c'est dans le fig de ce matin.
C'est tellement gros que je ne peux résister au plaisir de vous faire lire sa chronique....
CHRONIQUE Le franc-parler
Les CGT contre la France
Maurice Druon de l'Académie française
[22 septembre 2003]
Le malheur ne vient jamais seul. Les calamités non plus. En l'occurrence elles sont deux: la CGT tout court, stalinienne, et la CGT-FO, trotskiste. En gros, en très gros. Mais elles non plus ne font pas dans le détail. Apparemment, elles se chipotent, se contestent, font même mine parfois de s'opposer, afin de conserver leurs clientèles respectives. En réalité, elles s'épaulent et se complètent. Tout ce qui est nuisible à la France est bon pour elles.
Depuis que le Parti communiste, qui recueillait, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les votes d'un tiers de la population, est tombé en sa capilotade d'aujourd'hui, et aussi longtemps que les partis marxistes révolutionnaires resteront dans l'émiettement doctrinaire qui les caractérise, ces deux grosses centrales syndicales constituent la plus puissante force politique qui s'emploie, hélas avec succès, à la destruction de la société française.
De quoi la France souffre-t-elle? Pourquoi ce pays au climat généralement si amène, au sol si fertile, aux richesses naturelles et humaines si grandes, ne connaît-il pas la prospérité à quoi tout le dispose? Pourquoi perd-il, dans l'Union européenne, pour laquelle il a tant fait, la place majeure et la voix prépondérante auxquelles son passé et ses ?uvres lui donnent droit? Pourquoi l'usage international de sa langue régresse-t-il, faute de moyens pour en soutenir partout l'enseignement? Pourquoi la France n'a-t-elle pu se pourvoir de la force militaire qui lui permettrait de conduire les opérations indépendantes que lui commandent ses amitiés, ses intérêts ou ses principes, et qui conférerait une autorité véritable à sa diplomatie, laquelle, au demeurant, est approuvée par les trois quarts de la planète?
Pourquoi notre recherche scientifique n'est-elle plus au niveau nécessaire à nous tenir au premier rang de la modernité, alors que nos cerveaux en ont toute la capacité ? Et pourquoi ne lit-on pas le bonheur dans les yeux des Français ? Pourquoi un écrivain de haute culture, tel que l'est Jean-Marie Rouart, choisit-il d'intituler son dernier livre, excellent, Adieu à la France qui s'en va, et pourquoi un analyste politique reconnu, comme Nicolas Baverez, appelle-t-il le sien, La France qui tombe ? Pourquoi ce sentiment général de déclin est-il en train de s'installer dans l'âme française ?
N'allons pas chercher des explications sociologiques compliquées. La raison première est très simple : la France souffre d'ennuis d'argent. Allez donc demander à un homme au bord de la faillite qui n'arrive pas à réduire ses dépenses et cherche sans cesse des expédients pour boucler ses fins de mois, d'arborer une mine joyeuse et d'être entreprenant, inventif, ardent, généreux !
La France vit plongée sous le fardeau d'une dette excessive, accumulée pendant les vingt ans, sauf deux brèves interruptions, d'un pouvoir socialiste tenu en otage électoral par les communistes.
Peut-on rappeler qu'au premier trimestre de 1968, la France n'avait plus un seul sou de dette extérieure, et possédait la plus forte encaisse or du monde après Fort Knox, ce qui, d'ailleurs, n'était guère du goût de Washington ? Tel se présentait le bilan du général de Gaulle.
Aujourd'hui, chaque Français est endetté, dès le berceau, d'au moins 15 000 euros, et risque d'avoir à en payer les intérêts jusqu'au tombeau. Il n'en est pas conscient ; mais c'est là son handicap de citoyen. Multipliez ce chiffre par les 61 millions 400 mille que nous sommes. Voilà le bilan de Mitterrand et de ses princes consorts : 950 milliards d'euros d'endettement public. Il était beau d'accuser de Gaulle de «coup d'État permanent», pour avoir instauré la ruine permanente de l'État.
