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Déjà je ne pense pas que l'opposé de l'intolérance (tolérance?) soit pour autant un terme "positif", dans le sens où il incarnerait des valeurs socialement reconnues : bonté, justesse ... Que signifie tolérer ? Est-ce que tolérer signifie accepter l'autre ? Je n'en suis pas sûre. L'intolérance n'est qu'une facette de la tolérance, qui ne serait malheureusement qu'une indifférence... [mauvaise formulation : vous semblez vouloir dire que la tolérance ne serait que de l'indifférence ce qui empêche alors lintolérance dêtre une modalité de la tolérance puisque celle-ci ne soppose pas dabord à lintolérance mais bien à lindifférence...] d'un certain point de vue bien sûr. On peut peut-être se dire que c'est un moindre mal (mieux vaut l'indifférence que la guerre) ... ?
On pourrait alors hiérarchiser ainsi : - Indifférence [≠ intolérance] / Tolérance [altruisme, sympathie, amour] - Intolérance : autrui ne m'est plus indifférent, mais il empiète sur mon être (dimension sociologique que je n'aborde pas dans le commentaire qui suit...) - Intolérance [non respect de la différence] / [tolérance =] Acceptation d'autrui : reconnaissance de l'autre comme un autre soi-même (la question est de savoir si c'est réellement possible... peut-être dans l'amour ?)
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La question de fond est de savoir si lon peut respecter lautre homme " comme un autre soi-même ", laccepter comme tel et non pas seulement en tant quil serait lincarnation ou lexemplification de la loi morale (cf. Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs, première section) ou pire en tant quil " incarnerait des valeurs socialement reconnues : bonté, justesse ... ", ce qui revient à adopter une stratégie, à se constituer une extériorité artificielle mais efficace (comme le montre Nicole dans son ouvrage Essais de la charité et de lamour-propre) ? Le problème est donc bien celui de lamour. Dans un monde où la tolérance comme marque de respect (comme masque ou comme respect pour la loi morale accomplie), dans un monde du respect, lamour a-t-il encore sa place ? Quel est le sens de la fusion amoureuse dans le monde du respect ?
Dans la relation amoureuse, la distance sabolit. Je ne cherche pas à tenir lautre en respect mais je cherche à lintérioriser. Je veux le tenir près de moi, et même en moi. Dans lamour seffectue un passage entre le même et lautre : la fusion amoureuse demande que lautre soit dans le même, et que le même ne porte aucune altérité. Mais si lattitude de la conscience est celle qui veut intérioriser, qui veut fondre lautre en soi, peut-on dire quelle est respectueuse de lautre en tant quautre, en tant quinstance de laltérité ? Non puisque lamour cherche à fusionner, à assimiler, à abolir toute distance.
De cette position naît en effet un conflit larvé au sein de lamour : la fin de lamour (cest-à-dire sa finalité et son arrêt) serait la possession. Or, cela est-il sûr ? Si la fin de lamour est la possession, comment éviter la dérive vers le mépris de lautre ? Si je lintériorise, est-il aimé (ou même encore aimable) par moi ? Dans la fusion amoureuse, lacceptation de lautre ne semble pas avoir sa place. Or le présupposé ici engagé est le suivant : aimer serait lié uniquement à la possession. Mais cela est précisément le point à interroger à la lumière de la tolérance conçue comme respect de lautre dans sa différence : si jaime, et que cet amour relève de la possession, alors ne suis-je pas irrespectueux puisque je ne considère pas lautre en tant quautre mais en tant que je le possède ? Cette structure de l " amour-possession " est-elle inéluctable ? Si tel est le cas, alors le soupçon est le suivant : est-il possible daimer sans respecter ? Or cela pose problème : quand jaime, mest-il impossible de respecter ce que jaime ? Etre deux, est-ce nécessairement être irrespectueux vis-à-vis de celui quon aime ? Le fait daimer corrompt-il le support sur lequel se porte le sentiment amoureux ? Dans lamour qui vise la possession, aime-t-on lautre ou bien aime-t-on limage de lautre ? Que veut-on ou que cherche-t-on à posséder au sein de cet amour ?
