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POINT DE VUE
La revanche du travail, par Nicolas Baverez
LE MONDE | 23.09.04 Après l'allongement de la vie active par le report de l'âge de la retraite, l'Europe continentale s'oriente, sur fond de conflits sociaux et de polémiques autour des délocalisations et de la concurrence venant des nouveaux pays membres de l'Union européenne, vers une augmentation du temps de travail. Lancé en Allemagne dans l'électronique et l'automobile par Siemens, Volkswagen et DaimlerBenz, le débat sur le relèvement de la durée hebdomadaire de travail a gagné les Pays-Bas, la Belgique et la Suède - où se sont ouvertes des discussions autour du retour à la semaine de 40 heures - et la France - avec les accords de sortie des 35 heures signés chez Bosch, Seb ou Doux au nom de la préservation de l'emploi.
A travers les notions de temps, et donc de coût, se trouvent posées deux questions majeures. Le travail, qui ne représente plus que 15 % de la vie éveillée contre 50 % au milieu du XIXe siècle, demeure- t-il l'élément central non seulement de la compétitivité économique mais de la définition de la citoyenneté et de l'identité so- ciale ? La concentration du travail autour d'un noyau dur réduit de la population active et la baisse accélérée de sa durée qui caractérise le modèle économique et social de l'Europe continentale depuis les années 1980 contribuent-elles à expliquer son décrochage en termes de croissance et son incapacité à renouer avec le plein-emploi ?
Le mythe de la fin du travail, popularisé dans les années 1990, représente un parfait contresens historique. Le travail se trouve en effet au cur de quatre mutations fondamentales :
- La fin du monopole du capitalisme et du marché dont ont bénéficié les démocraties occidentales et le Japon, avec le développement spectaculaire de la Chine (9,2 % de croissance moyenne fondée sur des gains de productivité du travail supérieurs à 6 %), de l'Inde, du Brésil, de la Russie et de l'Afrique du Sud.
- Le passage de la société industrielle à la société de services : le travail, auparavant soumis à une logique quantitative, rigide et stable, qui le réduisait à une simple variable d'ajustement déterminée par la croissance, elle-même réglée par la politique budgétaire conformément aux principes keynésiens, redevient le premier vecteur de la création des richesses, de la socialisation, du statut des individus, et par là même le premier motif des mouvements de population qui s'intensifient, le premier critère de la réussite ou de l'échec de l'intégration.
- La révolution technologique et le mouvement d'innovation qui affectent notamment les services.
- Le changement de norme du capitalisme avec une régulation plus libérale qui place en concurrence non seulement les entreprises mais les systèmes politiques et sociaux.
Quatre conséquences en découlent :
- Ce n'est pas le travail mais la norme keynésienne d'emploi centrée sur l'emploi salarié à vie qui a disparu à partir des années 1980.
- Ce n'est pas l'efficacité du capital mais celle du travail, support des gains de productivité et de l'innovation, qui explique les écarts de performances entre les économies et les sociétés.
- Le plein-emploi ne résulte pas de données quantitatives telles que la population active mais de l'efficacité dans la mobilisation du travail, qui est le produit de trois séries de facteurs : le taux d'emploi de la population active et la durée du travail ; les gains de productivité ; l'effort d'innovation et de recherche.
- Le travail obéit à une logique de l'offre : plus il y a de travail, plus il y a d'activité et donc d'emploi ; moins il y a de travail du fait de l'encadrement rigide de son volume et de son prix, moins il y a de croissance, et donc plus il y a de chômage structurel et de pauvreté.
La situation relative de l'Europe continentale et des Etats-Unis illustre ces principes. Depuis les années 1980, sous l'effet de politiques malthusiennes, le volume de travail a diminué respectivement de 17 % en Allemagne et de 23 % en France pour une croissance limitée à 1,7 % et un chômage moyen de 8,8 %, alors qu'il a crû de 20 % aux Etats-Unis pour une croissance de 3,2 % et un chômage limité à 5,5 %.
