Les hommes preferent les blondes.
 
La vieille videocassette delavee vient faire echo aux relents de cuir et de poussiere qui lui envahissent les narines depuis ce midi. Encore deux malles a fouiller, puis il attaquera les cartons du fond.
Doucement, il depose son vestige des temps modernes sur le cote, et poursuit son exploration. Un livre sur Marie Curie, de vieilles bottes de cheval craquelees. Une boite en bois attire son attention. Une de ces boites au couvercle coulissant dans lesquelles papa rangeait les dominos apres que les verres furent vides. Il pousse doucement le couvercle qui resiste, un peu, avant de reveler une boite de cartouches, calibre 12, a peine oxydees.  
 
***
 
Il avait toujours reve d'un fusil; et le 24 octobre 1953, pour ses 15 ans, son reve etait realise. Lorsqu'il etait descendu pour le petit dejeuner, il lui semblait que sa tete allait exploser tant il avait essaye d'imaginer quel serait son cadeau. Pourtant, dans la cuisine, personne ne semblait se preoccuper de ce jour si important.  
Papa commentait les nouvelles a la radio qui parlaient de "concurrence libre et non faussee", rapport a quelque chose comme l'industrie. Il n'y comprenait goutte, et n'en avait cure, mais Papa semblait prendre la chose tout a fait a coeur, et tempetait:
"Concurrence libre, tu parles, tout ce que ca va faire c'est faire baisser les prix. Et si ils baissent les prix, ils baisseront nos salaires. Quel besoin on a de voir ces amerloques nous importer leur camelote? Sous pretexte de leur plan Marshall, y se croient tout permis, et on va nous faire avaler leurs couleuvres pour des annees."
Maman remuait doucement une pleine marmite d'aligot, ajoutant par moment un peu d'ail emince. "Le secret, c'est d'en mettre ni trop, ni trop peu", declamait-elle souvent, comme persuadee de tenir la une astuce inestimable qu'il fallait transmettre a tout prix a ses enfants. La preparation de l'aligot tenait dans la vie de Maman une place presque aussi importante que la messe a laquelle elle assistait 3 fois par semaine.
Le petit frere jouait avec ses cereales macerant dans le lait fraichement tire. Il les repoussait mollement sous la surface, n'y allant pas avec le dos, comme c'est l'usage, de la cuiller, mais avec le creux qu'il jugeait plus a meme de maintenir les flocons au fond, de maniere a les impregner au mieux.
 
Vraiment pas le moment de suggerer l'importance de ce jour, s'etait-il desole. Pourtant, il lui avait semble que les yeux de son pere brillaient plus qu'a l'habitude... Il n'avait cependant pas eu le temps de pousser plus loin sa reflexion, Papa s'etant retourne vers lui brusquement, l'interpellant sechement:
"Albert, il etait temps, je t'attends depuis un moment pour aller a la chasse. Ta pauvre mere n'a guere plus que de quoi nous faire une marmite d'aligot. Aller, range tes espadrilles, enfile tes bottes, et on y va."
 
Il s'etait ainsi retrouve aux cotes de son pere, dans la vieille Panhard, bringueballe par les cahots des chemins de l'Aveyron.
"Il faut faire attention, avec les pluies de ces derniers jours, les petits ruisseaux ont grossi, s'agirait de pas tomber dedans" commentait Papa, alors que la voiture projetait des volees d'eclaboussures a chaque creux rempli d'eau. Et malgre cet avertissement pour lui meme, quelques virages plus loin, ils avaient plonge dans ce qui avait ete un petit ruisseau qu'ils traversaient d'habitude a gue, et qui ce jour-la avait des allures de torrent. La voiture n'etait bien sur pas du tout amphibie, et avait toussote rapidement avant de caler au milieu du courant.
Il s'attendait a voir l'humeur de Papa passer de bougonne a execrable, et craignant la tempete a venir, s'etait ecrase sur son siege pour se faire plus petit. Papa s'etait tourne vers lui, et avait dit:
"Ben voila, elle va marcher beaucoup moins bien, forcément", puis avait eclate de rire avant de descendre dans l'eau et de se preparer a pousser. Il n'eut pas le temps de chercher a comprendre ce revirement d'humeur.
"Et bien alors, qu'est-ce que tu attends? Tu vas me laisser pousser seul?"
Ils avaient donc pousse la voiture jusqu'a la rive, et l'avaient placee sur le bord de la route.
"Nous continuerons a pied: Nous ne sommes plus tres loin, et ca lui laissera la temps de secher", avait decrete Papa. Puis il s'etait dirige vers le coffre, dont il avait sorti son fusil, sa gibeciere, et une longue malette en cuir marron. Passant la gibeciere et son fusil par dessus sa chemisette a carreaux, il avait confie la malette a Albert, avant d'entamer une marche decidee a travers les romarins.
 
Une bonne heure plus tard, Papa s'etait assis sur un rocher, et avait pose fusil et sacoche a ses pieds.
"Tu vois, fiston, c'est ici que je me suis epris de ce pays."
Disant cela, il embrassait du regard un panorama somptueux, ou la luxuriance des berges de l'Aveyron contrastait magnifiquement avec le depouillement des hautes falaises environnantes.
"Ouvre la malette", avait-il ajoute, et cette fois Albert avait bel et bien vu un air polisson dans les yeux de Papa.
Il avait ouvert la malette, et decouvert, bien protege dans un ecrin de velours, un superbe fusil a bascule, double canon, venant a en juger par l'estampille des manufactures de Saint-Etienne. Une merveille.
Papa ne lui avait pas souhaite bon anniversaire. Il n'en avait pas besoin, il le savait. A vrai dire, ils n'avaient rien dit de plus ce matin la.
 
Papa avait tendu une boite de cartouches a Albert, qui avait charge fierement son fusil. Puis ils avaient marche, longtemps, sans un mot, a travers les fourres. Les cailloux roulaient sous leurs pas feutres, alors qu'ils s'approchaient du gibier. Quatre fois, ils avaient leve des perdrix. Papa n'avait pas tire un seul coup de feu, et a la troisieme envolee, Albert avait fait mouche.
 
***
 
Il fut tire de sa reverie par les mots tout a fait materialistes de son epouse:
"Cheri, je vais a la laverie, tu es ou?
- Dans le garage.
- Qu'est-ce que tu fais?
- Je trie les affaires de Papa."