La France vit anémiée par la politique d'assistance généralisée voulue par les mêmes gouvernements socialo-communistes. L'assisté est dépendant. Nous ne sommes plus un pays d'hommes libres ; nous sommes un pays d'éclopés quémandeurs où chacun réclame à l'État de lui fournir une béquille. L'inactivité est vigoureusement encouragée .
Entre le RMI (revenu minimum d'insertion) et le smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance) ? quel langage, quand en plus la croissance est nulle ! ? la différence est devenue infime. Il faudrait être des héros pour rechercher une «insertion» dans le monde du travail. A un coût énorme et sans aucun profit, l'État entretient un peuple d'oisifs pauvres. Il doit y avoir un moyen terme entre la misère et la paresse.
La France vit étranglée par un déficit budgétaire anormal, paralysant. Or, à quoi est dû principalement ce déficit ? Aux salaires d'une fonction publique pléthorique, obèse, et scandaleusement privilégiée.
Depuis vingt ans et plus on dit, on répète, qu'il faut réduire ces dépenses-là. Je me rappelle avoir été des premiers à élever la voix dans ce concert. Autant verser de l'eau dans une clarinette. Les services publics n'ont cessé de s'enfler.
Les chiffres varient largement, selon les bases de calcul. Les services gouvernementaux annoncent pudiquement 2 millions 800 mille fonctionnaires, en ne prenant en compte que les effectifs des administrations centrales et de l'enseignement. Si l'on y ajoute les personnels des administrations territoriales et des hôpitaux, on monte à 4 millions et demi ; et si l'on comprend les employés des entreprises et organismes publics, on atteint le chiffre vertigineux de 6 millions 200 mille agents rétribués par l'État, c'est-à-dire, à vue de nez, le quart de la population active sur lequel règnent les deux CGT.
La France cultive la triste particularité d'être le seul pays semi-communiste d'Europe, et, partant, de subir à demi l'échec qu'ont connu tous les États communistes.
Depuis vingt ans et pour des raisons vingt fois exposées, la première tenant à l'allongement constant de la vie des Français, la modification du régime des retraites s'imposait à la nation, sous peine d'aller à une catastrophe. Les gouvernements socialistes le savaient et le disaient, mais ne pouvaient se résoudre à prendre les mesures nécessaires.
En 1993, Édouard Balladur, avec autorité, accomplit la réforme des retraites du secteur privé ; cela se passa sans aucun drame. Dès son arrivée à Matignon, Jean-Pierre Raffarin annonça qu'il allait en faire autant pour le secteur public. Mais aussitôt la loi déposée, les syndicats, ce printemps, jetèrent les fonctionnaires dans la rue. En même temps, ils déclenchaient une grève des chemins de fer d'autant plus illogique que les cheminots sont les plus avantagés pour le départ à la retraite, qu'ils disposent du plus grand nombre d'avantages dits sociaux, et que le moindre guichetier de gare bénéficie, en salaires et horaires, du traitement accordé autrefois aux hommes qui pelletaient le charbon dans les locomotives. Le coût de ces grèves s'est élevé à 250 millions pour la SNCF, sans compter les pertes infligées, par la paralysie des transports, à toute l'économie française. Mais la loi fut tout de même votée.
Le relais de l'agitation fut pris, en fin de printemps, par les personnels de l'Éducation nationale où, là aussi, les syndicats de gauche sont rois.
On sait bien que, pour «dégraisser le mammouth», il faut commencer par le découper. Dans la politique de décentralisation entreprise par le gouvernement, c'est incontestablement sur le secteur de l'enseignement que l'effort doit se porter en priorité.
Pourquoi un tel nombre de professeurs se sont-ils livrés à des démonstrations indécentes qui devraient, s'il y avait un peu de bon sens, les faire exclure de leur profession ? Parce que l'on projetait de faire administrer et rémunérer par les collectivités locales les agents qu'on pourrait appeler auxiliaires de l'enseignement, parmi lesquels les médecins scolaires, les «psychologues» et conseillers d'orientation. L'annonce de cette mesure a mis en rage les syndicats. Le gouvernement a dû se limiter aux seuls employés d'entretien et de nettoyage. Quant au fameux «malaise» de l'enseignement, dû aux méthodes et aux programmes, les syndicats n'y proposent pour remède que des engagements de personnel, alors que celui-ci a de loin dépassé le million.
