extensives en vue de la mesure : il sagit principalement du poids et de la vitesse. Que se passe-t-il lorsque lon ne cherche plus à mesurer une quantité mais une qualité ? Lexemple de la couleur, abordé par Aristote (cf. Catégories, §. 8 Quantité, 10b, que P. Duhem cite dans le même paragraphe) est frappant : la qualité est susceptible du plus et du moins, cest-à-dire de lintensité. Mais si une grande quantité est formée de laddition de quantités plus petites, une qualité nest jamais réductible à la somme de qualités moindres : ainsi, un rouge plus vif ne peut se définir par laddition de rouge moins vifs : "chaque intensité dune qualité a ses caractères propres, individuels, qui la rendent absolument hétérogène aux intensités moins élevées ou aux intensités plus élevées (...) sur la qualité, donc, la mesure ne saurait avoir aucune prise" (cf. P. Duhem, op. cit.).
Il semble donc que la qualité "couleur" demeure absolument rétive à lordre du savoir médiatisé par lactivité mesurante. J'entends déjà les "scienteux" objecter quil est possible dévaluer une couleur : un spectroscope en décomposera le rayonnement, et permettra délaborer une classification des couleurs en fonction de leurs spectres respectifs, en réduisant la couleur à une capacité de réfraction de la lumière (ce qui suppose une théorie de la lumière comme phénomène corpusculo-ondulatoire et de la couleur comme "correspondant senti" dune certaine gamme de rayonnement lumineux). Mais ce nest pas une mesure que lon a ainsi obtenue : cest une représentation de la qualité, plus fine sans doute et plus maniable que les indications de nos sens, susceptible déchapper ainsi à la pure subjectivité de la sensation et de faire lobjet dun discours rationnel, communiquable universellement. On peut donc mesurer le rouge : on en construit une représentation grâce à une ruse technique (cest-à-dire pratique). Autrement dit, le rouge échappe au concept de la mesure, avec la définition de P. Duhem, mais il tombe sous la pratique de lactivité mesurante. Cela revient à dire que lunivers du discours physique, celui de lactivité mesurante, est un univers quantitatif dans lequel la qualité comme intensité na aucune place si lon naperçoit pas que la mesure elle-même nest quune construction qui na pas vocation à déterminer lêtre des choses mais seulement leur équivalent dans le système de la science. F. Dagognet peut ainsi écrire, alors quil vient de se poser un problème du même genre à propos de la mesure de la chaleur (op. cit., p. 43) : "lhistoire de la quantification nous paraît celle dun incessant rapprochement entre ce qui, en principe, échappe (...) et une iconographie représentative, fondée sur le principe de la rigoureuse équivalence."
Les efforts de Bergson, dans les Données immédiates de la conscience, pour montrer quune pensée quantitative du temps, qui lassimile ainsi à un modèle spatial divisible partes extra partes, est un non-sens quant au vécu du temps, participent de la même démonstration. Le temps est pour la conscience durée continue et indivisible, qui ne se comprend que comme flux permanent pare quelle-même se vit comme durée. Cette durée vécue est la substance même de la conscience : il ne sagit pas de montrer que la conception mathématique et linéaire du temps est fausse, mais quelle na en aucun cas le caractère dune modélisation scientifique "claire et distincte" de ce que notre vécu nous livrerait de façon "enveloppée". Limage numérique du temps na de valeur et de sens que parce quelle se limite à lusage pratique qui en est fait (dans le domaine scientifique, qui est son premier domaine, et dans le domaine de la vie quotidienne ensuite - ce nest pas que notre conception spatiale et divisible du temps influence nos vécus, qui ont la substance de la durée, mais simplement la représentation scientifique est peu à peu passée dans la représentation quotidienne, de sorte que tout individu appartenant à une société issue de la révolution scientifique du XVIIème siècle affirmera en toute bonne foi que le temps appartient sans aucun doute au domaine du mesurable, là même où son vécu immédiat lui souffle le contraire : il ne sagit simplement pas du même temps).
On peut donc tout mesurer, à condition que lon comprenne bien le sens de cette proposition : lactivité mesurante en tant quactivité est capable de construire pour chacun de ses objets une représentation susceptible dêtre intégrée dans un système du savoir dont le discours est un calcul (une autre limite de cette activité est celle que détermine le théorème de Gödel en établissant la limite inhérente à tout langage formel donné, limite selon laquelle la construction discursive ne peut jamais exprimer intégralement la structure rationnelle de son objet).
En réduisant ainsi la mesure à une représentation déterminée, on se trouve obligé denvisager la question du rapport de la mesure à son objet. Lactivité mesurante produit une représentation, mais on sest jusquici borné à considérer que cétait lobjet qui était représenté. Or, une considération plus précise permet de déterminer une limite externe à lactivité mesurante dans sa version scientifique : celle de lincommensurabilité des objets.
Lactivité mesurante en effet ne se préoccupe, du moins dans sa version scientifique, que de déterminer selon des concepts numériques les grandeurs quelle identifie dans ses objets. Par définition, elle ne se préoccupe donc pas de lêtre même desdits objets : si lon dit que lon mesure un objet, on détermine en fait certaines de ses qualités (sa largeur, sa longueur, son poids, sa vitesse, sa température, etc...). Plus encore, chaque mesure vise une connaissance spécifique : on mesure le degré de pression ou la température dun gaz, la vitesse ou le poids dun mobile, mais on pourrait également mesurer la longueur dune symphonie : quel savoir nous apporte cette mesure ? Un savoir qui est essentiellement décalé par rapport à son objet : la mesure est ici possible, mais elle nous donne inévitablement le sentiment quelle manque la chose même. Lactivité mesurante se contente donc disoler dun sujet un de ses prédicats et de le quantifier. Ce nest donc que par un abus de langage que lon dit "je mesure la table", puisquen réalité on ne mesurera que sa longueur, sa hauteur, son poids, etc... Ce nouvel objet quon a ainsi ajouté à la table simplement perçue (puisque lactivité mesurante a précisé des qualités que les sens nappréciaient pas, comme le poids précis, la distance exacte entre deux points de lobjet, etc...) na de valeur que dans le domaine du savoir. Mais la table elle-même, celle de la sensation et de lexpérience, na pas été mesurée : la substance échappe définitivement à lactivité mesurante de lhomme qui quantifie pourtant tous ses prédicats.
On atteint ici la limite de lactivité mesurante, qui ne traite que les qualités des objets susceptibles dêtre quantifiées, cest-à-dire incorporées à une représentation qui constitue peut-être, selon les termes de F. Dagognet, "une image éclairante et incomparable de la chose même" (op. cit., p. 10), mais qui nest quun équivalent du réel. Certes cet équivalent est analysable, décortiquable, reproductible, conservable, et cela vaut comme argument dans le domaine du savoir et de ses progrès, mais cette évidence demeure : lactivité mesurante ne franchira jamais le gouffre qui la sépare de la substance même de son objet. Que celui-ci existe, que le fait même de cette existence comme présence dans notre monde préexiste à toute tentative de lactivité mesurante, voilà qui constitue certainement la limite la plus inviolable que lon puisse placer à lextension de cette activité. On peut tout mesurer, mais ce tout ne désigne que les attributs de lobjet de la mesure : lui-même, dans sa réalité, est incommensurable.
Message édité par l'Antichrist le 11-07-2005 à 09:44:08