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Portraits
Mourad et Mounsef Bouchraa, 18 ans. Sans-papiers, frères jumeaux marocains. L'un a obtenu un titre de séjour, le second un avis d'expulsion.
On ne les verra plus ensemble
Par Catherine COROLLER
QUOTIDIEN : Samedi 23 septembre 2006 - 06:00
Mourad a la peau plus mate. Il noue ses cheveux en une minuscule queue de cheval au-dessus de sa nuque artistiquement rasée, alors que ceux de Mounsef sont courts. Autour du cou, Mounsef porte une chaîne épaisse en métal argenté. Pour le reste, Mourad et Mounsef Bouchraa sont jumeaux. Faux, mais jumeaux, comme en témoignent leurs passeports, dont ni l'administration ni la justice ne contestent la validité. Vêtus de l'inévitable twin-set jeans (Mounsef), sweat-shirt informe (Mourad) et baskets (les deux). Comme beaucoup d'adolescents, ils sont gauches et réservés, la poignée de mains moite et peu assurée.
Ensemble, ces deux Marocains de 18 ans sont entrés clandestinement en France fin 2004. Début 2006, tous deux se sont vu refuser un titre de séjour par le préfet de la Gironde. L'un et l'autre ont fait appel de cette décision devant le tribunal administratif. Mais bizarrement, ils ont fait l'objet d'une décision opposée. Le 26 mai, les magistrats ont confirmé l'arrêté de reconduite à la frontière pris à l'encontre de Mourad tandis que, le 10 juillet, un autre juge du même tribunal annulait celui visant Mounsef. Mourad «conservant des attaches familiales dans son pays, où vivent ses parents», le juge a estimé que le garçon n'avait pas de raisons de demeurer en France. Mounsef conservant «des attaches familiales dans son pays d'origine» mais n'ayant «toutefois plus de lien effectif avec sa famille», le deuxième juge a estimé que le garçon avait de bonnes raisons de demeurer en France. En réalité, Mourad n'a pas de contacts non plus avec ses parents. Bref, les jumeaux sont en grand danger d'être séparés.
Pour l'heure, Mourad et Mounsef Bouchraa sont assis dans le cabinet de leur avocat bordelais. Me Pierre Landète veut faire tonner le canon médiatique contre cette inégalité de traitement. «C'est ce que j'appelle un traitement "plouf, plouf" de l'immigration», répète-t-il en boucle, allusion à cette comptine qui permet de désigner quelqu'un au hasard. Les garçons, eux, sont plus réservés. La perspective de voir leur nom et photo publiés les inquiète. L'avocat insiste. Mounsef finit par avouer avoir surtout peur de la réaction de ses camarades. Il n'a pas envie d'être appelé «le clandestin» comme un autre lycéen sans papiers qui avait eu les honneurs de la presse. L'avocat emporte finalement leur accord.
Depuis leur arrivée à Bordeaux, les deux garçons bénéficient de ce que la France peut offrir de meilleur. Ils ont droit à l'aide juridictionnelle gratuite, ce qui leur vaut d'être défendus par le président de l'Institut de défense des étrangers, Pierre Landète. Ils sont scolarisés. Hébergés dans un foyer. Et suivis par des éducateurs, des psychologues, des professionnels de santé. Comparé à l'abandon de leur enfance, le décalage est flagrant. Tous deux sont nés à Casablanca, derniers d'une fratrie de six garçons. «Mon père ne travaillait pas», lâche Mounsef. De cette enfance, ils ne révèlent que quelques éléments. Mounsef semble avoir été scolarisé un peu plus longtemps que Mourad, viré de l'école après avoir redoublé un certain nombre de fois. Encore enfants, ils auraient travaillé, Mounsef dans un garage, Mourad chez un menuisier. Tous deux ont raconté à la psychologue du foyer avoir subi des mauvais traitements de leur père, de leurs patrons. Chassés du domicile familial, ils auraient souvent dormi sur le port de Casablanca.
