"- Les hommes préfèrent les blondes pour mécaniquer, va donc m'en chercher un paquet pendant que je finis le boulot, me dit Vincent.
- Tout sera prêt pour la boucle de nuit tu penses ?
- Mouais... T'y es pas allé avec le dos de la cuillère quand même, y a plus un truc droit du garde-boue à la boucle arrière. Elle va marcher beaucoup moins bien forcément, mais du moment que les roues tournent, tu pourras prendre le départ. Le reste, c'est de l'accessoire."

Obéissant de bonne grâce au vieux mécano épris de Fazer 600, cette moto dont la robe banale cache d'énormes qualités, je cesse de contempler ses mains qui virevoltent d'un outil à l'autre et dévissent, démontent, déclipsent et déshabillent ma meule maltraitée par mes soins dans la dernière spéciale. Une chance qu'il se soit lui aussi engagé au rallye du Dourdou ! Catégorie anciennes, l'ancien, enfin ils envoient du gros quand même. Comme il dit : "on a pas attendu les pneus en 160 pour attaquer !". Les organisateurs ont néanmoins pris soin de mettre en place plusieurs catégories, assurant une concurrence libre et non faussée entre motos comparables.

Espadrilles chausées, chemisette de Magnum largement ouverte et Panama vissé sur le crâne, je traverse le camping d'un pas tranquille pour gagner les commerces situés au centre du village. Des motos et des motards, partout, à chaque emplacement. une bonne humeur se dégage de cette improbable concentration au pays de l'aligot.

Ca mécanique dans tous les sens sous le cagnard d'août. Il y a eu pas mal de chutes lors de l'épreuve spéciale numéro deux à cause des gravillons généreusement répandus par la DDE, et je n'y ai pas échappé. Je repense à toutes les couleuvres qu'il m'aura fallu avaler pour en arriver là. "Avoir le droit de me péter la gueule sur les plus belles routes de France" songé-je ironiquement. Déjà, me convaincre moi-même. Franchir le cap, passer du rôle de spectateur à celui d'aspirant, puis à celui de concurrent. Ensuite, le rêve se heurte à de triviales considérations matérialistes, telles que la thune, et le temps. Trouver une moto pas trop chère, ni à l'achat, ni à la réparation. Trouver un moyen de transport pour se rendre aux rallyes. Prévoir l'hébergement, la bouffe et l'essence. Mais quand la motivation est là, ce genre d'obstacle n'est pas rédhibitoire. J'en ai tellement rêvé, le cul dans l'herbe au bord de la route, à voir passer à fond ces malades, moteur hurlant, disques de frein surchauffés, concentration au top. Faire partie de cette bande de furieux qui perpétuent la plus vieille compétition moto dans un esprit d'entraide et de bonne humeur qui ferait presque oublier que, tout en haut du classement, on a affaire à des pilotes professionnels d'un tout autre calibre. Pour ma part, je prends mes aises dans les profondeurs anonymes de la 127ème place. Peu m'importe : je réalise un rêve parce que je l'ai voulu. C'est con à dire, mais à cet instant j'ai le sentiment de faire quelque chose de ma vie.

Quand j'arrive sur la place du village, le Balto est déjà fermé. "Et merde" résumé-je efficacement. M'en retournant bredouille, mon chemin croise une laverie automatique qui contient un illustre client : Serge Nuques, double champion de France des rallyes routiers, vainqueur du Moto tour... et surtout chevalier du Groland. Une véritable légende vivante se tient là, devant moi. Je l'observe avec envie et méfiance, telle Marie Curie devant ses quelques grammes d'uranium. Serge "uranium" sort présentement des caleçons noirs d'une des machines.

"- Je... j'aime beaucoup ce que vous faites, M. Nuques.
- Et encore t'as rien vu, là j'avais de mauvais réglages ! rétorque-t-il aussitôt avec son sourire de polisson désarmant et sa voix chantant d'un accent sudiste."

La conversation s'engage. La moto est un sujet inépuisable. J'ai la prétention de croire qu'il n'en est pas ainsi de toutes les passions. L'esprit d'entraide et de camaraderie si propre à cette discipline est intimement lié, du moins est-ce mon analyse, au danger et à l'engagement physiques qu'elle requiert. Je la vis comme une libération. Alors que les barrières se multiplient, "pour votre sécurité" qu'ils disent, et ce n'est pas faux en un sens, la moto, dans un dépouillement ascétique, me permet de tout laisser derrière moi. Je ne peux pas répondre au téléphone. Je ne peux pas emmener grand chose. Je ne suis pas à l'abri de la pluie. Laissez-moi me mouiller, laissez-moi me les geler, laissez-moi en chier !

Après une bonne heure de discussion, je laisse le champion à ses caleçons et je regagne le camping, les mains vides mais la tête pleine de belles images.

Quatre heures plus tard, je macère dans ma combi sur la ligne de départ. J'espère que ma meule est amphibie car il tombe des cordes. Dans des odeurs de romarin humide, je fais hurler mon quatre pattes et m'envole dans la nuit vers le prochain check point.