Vint l'été et le débordement des «intermittents» du spectacle. Il s'inscrit dans une dérive dont l'origine remonte aux Maisons de la culture d'André Malraux qui se transformèrent très vite en niches de la subversion gauchiste, où le spectacle devint le tout de la culture, et où la subvention remplaçait le public.
Le terme d'«intermittents» désigna d'abord les figurants de cinéma ou les «utilités» du théâtre, auxquels fut consenti un régime particulier d'assurance-chômage. Petit à petit s'agrégèrent à ce régime les musiciens d'orchestre, les personnels de scène, les techniciens du cinéma et de la télévision, les cameramen, les éclairagistes, les scriptes, et tous participants à une mise en scène, un film, une émission jusques et y compris les secrétaires-dactylographes. Tous ces personnels y trouvaient leur compte, touchant leur assurance chaque jour où ils n'étaient pas employés, et les sociétés de production aussi qui n'engageaient presque plus d'employés permanents.
Étrange discrimination. L'avocat manquant de causes est-il un intermittent du barreau, l'écrivain à la recherche d'un éditeur, un intermittent de la littérature, l'ébéniste en panne de commandes, un intermittent de l'artisanat ?
L'exception n'est acceptable que si elle ne dégénère pas en abus. Les syndicats modérés comprirent et admirent qu'on mît quelque limite au chômage des «intermittents». Ce fut la CGT-spectacles qui s'y opposa, organisant ces émeutes qui obligèrent à annuler les grands festivals de la saison. Ces actions de chantage ont infligé des pertes inchiffrables aux villes organisatrices, aux industries hôtelières, à tous les commerces locaux, et altéré l'image touristique et artistique de la France. Tel est le bilan de nuisance, pour cette seule année, de nos syndicats marxistes.
Notons pour mémoire les grèves des postiers, parcellaires mais endémiques, que l'on n'annonce même plus, dans tel arrondissement une semaine, tel centre de tri une autre, qui rendent le courrier incertain, cependant que le déficit des Postes, que l'État devra combler, tourne autour de 200 millions d'euros.
Et n'oublions pas la solide installation des syndicats de gauche dans la presse, la radio et la télévision, particulièrement celles dites du service public. Nous avons là, biaisant l'information et les débats, des nostalgiques d'une idéologie totalitaire partout ailleurs défunte et enterrée .
Tant que dura l'URSS, les communistes pouvaient être regardés comme le parti de l'étranger. Aujourd'hui, leurs syndicats constituent l'ennemi de l'intérieur.
La réforme de l'État est le mot d'ordre des années présentes. En confiant la tête du gouvernement à M. Raffarin, le président Chirac a choisi la réforme lente, espérant qu'elle sera consensuelle.
Reconnaissons que M. Raffarin et son gouvernement montrent de la persévérance, un indéniable courage, et remportent quelques succès. Souhaitons-en la poursuite.
Quand le ministre M. Delevoye annonce que l'avancement dans l'administration devra se faire au mérite, et qu'il faudra cesser de donner à tous les fonctionnaires la note de 20 sur 20, il est dans la bonne voie. Mais comment cette décision proprement révolutionnaire va-t-elle être accueillie ?
Si, là comme ailleurs, la méthode lente ne réussissait pas, alors il faudrait passer, quels qu'en soient le coût et les risques, à la méthode accélérée. Il faudrait, en tout premier et par ordonnance, changer le statut de la fonction publique que les communistes fabriquèrent en 1946, faire voter cette loi sur le droit de grève qui était promise par la Constitution et qui ne fut jamais mise en chantier, et rogner le pouvoir des commissions paritaires qui sont des soviets installés dans chaque ministère.
Vaste programme, en vérité. C'est à l'opinion d'en décider, c'est-à-dire à chaque Français, dans son coeur, s'il se veut heureux dans une France redevenue elle-même.