l'Antichrist | Citation :
Quand tu écris "tout est à lire en philosophie" ça dépend du point de vue où on se place. Si c'est de celui d'un prof de philo ou d'un étudiant en philosophie, oui, tu as raison, tout est à lire, parce que dans ces cas on a besoin d'être un intellectuel de la philosophie, un Pic de la Mirandole du concept. Le prof a besoin de répondre à toutes les questions de ses étudiants, et l'étudiant espère devenir prof.
Mais du point de vue qui nous intéresse ici, c'est à dire de celui du non-spécialiste et qui n'entend pas le devenir, a-t-on besoin de tout lire ? la réponse (je vous rassure ) est non. On a besoin de lire les livres et les auteurs qui nous parlent, ceux qui nous aident dans la vie, qui nous apportent des réponses pratiques aux questions qu'on se pose et même à celles qu'on ne se posait pas. Un grand auteur a fait cette comparaison : une philosophie c'est comme une paire de lunettes, il faut savoir choisir la bonne.
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Lorsque je disais que " tout est à lire en philosophie " je voulais signifier qu'il n'y a pas de texte qui soit, de fait, " indigne " de l'intérêt du " philosophe " (Epictète parlait du " progressant " pour différencier le philosophe du sage !) : faire de la philosophie, que l'on soit enseignant ou étudiant, c'est moins apprendre que comprendre, s'éveiller à la pensée et (re)découvrir ce qu'au fond on avait toujours préssenti. Faire de la philosophie, c'est s'éveiller au " naturel philosophique ", cette disposition à s'émerveiller de tout, de goûter la fraîcheur toujours nouvelle de chaque instant. Est philosophe, celui qui possède cette capacité, finalement assez rare, de s'étonner de tout, celui pour qui rien n'est en soi banal ni insignifiant. L'émerveillement confère à l'esprit un renouvellement constant de son intérêt, une ouverture et une simplicité libre de toute présomption.
En revanche, c'est une grave erreur de confondre, comme tu le fais (peut-être), la question du pour quoi la philosophie, c'est-à-dire quel est son but, son utilité, ou encore quelle est sa fonction sociale (qui justifierait l'appointement de professeurs de philosophie et de chercheurs), avec la question, beaucoup plus fondamentale, des raisons qui nous pousse à philosopher (parfois contre les pressions familiales ou sociales). Y a-il un besoin de philosophie propre à l'homme ? Quelle serait la nature et l'origine de ce besoin ? Mais, plus gravement, est-ce encore philosopher que de confondre l?exigence critique de rationalité (proprement philosophique), avec le besoin psychologique de trouver des réponses ?
La philosophie permet, effectivement, de répondre aux souffrances qui tenaillent ou qui menacent toute vie humaine : deuil, maladie, crainte de la mort, absurdité de la vie, etc. Elle rassure, elle libère ; En expliquant le monde de manière unitaire, elle donne un sens à la vie de chacun au sein du tout. Cette vision de la philosophie et des besoins auxquels elle répondrait tend d'ailleurs à justifier les glissements que l'on observe souvent entre philosophie et religion, voire même entre philosophie et secte, ésotérisme, parapsychologie ou astrologie. De fait, dans les bibliothèques traditionnelles, le rayon consacré à la philosophie est en général encadré d'un côté par les religions et de l'autre par les sciences occultes, la parapsychologie ou des " spiritualismes " divers nous invitant à découvrir un " moi intérieur " plus ou moins énigmatique.
Mais en établissant de cette manière l'utilité de la philosophie et le besoin de philosopher, il est pourtant à craindre que nous ayons perdu de vue la spécificité de la philosophie par rapport aux autres pratiques humaines. En effet, nous avons pris " philosophie " au sens de doctrine, de système d'explication du monde et de la vie. C'est précisément ce sens qui transparaît lorsque l'on entend quelqu'un parler de sa " philosophie de la vie ", philosophie qui se résume en général à une sorte de vision élémentaire du monde accommodée de quelques préceptes destinés à y mener sa barque. Philosophie bien utile, donc, mais peut-on encore parler en ce cas de philosophie ? N'est-ce pas un emploi abusif du mot qui tourne le dos à l'essence même de la philosophie ?