Le premier, Mourad décide de quitter le Maroc. Il a 13-14 ans. Pour aller où? «N'importe». La famille habite près du port. «Tous les jours, j'essaie de monter sur un bateau, raconte-t-il. Ils ont des chiens, des lampes, et parfois ils jettent des bombes qui font de la fumée.» Mounsef décide de partir aussi. A les croire, les deux gamins tentent leur chance seuls, sans l'aide de passeurs, de filières ou de mafias. Mounsef et Mourad Bouchraa dévident leur récit par bribes. Signe que ce passé ne passe pas, ils parlent essentiellement au présent. Ils montent dans un bateau, se cachent dans la remorque d'un camion. Le navire lève l'encre. Pour où? Ils n'en savent rien. Une journée de mer. C'est Cadix, en Espagne. Le camion quitte le bateau avec les deux gamins à bord. Eux ne savent toujours pas dans quel pays ils se trouvent. Une journée de route . «Le camion s'arrête dans une station-essence, on descend, tout le monde parle espagnol.» Ils sont à Barcelone. Pour se nourrir, les deux garçons ont pioché dans la cargaison du camion : des sacs de pommes de terre. A Barcelone, ils restent quelques mois. Chacun de son côté, ils travaillent au noir. L'un fait le ménage chez les Maghrébins qui l'hébergent, l'autre les marchés. Puis ils décident de faire route vers la France. Le train jusqu'à Marseille. «Là-bas, on est allés dans le quartier arabe.» La solidarité entre immigrés joue. Ils trouvent un hébergement, des petits boulots. «On a passé un an à Marseille, raconte Mounsef. Mais je ne veux pas travailler tout le temps au marché, souvent je vois des gens avec le cartable et je veux faire des études comme eux.» Mourad est employé dans un garage : «Il y a un client arabe mais il ne sait pas parler l'arabe. Toujours, il me pose plein de questions, pourquoi je suis là, pourquoi je vais pas à l'école... Il me dit : "Tu as moins de 16 ans, tu as le droit d'étudier, d'habiter dans un foyer, mais tu restes pas ici, tu vas dans une autre ville, c'est mieux pour toi."» Décision est prise de quitter Marseille. «Ça aussi, c'est mon idée», souligne Mourad. Toujours au hasard, les deux garçons montent dans un train, et atterrissent à Bordeaux. A la gare, ils se séparent, Mounsef retournant pour un temps à Marseille. Mourad: «Je prends le tram, il commence à pleuvoir, je suis assis, une dame passe, me parle, me ramène chez elle. Je change les habits, Je mange. Je lui dis: "Je veux aller dans un foyer."»
La suite de leurs aventures figure dans les dossiers posés sur le bureau de leur avocat. Compte rendu de la psychologue. «Rapport de comportement» et «note de situation» de l' «éducatrice référente». Tous ne tarissent pas d'éloges. Bons sujets, bons camarades, bons élèves. Tous deux viennent d'entrer en seconde dans un lycée professionnel avec pour objectif un CAP. Mourad aurait rêvé d'être pompier, mais il faut être français. A défaut de pouvoir s'engager dans l'armée de terre, Mounsef s'est renseigné sur les conditions d'entrée dans la Légion étrangère. «Mais maintenant comme je suis à l'école, je préfère continuer et avoir un diplôme.»
Me Pierre Landète souligne leurs efforts. «Tu as réussi ton brevet de secouriste?» fait-il confirmer à Mounsef. Et, se tournant vers Mourad : «Tu prépares un diplôme de maître-nageur?» «Tous les deux ont une vocation de secouristes», conclut-il. Puis: «Et vous aimez la France?» «Oui», répondent en choeur les jumeaux qui ont bien appris la leçon. Ni l'un ni l'autre n'envisagent un retour au pays. «Mounsef n'est parvenu que tardivement à exprimer l'angoisse qu'il pouvait ressentir quant à l'idée de retourner au Maroc, note l'éducatrice référente . Ses parents ont clairement dit par téléphone qu'il était impossible qu'il revienne au domicile.» La psychologue craint, en cas de retour forcé, «un effondrement dépressif avec possibilités d'actes autodestructeurs».
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