La distance entre lamant et laimé est à entendre au point de vue dynamique, au point de vue dun effort à produire plutôt que dune structure figée. Si le sentiment amoureux est une fusion intégrale, comment dissocier ce qui aime et ce qui est aimé ? Et comment savoir si jaime lautre et non lautre en tant quil est en moi ? Dans la fusion intégrale, le danger est grand de sombrer dans un égoïsme raffiné. Le raffinement serait le suivant : être égoïste en compagnie dun autre que jaime quand il est en moi, quand il est moi. Or leffort à produire est de se distancier de lêtre aimé et daimer dans le creux de cette distance. Cest en ce sens que nous pouvons parler de la volupté comme le creux de cette distance. Ainsi faut-il entendre la position de Levinas : " La volupté, comme coïncidence de lamant et de laimé, se nourrit de leur dualité : simultanément fusion et distinction " (cf. Totalité et infini, " La subjectivité de lEros " ). La différence entre lamant et laimé, est le lieu du respect dans lamour. La fusion amoureuse ne serait pas à entendre au sens dune possession mais au sens de la volupté, qui en serait son contraire. Celle-ci, au sens de Levinas cest-à-dire au sens de la coïncidence de lamant et de laimé, est une fusion distinctive. Cette expression, sous lapparence dun oxymore, permet de lier le respect de la différence et lamour, et plus précisément la différence dans lamour.
Faisons un petit retour en arrière pour préciser les conditions du problème : la tolérance ne serait rien de plus au départ quune marque de respect, le signe du bon fonctionnement des relations sociales. Peut-on être respectueux de façon désintéressée ? Le mot dordre serait pragmatique : la tolérance serait purement et simplement le fruit du calcul suivant : " Puisque je veux être respecté, alors je vais montrer aux autres que je les respecte ". Respecter consisterait donc à montrer une marque dégard par rapport à autrui pour que celui-ci à son tour me considère. Tel est justement le problème posé par Pierre Nicole dans son ouvrage Essais de la charité et de lamour-propre. La tolérance nest quun masque que lhypocrite revêt pour que les autres, la compagnie du vivre-ensemble, ne le heurtent pas. Ce problème est lié à la présence des autres : ce sont dabord eux qui doivent me respecter. Le lien social réside dans le fait de tenir en respect. Lhomme aime la domination et la marque de celle-ci que constitue le respect mais voit que les autres ne veulent pas être dominés. Il sagit donc dadopter une stratégie : il sagit que les autres me respectent et que donc jentre dans une stratégie de respect envers eux. Or cette stratégie que je marque pour lautre est précisément ce qui va le séduire. Lhomme que je respecte est séduit (au sens latin) cest-à-dire quil est trompé. La socialité du Monde est conçue comme dans le petit monde des salons. Il ne sagit pas de ne pas faire mal à lautre mais de ne pas le heurter cest-à-dire de respecter son imaginaire. Il sagit de supprimer mon amour-propre de la surface de mes actes et de mes discours. Il sagit de casser la visibilité entre la cause de mon comportement et ce comportement. Lamour-propre des autres est blessé par mon amour-propre. Je dois les respecter (cest-à-dire respecter leur amour-propre) pour quils me respectent. Nous avons alors un raffinement de légoïsme : si les autres me voient égoïste ou méchant, alors je ne peux rien en tirer. Doù trois attitudes que la stratégie du respect contraint dadopter : je dois dissimuler mon amour-propre et mon désir de respect, je dois respecter les autres cest-à-dire satisfaire leur amour-propre, je dois enfin cacher que ma flatterie est flatterie, que je dissimule ma dissimulation. Ainsi puis-je constituer une extériorité artificielle mais efficace. Pour donner lillusion que je respecte lautre, il faut que je me départisse de toute manifestation de légoïsme. Doù la conservation du respect qui passe par la conversation : je parle de mathématiques avec le mathématicien, de jardins avec le jardinier...
