Les changements climatiques ne sont pas nécessairement lents. De récentes études prouvent que des «basculements» se sont déjà produits en moins d’une décennie...
La verte Irlande transformée en désert de glace. Au large des côtes françaises, des phoques du Groenland nagent entre des morceaux de banquise. Des ours polaires rôdent dans les rues d’Amsterdam... Telles sont les images qu’évoquent les toutes dernières recherches sur le réchauffement de la planète. Vous avez bien lu: réchauffement de la planète, c’est-à-dire hausse de la température moyenne à la surface du globe due à la rétention de la chaleur solaire dans l’atmosphère par la pollution.
Pis, les mêmes recherches suggèrent que ce changement radical de climat en Europe du Nord pourrait se produire en 10 ans seulement. Pas de faute de frappe: il ne manque aucun zéro à ce chiffre. Des scientifiques ont récemment mis en évidence que le réchauffement de la planète peut avoir un impact dévastateur en un temps infiniment plus court que nul ne l’aurait cru possible, qui ne se compte ni en siècles, ni en décennies mais en années: ce phénomène brusque est appellé «basculement» climatique.
Un éminent expert vient d’adresser cette mise en garde: certains pays de l’Atlantique Nord pourraient entrer dans un climat arctique en 10 ans. Autant dire en un clin d’œil à l’échelle géologique. A l’échelle humaine, une telle rapidité de changement climatique est très probablement insupportable. Une économie, une agriculture seraient-elles capables de résister à un bouleversement aussi soudain?
Rouvrir le débat sur le réchauffement de la planète
Pourtant, les preuves s’accumulent: non seulement de tels «basculements» peuvent avoir lieu, mais ils se sont déjà produits dans le passé. Ces données rendent plus urgente la réouverture d’un débat sur le réchauffement de la planète, qui a perdu beaucoup en vigueur ces dernières années.
En matière de changement climatique, l’attention s’est en gros concentrée sur un seul point: la quantité croissante, dans l’atmosphère terrestre, de gaz à effet de serre (en particulier le dioxyde de carbone dégagé par la combustion des carburants fossiles) retient toujours plus de chaleur solaire. D’immenses efforts ont été faits pour tenter de prédire la hausse de température que l’augmentation de ces gaz va provoquer sur la planète. Actuellement, les estimations les plus fiables l’évaluent à environ 1,5 degré Celsius au cours du prochain siècle.
Selon les scientifiques, un réchauffement – même aussi modeste à première vue – pourrait créer des bouleversements dans tous les domaines, allant des pratiques agricoles à la diffusion des maladies. Mais le rythme du changement ne paraît guère terrifiant: nous pourrons sûrement faire face à des évolutions étalées sur plusieurs générations. Ne l’avons-nous pas déjà fait? Ces arguments sont étayés par un autre qui semble exclure fermement tout changement rapide de climat: comme les océans ont une inertie thermique colossale, ils amortiraient sûrement un choc soudain. A égalité de poids, il faut 10 fois plus d’énergie pour chauffer de l’eau que du fer à l’état solide.
Deux failles dans les précédents raisonnements
Les chercheurs n’ont donc pas été surpris de ne trouver aucun indice de brusques changements de climat lorsqu’ils ont commencé à étudier les sédiments océaniques anciens, dont les compositions isotopiques gardent en mémoire les températures passées. Mais on sait aujourd’hui que, dans cette convergence apparemment rassurante entre la théorie et les constats, il y a deux énormes failles. La première est apparue au début des années 80, lorsqu’une mission scientifique américano-européenne au Groenland a fait une étrange découverte. Elle avait extrait une carotte de glace dans le sud de ce pays et mesuré les compositions isotopiques des gaz retenus à différentes profondeurs, afin d’estimer la température dans la région sur des milliers d’années, ce qui n’avait pu être fait avec précision jusqu’alors. Quand ils établirent leur graphique, les chercheurs découvrirent quelque chose de très curieux. Et perturbant.
La carotte montrait, comme prévu, une hausse de température correspondant à la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 11 000 ans. Mais elle révélait aussi que ce réchauffement s’était produit pour l’essentiel en l’espace d’une quarantaine d’années seulement. Dans un premier temps, personne ne sut que faire de ce résultat, qui contredisait radicalement tout ce que les scientifiques savaient – ou croyaient savoir – des changements climatiques. Mais d’autres carottes furent extraites et donnèrent des résultats encore plus spectaculaires: en 20 ans à peine, la température du Groenland avait augmenté de 5 à 10 degrés et les précipitations avaient doublé.
Rien dans les études antérieures sur les carottes de sédiments marins n’avait préparé les chercheurs à de telles trouvailles – et pour cause. Si les carottes de sédiments océaniques anciens n’en disaient rien, c’était seulement parce que l’image qu’elles donnaient des changements de température était très sommaire. Elles n’offraient pas, tout simplement, la vision fine des carottes de glace.