Le taux d'emploi est de 74 % aux Etats-Unis contre 62 % en Europe et 58 % en France, avec une durée annuelle de travail de 1 792 heures contre 1 650 heures en Europe et 1 453 heures en France.
L'évolution de la productivité s'est inversée avec une progression de 1,4 % à 2,4 % aux Etats-Unis depuis les années 1980 contre une régression de 2,5 % à 1,1 % pour l'Europe, de 2,7 % à 0,9 % pour la France.
Enfin, avec 1,1 million de chercheurs et un budget de 265 milliards de dollars (215 milliards d'euros) dont 128 milliards (104 milliards d'euros) de fonds publics, les Etats-Unis consacrent près de 3 % de leur PIB à la recherche contre 1,9 % pour l'Europe - dépassée par l'Asie depuis 1998 - et 2,1 % pour la France.
Dans une économie ouverte où le blocage de l'ajustement par les prix à travers la réglementation reporte l'ajustement sur les volumes - via la délocalisation des capitaux et des investissements, des entreprises et des emplois, des talents et des cerveaux -, le travail se trouve au centre d'arbitrages cruciaux pour les pays développés, en termes de démographie et d'immigration, de niveau de vie et de protection sociale, de compétitivité enfin.
D'ici à 2050, la population des Etats-Unis progressera de 43 % quand celle de l'Europe diminuera de 8 %, avec à la clé une baisse spectaculaire de la population active qui débutera dès 2006 en France : la préservation de la croissance exigera donc en Europe à la fois la mobilisation de toutes les ressources de travail (augmentation du taux d'activité, allongement de la durée, réintégration des chômeurs et des exclus) et l'appel à une immigration ciblée.
Du fait qu'il travaille 25 % de plus (soit deux mois par an) qu'un Européen, un Américain dispose d'une richesse par tête supérieure de 35 %, une dépense de consommation annuelle brute supérieure de 9 700 dollars (7 900 euros), un niveau moyen de protection sociale supérieur de 15 %. Le taux de chômage est réduit à 5,5 % avec une durée moyenne inférieure à douze semaines. La pauvreté est revenue de 22 % à 12 % de la population.
A l'inverse, la France cumule désormais les ravages d'un quart de siècle de chômage structurel, 1,2 million de RMistes, la montée d'une pauvreté qui touche plus d'un million d'enfants, l'échec de l'intégration avec 1,8 million de personnes vivant dans 670 ghettos urbains où le taux de chômage des jeunes dépasse 50 %. A moyen terme, le choix de la limitation du volume du travail est indissociable de la baisse du potentiel de croissance, du chômage permanent, de la paupérisation et du déchirement du tissu social.
Enfin, la hausse du coût du travail, si elle n'est pas fondée sur des gains de productivité, entraîne nécessairement une hausse du chômage et une chute de la compétitivité extérieure : ainsi, au début des années 1990, l'augmentation annuelle de 4,5 % des salaires a provoqué un effondrement de plus de 5 points des parts de marché de l'Allemagne, avant que les politiques de rigueur engagées à partir de 1996 déclenchent le redressement qui a débouché sur un excédent commercial de 130 milliards d'euros en 2003.
En France, la hausse de 24 % du smic depuis 1999 s'est accompagnée d'une baisse de 5,5 % à 5 % des parts de marché mondial et de la quasi-disparition de l'excédent commercial - limité à 159 millions d'euros pour les sept premiers mois de 2004. Du fait du blocage des gains de productivité, revenus à 0,9 %, la croissance est tirée par la seule consommation, elle-même soutenue de manière artificielle par les déficits et la dette publique qui a plus que doublé depuis 1995.