Mais que voulons-nous dans cette attitude ? Veut-on seulement le respect ? Si je respecte les autres, cest certes pour quils m'honorent et se montrent à leur tour tolérant à mon égard. Mais plus profondément je veux quils croient à ma stratégie : quils aiment ce que je leur présente (quils croient que ce que je présente sidentifie avec ce que je suis, avec mon intériorité " aimable " au sens fort du terme) mais que je sais nêtre que mon image (mon extériorité artificielle). Vouloir le respect, cest vouloir lamour. Ainsi Nicole écrit-il : " La plus grande inclination qui naisse de lamour-propre est le désir dêtre aimé ". Or je ne peux jamais massurer que les autres maiment. Dans lamour, linquiétude ne peut être surmontée. Le problème rebondit alors : les institutions garantissent les marques de respect (en droit sinon toujours en fait puisque nous connaissons des actes irrespectueux) mais elles ne peuvent pas garantir ce qui sous-tend lamour-propre cest-à-dire la visée damour. Mais peut-on ainsi lier lamour et le respect ? Les motivations de lamour et du respect sont-elles les mêmes ?
Dire que le respect vise lamour, nest-ce pas poser le problème dune prétendue ruse de lamour-propre qui met en place les apparats (les marques de respect) en vue de lamour ? Or ny a-t-il pas une grande différence entre lamour et son désir fusionnel dune part et la distance quinstaure le respect dautre part ? Cette distance semble particulièrement bien marquée par lexpression " tenir en respect ". Quand je tiens en respect un homme, je le tiens à distance de moi. Que je sois dans la position forte ou dans la position faible, je suis à distance de lautre. Je ne veux pas me mélanger avec lui. En ce sens, quand je fais preuve de tolérance, il ny a rien en moi dempathique. Le respect est donc un sentiment antipathique, cest-à-dire anti-pathos. A cette antipathie sajoute un aspect conservateur : il sagit de geler les postures. Chaque position est sclérosée, le mouvement est gelé. Le mot dordre du respect nest donc pas celui de lamour et de la fusion (" aime-moi ", " touche-moi ", " approche-toi " ) mais celui dune mise à distance : " Si tu ne maimes pas, au moins respecte-moi ". Ce mot dordre est donc minimal. Cela pose précisément la scission entre la surface et la profondeur. La mise à distance respectueuse est le mot dordre minimal face à limpossibilité dune fusion amoureuse. Demander la tolérance, nest-ce pas inquiétant ? Il sagit de demander que la façade, la surface soit sauve parce que le fond (les véritables sentiments, lamour) importe peu.
Le respect porterait donc lexpérience dun sentiment qui mettrait en place un processus qui ne réaliserait pas la fin désirée : je veux être aimé mais le respect est lobstacle de cet amour dans la mesure où il instaure nécessairement une distance. Lexpérience est alors troublante : vouloir être respecté, cest vouloir être aimé et cest porter en même temps (et tel est le point nodal du drame) lobstacle qui empêche la réalisation de cette fin ultime.