la philosophie, Littéralement, la philosophia est l?amour de la sagesse. Mais au lieu de désigner simplement la prudence de l?homme instruit par l?expérience, capable d?agir efficacement, la sagesse consiste en une connaissance intelligible (à la fois universelle, théorique et désintéressée) de l?homme en situation (définir l?humain en l?homme), certes capable d?éclairer son action, mais dépourvue de toute fin pratique immédiate. Elle ne peut donc être confondue avec le savoir-faire de l?artisan (sophia). C?est pourquoi, la philosophie heurte et déçoit une conscience exigeant toujours davantage de techniques qui puissent servir à une maîtrise effective du monde, de la vie, ou encore des individus eux-mêmes. Sans effet ni portée dans les contextes actuels de vie (probablement de plus en plus difficiles), la philosophie apparaît comme une activité culturellement dépassée qu?il est inutile, voire dangereux de continuer à pratiquer. La philosophie ne permet pas de vivre !
Cependant, si la philosophie n?est pas nécessaire à la vie, elle est aussi " la seule des sciences qui soit libérale " (cf. Aristote, Métaphysique) : elle résulte de la libération à l?égard des besoins (alors que les autres sciences restent asservies à des fins utilitaires), mais surtout elle contribue elle-même à cette libération, puisqu?elle enseigne une attitude désintéressée et délivre de cette forme de dépendance qu?est l?ignorance. En ce sens, la philosophie a d?abord pour vocation d?être une démarche réflexive et critique : loin d?être un savoir sans contenus ni objet (justifiant sa propre disparition), la philosophie est l?élément moteur au centre des autres disciplines (pas de réel progrès sans une réflexion philosophique sur les fondements). C?est dire que la philosophie est indispensable comme entreprise indépendante destructrice des multiples illusions qui nous dépossèdent de notre liberté de penser et nous empêchent de découvrir les principes qui seuls peuvent donner sens à nos actions (et non les commander !).
Selon la formule de Nietzsche, il faut savoir être " inactuel " : non pas fuir le présent, être étranger à la dimension historique d'une époque, mais aller contre les discours ambiants qui confondent la pensée avec la rumination des mêmes idées. Il y a une dimension décisive de la pensée, au sens où on parle d'un moment décisif qu'il faut savoir saisir pour en extraire toute la richesse : moment de rupture, la philosophie intempestive se produit à contretemps. En effet, en voulant éclairer les principes intemporels sur lesquels repose les diverses manifestations du temps présent, le philosophe prend pour objet, non ce qui ne cesse de changer, le sentiment ou l'impression dans sa particularité individuelle, mais ce qui, dans les phénomènes, en rend raison, c?est-à-dire la réalité conceptuelle, pleinement intelligible qui, par son universalité et sa généralité, résiste à la temporalité et à la finitude de l?existence humaine. Autrement dit, les réponses théoriques se doivent de toujours rester " inactuelles " : elles doivent être actualisées (ce ne sont donc pas des " réponses " ). Par exemple, se demander ce qu'est la justice est une question qui ne cessera jamais d'être " actuelle ", aussi longtemps que les hommes vivront en société, et qu'il faudra organiser la communauté et le pouvoir entre citoyens ; Mais il s?agit ici de savoir ce qu?est l?essence de la justice c?est-à-dire ce qu?est la justice en elle-même (indépendemment des variations individuelles et culturelles). L?esprit philosophique s?intéresse à la Forme universelle de la justice présente dans toutes les manifestations empiriques de ce que nous nommons, aujourd?hui comme hier, " justice ". Ainsi, c?est dans la réflexion philosophique que l?actualité prend son sens et acquiert finalement sa valeur ou au contraire se révèle déficiente dévoilant, dans son rapport à une essence intemporelle, un manque de fondement qui en fait un simple accident.
Maintenant, il est possible et respectable de choisir entre une philosophie idéaliste et ascétique (Platon et l'histoire du platonisme - Descartes, par exemple, est un platonicien à bien des égards) et une philosophie matérialiste et hédoniste (Epicure et sa descendance, Montaigne, par exemple) : mais qu'on ne s'y trompe pas, il s'agit toujours de " philosophie " c'est-à-dire d'une réflexion désintéressée !!! Message édité par l'Antichrist le 02-11-2003 à 09:05:54
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