Stimulés par les découvertes du Groenland, les scientifiques ont cherché des sites où les sédiments marins s’accumulent suffisamment vite pour enregistrer les températures avec autant de précision que les carottes de glace. Et ils ont retrouvé le même passé de brusques changements de climat, dans des lieux aussi éloignés que la Californie et l’Inde.
Apporter des preuves d’un phénomène stupéfiant suffit rarement à persuader la communauté scientifique. Il faut aussi en proposer une explication convaincante. Or, l’analyse – admise depuis des années – de l’apparition et de la disparition des périodes glaciaires donnait encore plus de raisons de croire que les changements de climat devaient être lents et doux. Cette analyse reposait sur les travaux d’un chercheur serbe, Milutin Milankovitch qui, en 1920, avait lié les glaciations à des variations de l’orbite de la Terre, provoquées par l’attraction ou la répulsion des autres planètes. Ces variations modifient la concentration du rayonnement solaire qui atteint notre globe. Il s’agit d’évolutions très graduelles, étalées sur plusieurs milliers d’années: induits de cette façon, les changements de climat étaient tout sauf abrupts. Mais, là encore, il y avait une faille dans ce raisonnement rassurant: Wallace Broecker, de l’Université Columbia (Etat de New York), l’a repérée à peu près au moment où les climatologues perplexes s’interrogeaient sur la carotte de glace.
Cette faille est liée à un trait bien particulier des océans: leur système de circulation. Des courants océaniques transportent la chaleur autour du globe comme un immense tapis roulant. Dans l’Atlantique par exemple, un courant chaud parti du golfe du Mexique remonte vers le nord et transmet sur son passage sa chaleur à l’air, par évaporation. Ses eaux sont donc progressivement plus froides, plus salées et plus denses, jusqu’au moment où, près de l’Islande, elles deviennent si lourdes qu’elles sombrent, et entreprennent sur le fond océanique un long voyage de retour vers le sud.
Wallace Broecker a compris que ce processus délicat et complexe – qu’il a baptisé le «Tapis roulant» – pourrait être le talon d’Achille du climat terrestre: il rend possible la transformation de légères modifications en bouleversements colossaux. Sans avoir à changer la masse entière des océans, une petite variation de température pourrait suffire à altérer le comportement du Tapis roulant – et à déclencher sur une zone immense un changement climatique rapide et radical.
En fondant peu à peu, les glaces de l’Arctique pourraient, par exemple, diluer la salinité du Tapis roulant jusqu’à un seuil de densité critique où il ne coule plus, et ne repart plus vers le sud se recharger en chaleur. En pratique, le Tapis serait arrêté, et l’Atlantique Nord isolé des eaux tropicales de plus en plus chaudes. Le résultat serait alors tout à fait paradoxal: un léger réchauffement de l’Arctique ferait chuter les températures des pays nord-atlantiques.
L’existence du «Tapis roulant» est menacée
On est aujourd’hui largement convaincu que l’explication de Broecker est au cœur des brusques changements climatiques du passé. L’inquiétant est qu’on prévoit que le réchauffement de la planète aura précisément sur les glaces de l’Arctique le type d’impact qui menace l’existence du Tapis roulant. Les projections informatiques des effets de la pollution sur les températures du globe laissent entrevoir un afflux d’eaux douces et froides dans l’Atlantique Nord, qui pourraient diluer suffisamment le Tapis pour le bloquer. Si cela se produisait, estime Wallace Broecker, les températures hivernales de l’Atlantique Nord chuteraient d’environ 10 degrés en 10 ans, donnant à une ville comme Dublin le climat du Spitzberg (400 kilomètres au nord du cercle polaire arctique). «Les conséquences seraient dévastatrices», dit-il.
Les informations que livrent les carottes de glace renforcent la crédibilité de ce scénario, estime le climatologue Kendrick Taylor, de l’Institut de recherche sur le désert de Reno (Nevada). De nombreuses carottes suggèrent qu’il y a environ 8 000 ans, s’est produit un soudain retour à une «mini-période glaciaire», qui a duré environ 400 ans. Le déversement dans l’Atlantique d’eaux de fonte venues de lacs canadiens en est, selon Taylor, la cause la plus probable: elles ont interrompu le Tapis roulant qui transportait la chaleur. «L’accroissement des flux d’eau douce en direction des océans était important, mais pas si différent de celui que l’effet de serre pourrait provoquer, écrit-il dans un article récent de la revue American Scientist. Paradoxalement, le réchauffement de la planète pourrait refroidir brutalement l’Est de l’Amérique du Nord, l’Europe et la Scandinavie.»