Nest-ce pas en ce sens que simpose la figure de Socrate ? Celle-ci apparaît comme une figure de lobéissance sans respect. Socrate obéit certes à la loi athénienne mais ne la respecte pas. Il les respecte en un sens cest-à-dire quil les suit (parce quil serait injuste de ne plus suivre des lois considérées bonnes jusquà présent) mais il ne les respecte pas fondamentalement. Par le geste qui consiste à se donner la mort, et qui est comme une scène inaugurale de la philosophie, il soumet à discussion les lois athéniennes. Respecter sans soumettre à discussion, nest-ce pas une faiblesse de la raison ? Pour répondre à cette question, Socrate simpose comme figure de la subversion (sub-version, version par-dessous) : par son respect, il invite à lirrespect. Il sagit de la subversion la plus subtile. Il utilise la façade de respect (ou le respect de façade) pour fonder la philosophie. Il sagit de respecter les lois pour montrer précisément que les lois athéniennes ne sont pas respectables, tolérables. Le respect aveugle (respecter " pour respecter " ) semble comporter une dose dobscurantisme. Cest en effet refuser dinterroger les fondements de lobéissance. Le respect porte en puissance linhumanité ? Certains individus renoncent à leur liberté individuelle et ne sont que des défenseurs forcenés dun ordre social qui édicte des lois iniques : contribuer à la ségrégation ou à la discrimination raciale. Le respect inconditionnel pour une loi ou pour une cause peut engendrer les pires actes : tant que linstitution les protège, certains hommes sasservissent. La fonction du bourreau dans les exécutions capitales prouve que des individus sont capables dexécuter froidement un être humain suivant la demande de la société et moyennant salaire. Linconditionnalité du respect peut engendrer laveuglement et le fanatisme : le respect pour le gourou, pour le chef, pour le Führer ou pour une quelconque autorité engendre le sommeil de la raison. Il se passe comme un renversement des valeurs : le respect peut obnubiler et hypnotiser la raison qui au lieu dobjecter ne fait quaccepter. Or la loi et le droit existent pour les hommes, pas le contraire. Cette optique est précisément défendue par Thoreau dans La désobéissance civile : " La loi na jamais rendu les hommes plus justes dun iota ; et à cause du respect quils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de linjustice ". Ce respect indu pour la loi conduit in fine à un fanatisme rampant et à une démission de la raison comme instance qui fait retour, qui réfléchit et donc qui conteste. Respecter la loi " parce que cest la loi ", " parce quil le faut ", est un discours de domestique essayant maladroitement de cacher sa faiblesse derrière de pseudo-arguments. En présence dune loi inique que lon ne peut réformer, la désobéissance civile relève, non de la convenance personnelle, mais dune exigence rationnelle. Que lon soit du côté de Socrate ou du côté de Thoreau, on use de sa raison pour montrer labsurdité du respect inconditionnel. De celui-ci naît le sommeil de la raison, celui-là même qui engendre des monstres.
Il y aurait donc, en réciproque à cette position, une valeur positive de lirrespect et de lintolérance. Ne pas respecter de façon aveugle ce qui est établi, ce qui semble normal dans une communauté, nest-ce pas le fondement de lutilisation de la raison ? La raison paresseuse ou en sommeil dans le respect inconditionnel de ce qui est imposé, établi ou ordonné pose problème. Cette position est-elle tenable en permanence ? Elle rappelle certes limportance de linsolence et le fait que lhomme se construit dans lavenir en niant lomnipotence et lomniprésence du passé. Mais dans le rapport des hommes entre eux, dans le lien social et moral, la tolérance a-t-elle plus de valeur que lintolérance ? Il s'agit de débusquer la contradiction de lêtre et du paraître. Mais si lirrespect peut porter une valeur positive, est-ce à dire pourtant que le respect nest quune simple apparence de moralité dont la vraie moralité devrait se moquer ? Si être tolérant, c'est respecter l'autre, quest-ce que le " respect authentique " ? Nous saisissons et nous critiquons limage du respect mais au nom de quelle authenticité ? Nest-ce pas la morale, comme lien authentique, qui appelle le respect ?
