Sondages, oracles, augures et haruspices, même combat ?
Les anciens Grecs et Romains couraient après les oracles de toute sorte sans doute pour deviner la volonté divine mais surtout pour contrer leurs ennemis: laugure voyait-il opportunément un oiseau voler à gauche "sinistrement", quil déclarait avec autorité que la réunion prévue ne pouvait se tenir car les dieux sy opposaient. Aujourdhui que le peuple est "la voix de Dieu", faut-il sétonner que lon coure après les sondages?
Ainsi, la conduite surprenante du nouveau président de la République dès les premières heures après son élection, jette-t-elle le trouble dans lopinion. Aussitôt des sondages sont diligentés. Un président peut-il afficher une telle fringale de luxe en compagnie dincultes du show-biz, exilés fiscaux ou non, et bénéficier, sans dommages pour la fonction, des largesses dun milliardaire qui a forcément travaillé plus pour gagner plus ? « Les Français » consultés sont formels : 58 % dentre eux, selon « Opinion Way » pour le Figaro et LCI, ne trouvent rien de choquant à cette conduite. « Le CSA-Cisco » renchérit : il estime même que ce sont 65 % des Français qui ne sont pas choqués. Les dieux ont parlé, et on nen parle plus.
On ne refera pas le procès des sondages : leur réussite au second tour de la présidentielle leur a donné une nouvelle virginité. Oubliés leurs égarements précédents ! Il sagit seulement de montrer lusage illégitime qui en est fait ici dans une stratégie dinfluence de lopinion.
Ériger une instance dautorité face à lindividu solitaire
Comme on la expliqué dans un article précédent, intitulé « Les sondages à la lumière des expériences de Solomon Asch sur la pression du groupe », il sagit bien dans ce cas précis dériger une instance dautorité au-dessus de la mêlée provoquée par la conduite déroutante du nouvel élu : même un de ses supporters fameux, le philosophe A. Finkelkraut, enseignant à Polytechnique, a osé écrire dans Le Monde que ce nouvel élu lui a « fait honte pendant trois jours ». Le groupe est cette instance produite par le sondage, devant laquelle on traduit lindividu solitaire face à son poste de télévision ou de radio ; et lopinion plus ou moins fondée qui est attribuée à ce groupe, devient un argument dautorité qui, par une pression implicite, souterraine, doit contraindre lindividu à sy soumettre. Asch a montré que nul néchappe aux effets dévastateurs de la pression du groupe : les plus conformistes (36,8 % des sujets étudiés) vont sans doute jusquà admettre les pires absurdités soutenues. Mais tous les autres, qui prétendent y résister, nen sont pas moins perturbés au plus profond deux-mêmes, doutant de pouvoir avoir raison seuls contre tant de gens aussi raisonnables queux, et ne pouvant se résoudre à penser quils peuvent tous se tromper.
Ainsi, puisque 58 % ou 65 % - peu importe, cest la majorité ! - pensent quil ny pas de quoi être choqué, ceux qui sont scandalisés, sont dans lerreur ou la folie. Le groupe - quon se le dise une fois pour toutes ! - est le critère ultime de la vérité et de la normalité.
Une folie sans cesse recommencée
La folie, pourtant, est ici de le croire. « Fou, dit lAntigone de Sophocle, pourrait être celui qui me traite de folle. »
- LHistoire est pour une part le récit des absurdités auxquelles les foules ont cru dur comme fer : entre "90 et 100 % des gens" pensaient que la Terre était plate, que le Soleil tournait autour de la Terre, ou que le spermatozoïde était un petit dhomme en miniature qui grandissait dans lutérus, comme le pain quon met à cuire au four. En août 1914, on partait enthousiaste à la guerre qui, cétait sûr, serait finie à Noël. En avril 1944, une foule plébiscitait sur les Champs-Élysées le maréchal Pétain, peu différente de celle qui senthousiasmera le long de la même avenue, 4 mois plus tard, en août 1944, au passage du général de Gaulle et du gouvernement provisoire de la Résistance. À chacun dajouter à la liste ses propres exemples !
- 58% ou 65 % des Français - on nest pas à un point près - peuvent bien estimer que le nouvel élu a le droit de safficher de façon ostentatoire avec la jet-set après avoir vanté les mérites du travail - dont, à regarder autour de soi, on nest pas sûr dailleurs quil soit un moyen efficace pour senrichir - ce groupe na nulle autorité pour valider la pertinence de cette conduite.
Le jugement porté dépend, en effet, des valeurs auxquelles on se réfère. Si largent, et la suffisance quil permet dexhiber sans vergogne, est la mesure de toute chose, alors ce groupe a raison. Si on considère, au contraire, que largent nest nullement lalpha et loméga dune vie individuelle ni dune vie sociale, et quun président a vocation à incarner dautres valeurs, alors ce groupe a manifestement tort.
Ainsi les sondages sont-ils aujourdhui utilisés comme les oracles dans lAntiquité grecque et romaine. On en appelle à une prétendue volonté divine pour faire taire ses adversaires. Il existait, par exemple, une Sibylle à Cumes, près de Naples, au fond dun long corridor souterrain que lon visite toujours. Elle proférait des paroles si « sibyllines » justement quelles nécessitaient une traduction pour le malheureux fidèle venu la consulter. Des prêtres, comme il se doit, sentremettaient, moyennant rétribution. On ne peut sempêcher dy penser quand on entend à la radio les pontifes des instituts de sondages extraire la quintessence de leurs pourcentages divins en empruntant - on peut le supposer - la même onction cardinalice. Paul VILLACH
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