Le travail n'est donc pas un vestige de la société industrielle ; il est la clé du développement durable, le vecteur de l'innovation, le moteur des transformations sociales, la réponse aux bouleversements que provoquent l'irruption des superpuissances du Sud dans le capitalisme globalisé ou le vieillissement démographique du Nord. L'euthanasier, c'est détruire la base productive, la cohésion sociale et le contrat qui unit les citoyens d'une nation libre ; c'est engager un désarmement économique et social unilatéral.
Voilà pourquoi tous les pays européens se trouvent confrontés à un choix cardinal pour modifier leurs structures, leurs conceptions, leurs représentations du travail. Quatre types de stratégie existent, dont la divergence explique que l'Europe sociale ne puisse pas prendre la forme d'une harmonisation des systèmes de négociation, des modes de fonctionnement du marché du travail, des normes juridiques et des formes de protection.
Le Royaume-Uni et l'Espagne ont effectué un choix clair en faveur du développement, avec une hausse respective du travail de 10 % et 7 % qui leur a permis d'afficher une croissance moyenne de 2,6 % et 4 %, avec un chômage à 4,8 % pour le premier, et 11 % contre 24 % en 1996 pour la seconde.
A la suite de l'Irlande et contrairement à la situation de l'ex-RDA, où l'application des standards sociaux de la RFA a provoqué la liquidation de toute base productive, entraînant le départ forcé de plus de 1 million de personnes, les nouveaux pays membres fondent leur rattrapage sur la mobilisation maximale du volume de travail, avec des durées annuelles de l'ordre de deux mille heures, pour compenser une productivité inférieure de moitié.
Les pays de tradition social-démocrate, telle la Suède, ont engagé une transformation radicale de leurs Etats-providences pour concilier le maintien de leur compétitivité dans l'économie ouverte et un haut niveau de protection.
Les pays corporatistes qui composent le cur de la zone euro, Allemagne, France et Italie, ont longtemps écarté ou repoussé tout changement. Depuis le lancement de l'Agenda 2010 en Allemagne, où le chancelier Schröder a engagé, au risque d'une probable défaite électorale, une redéfinition complète du capitalisme rhénan, du marché du travail et du modèle bismarckien, la France demeure la seule nation européenne enfermée dans les normes issues de la société industrielle, les structures corporatistes et les schémas malthusiens. En témoignent aussi bien les multiples incitations au retard à l'entrée ou à la sortie précoce d'activité, la loi des 35 heures qui affecte 20 milliards d'euros de fonds publics par an à la limitation de la croissance, les réticences du Medef à remettre en question ces subventions publiques pour augmenter le temps de travail, la hausse de 24 % du travail non qualifié en cinq ans, le plan de cohésion sociale qui prévoit de consacrer 12,8 milliards d'euros supplémentaires aux 30 % du PIB de prestations sociales, le tout n'ayant d'autre effet que de restreindre toujours davantage l'activité, le secteur productif et l'emploi.
Ce n'est pas l'Europe mais le refus de moderniser les structures politiques, économiques et sociales de la France depuis vingt-cinq ans qui est aujourd'hui la première cause du chômage et des délocalisations, dont la plus préoccupante, celle des talents et des cerveaux, ne cesse de s'accélérer depuis les années 1990. Et c'est le travail qui se trouve au cur de la nécessaire révolution économique et sociale qui doit être entreprise : c'est la hausse de son volume, l'abaissement de son prix relatif et l'amélioration de sa qualité qui permettront de reconstituer un appareil de production compétitif, qui lui-même alimentera les gains effectifs de salaires et de pouvoir d'achat, qui à leur tour stabiliseront l'activité à un haut niveau, enrayeront le chômage de masse et la pauvreté, favoriseront le désendettement de l'Etat, assureront la pérennité d'une protection sociale de haut niveau. Plus l'histoire et l'économie accélèrent, plus le travail est le moteur du changement, plus il est l'amorce de la croissance et du progrès ; et plus son encadrement et sa limitation sont à l'inverse des facteurs de blocage et de retard d'une nation.
Nicolas Baverez est économiste, historien et chroniqueur au Point.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.09.04
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