Au sens moral, se montrer tolérant consiste en une action faite par devoir. Le devoir est en effet " la nécessité daccomplir une action par respect pour la loi " (cf. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, première section). Le recours au respect nest pas anodin : à la différence de linclination ou de la crainte, le respect nest pas reçu par influence mais est un sentiment spontané produit par un concept de la raison. En quel sens ? En ce sens que ma raison reconnaît immédiatement la loi en tant quelle me concerne individuellement ou plutôt personnellement. Quest-ce donc que le respect dans cette optique ? Il sagit de la conscience que ma volonté se subordonne naturellement à la loi morale. En ce sens, je ne suis pas la loi à cause du respect mais ce dernier est leffet de la loi sur le sujet. Cest dans cette optique que Kant note la tension entre le respect et lamour-propre : " A proprement parler, le respect est la représentation dune valeur qui porte préjudice à mon amour-propre " (Ibidem). La loi morale agit sur moi et me contraint en quelque sorte au respect. Elle force le respect et va à lencontre de la convenance personnelle. Plus précisément, elle fait comme si ma convenance navait aucune importance. En un sens, elle na aucune importance puisquil nest possible de respecter que la loi. Respecter ce nest à strictement parler que respecter la loi morale. Pourquoi cela ? Parce que lamour-propre interfère dans toutes nos actions sauf en ce qui concerne la loi : nous sommes contraints de nous plier à la loi. Lamour-propre na pas à être consulté. Nous ne respectons pas une personne pour elle-même : nous respectons la loi dont cette personne nous fournit lexemple. A la limite, lêtre humain nest pas respecté pour lui-même mais comme lexemple dune incarnation de la loi. Nous respectons des personnes par leur conduite ou par leurs talents qui sont des symboles de la loi accomplie. Ce que nous respectons in fine réside dans la loi en tant quelle est incarnée dans le symbole fournit par une personne.
Nous respectons le " symbole " (le " sumbolon " ) : la bribe qui relie lapparence et la vérité. Lexemple dune personne morale offre le spectacle dun " universel-concret ", cest-à-dire dune loi qui se présente en acte, dun intelligible (la loi) exemplifié dans le sensible (la personne). Nous respectons certaines personnes en tant quelles offrent le symbole de la loi accomplie. La personne morale est une bribe sensible qui incarne lintelligible de la loi. La bonne action ou le beau talent prennent place dans une structure qui lie lintelligible de la loi et le sensible dans lequel sancre laction. La personne vertueuse fonctionne ici comme un pont : elle force le respect dans la mesure où elle symbolise la loi morale. Plus précisément, elle symbolise dans la mesure où elle est une bribe sensible qui réalise concrètement limpératif de la loi morale. Ce que nous respectons réside dans la vision de lintelligible de la loi à loeuvre dans notre monde sensible. Nous vivons ici lexpérience selon laquelle le symbole est cet intermédiaire entre deux niveaux de réel à savoir lintelligible (réel puisquil se réalise) et le sensible (comme lieu de réalisation de lintelligible). En ce sens, le respect est la vertu non encore comprise : il sagit dune copie imparfaite. Le sensible est une manifestation de lintelligible et nen est pas le contraire : cest cela que nous prouve lexistence du symbole pour lequel nous ressentons du respect. Cependant, copie ne signifie pas simulacre cest-à-dire un moyen destiné à me dispenser de produire leffort moral. Le " Je respecte " entendu comme un slogan serait un moyen commode ne pas faire mon devoir mais dagir conformément au devoir. Or, ce discours se détruit lui-même si je procède à un examen de conscience. Je ne peux pas faire autrement que daccepter que les autres agissent en suivant limage du respect : sans doute le monde est-il respectueux envers moi parce que des règles régissent nos rapports et quil est plus profitable de montrer du respect que de lirrespect. Mais ce raisonnement ne vaut que parce que je ne connais pas les intentions dautrui. Or, je suis le seul placé pour juger du sens et de la valeur de mes intentions. Dans cette optique, puis-je me contenter dagir en conformité avec la loi morale ? Les autres ont sans doute le droit de nêtre que respectueux (se contenter des règles de létiquette, du décorum, des formules de politesse et des rituels du respect) mais, quant à moi, jai le devoir dêtre vertueux. Il existe donc une apparence permise en morale pour reprendre le titre et la problématique du paragraphe 14 de lAnthropologie dun point de vue pragmatique. Se contenter pour soi de lapparence en matière de moralité représente une marque dimmoralité. Si javance masqué, avec ce masque du respect que nous avons analysé, je ne suis pas respectueux. Cette situation où les autres peuvent se laisser prendre, peuvent tomber dans le piège, nest pas soutenable pour moi. Cela engage mon devoir.