Alors, à quand un nouvel arrêt du Tapis roulant? Nous n’en savons rien. Les modèles informatisés n’ont toujours pas déterminé quel seuil critique de densité de l’eau de mer interromprait le Tapis, ni quelles concentrations de gaz à effet de serre seraient nécessaires pour libérer les quantités requises d’eau de fonte.
Sahara: nouvelles explications
Ce que ces modèles ont montré, souligne Taylor, c’est que réduire les émissions polluantes fait gagner du temps – en ralentissant le rythme du réchauffement de la planète, mais aussi en faisant évoluer le climat de façon plus lente. Mais, tandis que les scientifiques s’efforcent de saisir sur leurs superordinateurs toutes les complexités du climat, d’autres causes de changements climatiques radicaux commencent à être évoquées.
En juillet 1999, le professeur Martin Claussen et ses collègues de l’Institut climatologique de Potsdam (Allemagne) ont publié des données tendant à prouver que l’actuel désert du Sahara a été créé il y a 5 500 ans seulement: un basculement du climat a transformé de vastes étendues de verts pâturages en terres arides et détruit d’antiques civilisations. A l’aide d’un modèle informatique sophistiqué de la terre, de la mer et de l’atmosphère, ces chercheurs ont vu à quel point peuvent être subtils certains des phénomènes susceptibles de transformer des variations du type de celles relevées par Milutin Milankovitch (dans l’orbite de la Terre) en bouleversements climatiques majeurs. Ils ont déterminé qu’au cours des 9 000 dernières années, l’attraction gravitationnelle des planètes a modifié l’inclinaison de l’axe de la Terre d’environ un demi-degré, et déplacé d’environ cinq mois le moment où elle est le plus près du Soleil.
En eux-mêmes, des changements aussi limités n’auraient pas dû avoir d’effets climatiques importants. Mais, quand Martin Claussen et ses collègues ont inclus l’effet végétation dans leur modèle informatique, ils ont découvert qu’il provoquait l’effondrement des précipitations sur la région du Sahara. Ils ont expliqué ce phénomène par une «boucle de rétroaction»: une légère diminution de la végétation permet à la surface de la terre de refléter légèrement mieux la lumière du soleil, ce qui diminue la pluviosité, ce qui réduit davantage la végétation, etc. Selon Martin Claussen, c’est cette boucle qui a fait de l’immense Sahara verdoyant une étendue désolée en quelque 300 ans: «Ce fut le plus grand changement du couvert terrestre dans les 6 000 dernières années», estime-t-il.
Cette découverte va probablement contraindre les historiens à repenser leurs analyses du passé de cette région. Pour Martin Claussen, elle contredit l’idée reçue selon laquelle l’agriculture s’est effondrée parce que les paysans antiques avaient épuisé le sol: «Des hommes ont certes vécu au Sahara et exploité la terre jusqu’à un certain point, mais nous pensons que cette activité n’a joué qu’un rôle négligeable».
Ces résultats sont également reçus comme un nouvel avertissement sur l’instabilité potentielle de notre propre climat. «Il pourrait changer très abruptement, affirme le climatologue Andrew Goudie de l’Université d’Oxford. Nous savions que la superficie du Sahara n’a cessé d’osciller comme un yoyo pendant des millions d’années, et qu’il y a 8 000 ans, il était bien plus humide qu’aujourd’hui, avec de grands fleuves qui se jetaient dans le Nil. Mais je n’avais pas compris à quel point le changement avait été rapide. C’est salutaire.»
Basculements au Nord
En ce même mois de juillet 1999, une équipe de chercheurs des Universités d’Illinois et du Minnesota annonçait la découverte d’un autre basculement climatique dans l’hémisphère Nord: il a temporairement replongé la région dans une période glaciaire il y a environ 9 000 ans. Travaillant sur des sédiments lacustres du Minnesota, cette équipe a confirmé l’existence du refroidissement d’il y a environ 8 200 ans, qu’avaient révélé les carottes de glace. Mais elle a aussi trouvé la preuve d’une autre chute des températures il y a 8 300 à 8 900 ans. Elle pense que ce premier coup de froid est lié au déversement des glaces fondues des lacs dans l’Atlantique, qui pourrait avoir interrompu le Tapis roulant. Les chercheurs estiment à présent que le second a très probablement une autre cause – inconnue à ce jour.
Une chose est claire: tant que nous n’en saurons pas davantage sur les complexités des changements climatiques, toute estimation du temps qu’il nous reste pour prendre des mesures est exclue. Mais il ressort toujours plus nettement des données dont nous disposons qu’il pourrait être infiniment plus court que nous le pensions. «Je croyais que les changements climatiques étaient lents et ne m’affecteraient jamais personnellement, avoue Kendrick Taylor. Aujourd’hui, je sais que notre climat pourrait changer sensiblement de mon vivant.»
SOURCE / Le Courrier de l'UNESCO