C'est alors que nous pouvons comprendre l'intolérance (le non-respect de...) comme refus de l'intolérable (le non-droit). La force du droit est en effet une question de principe : éprouver la force du droit, ressaisir dans le droit en tant que droit une telle vertu affirmative, ce n'est pas être gagné par la vigueur ou l'autorité d'un droit déterminé, ni être convaincu pragmatiquement ou mû passionnellement par l'utilité vitale du droit en général, mais s'élever au souci d'un idéal. La force du droit concerne l'idée même du droit, le droit comme idée, le droit comme principe, comme exigence absolue et par conséquent intransigeante et inconditionnelle, tout à fait au-delà de la sphère empirique, concrète et prosaïque de l'intérêt ou de la crainte. La force du droit est celle d'une exigence désintéressée. L'idée même du droit dont relève cette force est une affirmation sans compromis ni demi-mesures, nullement lié au fait que nous pourrions en tirer parti pour quelque usage propre. La force du droit consiste dans l'impossibilité où nous sommes, en dehors de toute question d'intérêt, de ne pas voir dans le droit un exigible, quelque chose qui doit être, sous peine de quelque manquement grave. Et c'est pourquoi, de même que nous nous enthousiasmons pour l'établissement ou le rétablissement du droit, de même nous nous indignons de tout ce qui porte atteinte au droit, de ce qui se fait au " mépris du droit ".
Expérimenter la force du droit c'est être pénétré du caractère d'exigibilité d'une règle supérieure contre ce qui s'oppose à elle, par exemple d'une règle supérieure de justice contre l'arbitraire de la pure violence. C'est en éprouver le caractère suprêmement respectable. L'enthousiasme et/ou l'indignation pour telle ou telle règle particulière, limitée et localisée ne peuvent tirer leur valeur que de ce respect. Kant dira d'ailleurs qu'il est l'unique sentiment ayant valeur morale. Mais précisément, il est clair maintenant que la force du respect pour la loi est celle d'un principe de nature pratique c'est-à-dire morale. Dans cet idéal de respect on reconnaît une valeur éthique.
La force du droit nourrit donc une conviction et une conduite d'abord foncièrement morale et comme telles intransigeantes, intolérantes, sans concessions : la force du droit fait le caractère détestable voire odieux du non-droit, de l'arbitraire : ceux-ci sont inacceptables, inconcevables, non pas même à subir, mais simplement à voir, comme ce qui en aucun cas ne peut être admis, comme ce qui toujours doit être proscrit !
Dans cette optique, nous respectons les personnes en tant quelles sont le symbole de la loi morale. Ce qui autorise l'intolérance à l'égard du non-droit. Mais cette position est plus inquiétante que celle qui consiste à dénoncer les apparences du respect au nom de rapports humains authentiques. Si lon avance lidée selon laquelle le respect nest que respect pour la loi, alors est-il impossible de penser un respect pour lautre homme en tant quautre homme ? Peut-on respecter lautre homme sans lintermédiaire de la loi ? Peut-il exister un rapport à lautre homme fondé sur une forme de respect qui ne passerait pas par la loi morale ? Y a-t-il une autre voie que la morale qui permette une sympathie avec un autre homme sans passer par linstance légale ? Une forme de respect ayant pour sujet un être humain et non pour objet un être en tant quil symbolise une loi est-elle possible ? Peut-on respecter autre chose que le symbole ?
Revenons donc au thème de l'amour. La demande damour ne peut être remplie que si la carcasse de lamour-propre nexiste plus. Cela demande un effort : faire exploser la structure de mon amour-propre, puisquelle empêche le don, nest-il pas le moyen pour se situer dans la sphère de la " volupté " ? Derrière ce terme, se cache le don que les amants se font mutuellement : il faut que lautre soit investie par moi dune façon qui le préserve et je dois mouvrir à lautre (me donner) pour être le terrain sur lequel il pourra se situer. Pour quil y ait coïncidence, il est nécessaire que le coïncidé et le coïncidant se retrouvent sur le même terrain et sur le même plan. Celui-ci nest accessible que dans loffrande que chacun fait à lautre. La volupté permet de se retrouver comme le soi dun autre et non pas seulement comme le soi de soi-même. Nest-ce pas alors le respect que nous découvrons dans lamour ? Si lamour existe, cest parce quune communauté se produit entre deux amants. Cest sans doute dans cette communauté (ou cette communication) de sentiment offert ou donné que le respect trouve son lieu.
Dans lamour comme fusion distante, je mabandonne dabord à moi-même. Je moublie moi-même mais pour me retrouver dans lautre. Il existe donc bien une distance puisque ma subjectivité est déplacée de moi vers " moi-dans-lautre ". Cest cela que nous signifions quand nous affirmons que nous sommes désarmés face à lêtre aimé. Je moublie mais je me retrouve. Je suis séparé de moi mais je me déplace pour me retrouver au sein de lautre. Il existe donc en même temps (" simultanément " écrit Levinas) la fusion et la distinction. En ce sens, respecter cest donner. Plus précisément, le don permet le respect : il en est le vecteur. Quand je donne, je respecte dans la mesure où le don se désintéresse du retour ; non pas que le don nappelle pas le rendu ou le retour mais dans la mesure où il nexige pas de dette. Dans cette optique, la donation est le refuge du respect. Quand je donne, quand jaime donc, je suis dans une certaine distance puisque je me sais donateur. Mais cette distance sabolit dans le don effectué ici et maintenant dans la mesure où il est véritablement don cest-à-dire sans dette. Donc le respect fait vivre un monde commun entre celui qui a donné et celui qui a reçu. A lintérieur de ce monde commun (la fusion), je suis relié à lautre mais il ne se confond pas avec moi. De mon côté, je midentifie certes avec mon don : je moffre à lautre. Mais ce dernier ne se réduit pas à une image. Il est plutôt celui qui excède les images. Donner véritablement consiste donc à respecter au-delà de toutes les images puisque cela consiste à ne pas corrompre lintégrité de lautre. Voir lautre comme une image ou comme un symbole, nest-ce pas le corrompre ? Donner véritablement, cest engager un amour qui rencontre le respect non dune image ou dune bribe qui symboliserait une totalité mais dune véritable totalité. Dans lamour, je moffre tout entier, je me donne. Ouvrir cette brèche en moi permet quun amour entre en moi et que je sois comblé par une donation. En ce sens, le propre de lamour nest pas lamour-propre puisque ce dernier vise la dette : les autres me doivent le respect. Or quand je me donne, joffre par-dessus le marché mon respect et jen fais loffrande dans la structure amoureuse. Ce nest quainsi que je peux mouvrir au possible retour de respect que lautre moffre. Le respect ouvre une brèche dans mon amour-propre : je ne présente plus ma façade artificielle à autrui mais jaccepte de moffrir dans ma pureté. Le premier pas dacceptation est le respect que joffre. Respecter revient donc à faire lexpérience que le propre de lamour ne réside pas dans lamour-propre mais dans le don qui ouvre les possibles et dont la récompense est un amour respectueux ou un respect amoureux.
Message édité par l'Antichrist le 07-06-2005 à 19:45:20