j'ai retrouvé l'article que j'avais lu
LE MONDE | 23.11.04 | 14h25
Dans la cour, une pyramide de gravats. Seul un gardien veille sur les décombres. Le raid mené par un Sukhoï gouvernemental, le 6 novembre, avait fait 10 morts et 33 blessés.
Bouaké (Centre de la Côte d'Ivoire) de notre envoyé spécial
De l'enfer qui s'est abattu du ciel sur les soldats français de Bouaké, sous la forme d'une attaque aérienne lancée par un chasseur Sukhoï ivoirien, le 6 novembre, que reste-t-il ? Dans la cour du lycée René-Descartes, une pyramide de gravats a été dressée avec une minutie toute militaire, vestiges d'une partie de la base-vie des soldats.
Aux abords, l'esplanade et les bâtiments touchés ont été nettoyés avec soin lors de la "décontamination" du site. Ici, dans l'ancien lycée français de la seconde ville de Côte d'Ivoire, où les forces françaises de l'opération "Licorne" ont installé l'un de leurs camps après l'éclatement d'une rébellion, en septembre 2000, on a relevé 9 morts et 33 blessés parmi les soldats, en plus du décès d'un civil américain.
A présent, seul un gardien veille sur les décombres. Non loin, l'immense tente-atelier claque toujours au vent. Elle était bien visible, tout comme le drapeau français sur son mât, les véhicules militaires bien alignés ou les soldats regroupés à l'heure du déjeuner, casque lourd sur la tête en raison de l'état d'alerte. Depuis deux jours, les avions gouvernementaux décollaient de Yamoussoukro, la capitale politique, pour frapper des objectifs dans le nord du pays, tenu par les ex-rebelles. Ni les forces françaises ni celles de l'ONU ne s'y étaient opposées, signe, pour les ex-rebelles, que la France avait choisi le camp du président Gbagbo. En deux jours, les Sukhoï gouvernementaux avaient déjà frappé quatre fois Bouaké, visant, sans résultat probant, les positions des ex-rebelles. La tension entre ces derniers et les hommes de la force "Licorne", accusés de fermer les yeux sur l'offensive gouvernementale, était alors au plus haut.
Il est 13 h 15, samedi 6 novembre, lorsque les deux Sukhoï surgissent dans le ciel de Bouaké. A l'intérieur du camp, le foyer vient de fermer après le déjeuner. Les soldats se trouvent à l'extérieur, là où des tables ont été dressées pour le café. Dans une salle où sont regroupés les ordinateurs, des lits ont été dressés pour héberger cinq civils réfugiés au camp. Une femme ivoirienne et sa fille, deux Français de la ville qui redoutaient une attaque contre les Blancs originaires de l'ancienne colonie, et un employé américain d'une organisation de développement travaillant dans le secteur de la riziculture.
"ALERTE ! ALERTE !"
L'un des deux Sukhoï fait un passage à basse altitude au-dessus du camp, si bas que le grondement de ses réacteurs assourdit les civils réfugiés dans la salle des ordinateurs du lycée, tandis que des soldats français aperçoivent le casque blanc du pilote. Puis, après avoir repris de l'altitude et avoir viré au-dessus de la ville, le chasseur se place dans l'alignement du bâtiment où vivent les troupes françaises et, en piqué, largue un ou plusieurs paniers de roquettes.
"Quand nous avons entendu les cris : "Alerte ! Alerte !", nous nous sommes allongés, côte à côte, mon frère et moi, témoigne l'un des habitants de Bouaké réfugié à "Descartes". Le jeune Américain est venu s'installer entre nous. On ne comprenait pas ce qui se passait exactement, et puis il y a eu un grand "boum !". J'ai crié, mon frère a répondu et j'ai compris qu'il était vivant. Mais une roquette a percé le mur et a éclaté à l'intérieur. Juste entre nous, un éclat a touché l'Américain à la tête. Il a été tué sur le coup. Le toit était en train de prendre feu, il y avait des morceaux qui commençaient à s'écrouler, nous sommes sortis à quatre pattes en nous brûlant les mains sur les éclats. Il y en avait partout", explique-t-il en montrant ses mains encore bandées et des pansements enserrant son torse, là où un éclat de roquette est encore fiché.
"En sortant, j'ai eu un choc. Il y avait tous ces hommes couchés par terre, comme si on les avait fauchés. On entendait des gémissements, des cris. Il y en avait qui râlaient. Des hommes avaient des blessures horribles, des casques arrachés, des gilets pare-balles troués, une vision d'horreur", se souvient l'un des deux frères, rescapés par miracle. Des soldats aident à l'évacuation des blessés vers l'infirmerie voisine, que les projectiles n'ont pas atteinte.
Aujourd'hui encore, les raisons exactes de cette attaque demeurent obscures. L'une des cibles potentielles du Sukhoï, dans les environs de "Descartes", était l'Ensao, une ancienne école de formation militaire, dans laquelle des gendarmes originaires du Sud ont été massacrés par les rebelles au début de la guerre, et présentée à présent comme un camp militaire, alors que les locaux, vides, sont envahis par l'herbe à éléphant. Non loin se trouve également la résidence de Chérif Ousmane, l'un des principaux chefs militaires des Forces nouvelles. Aucun de ces deux points, distants tous deux de près de 1 kilomètre de "Descartes", n'a été visé.
Selon une autre hypothèse, un soldat de l'armée ivoirienne, chargé du largage des bombes, aurait commis une erreur. En réalité, assure une source militaire, la personne qui tire à bord des Sukhoï ne voit pas son objectif. Elle se contente d'obéir aux ordres du pilote. Surtout, le soin de l'appareil à se placer, pour tirer, dans l'alignement des bâtiments du camp français où étaient massés des soldats français casqués, impossibles à confondre avec des rebelles, laisse peu de doutes sur les intentions du pilote.
Si les causes de l'attaque du Sukhoï contre "Descartes" sont un mystère, ses conséquences, outre les pertes et les dommages subis, ont été rapidement connues. Moins d'une heure après avoir frappé le camp français, les Sukhoï ont été détruits à leur retour à Yamoussoukro. Puis l'ensemble des moyens aériens ivoiriens a été neutralisé par la France. En réaction, alors, les ressortissants français ont été visés par des manifestations à Abidjan.
COLONNE BLINDÉE
Pour les défendre, une colonne d'une centaine de véhicules blindés a quitté le nord de la Côte d'Ivoire la nuit suivante, notamment de Bouaké, en direction de la capitale économique. Alors que, depuis plusieurs années, les militaires français se plaignaient de voir leur action entravée fréquemment par les tracasseries de la part des deux camps, la colonne qui descend vers Abidjan fait savoir qu'elle ne tolérera d'être bloquée par aucun barrage, quitte à "ouvrir son chemin au canon", selon un officier. Des coups de téléphone avec les chefs de la rébellion leur font savoir que Paris n'acceptera pas, non plus, le déclenchement d'une contre-offensive rebelle en direction de la zone gouvernementale.
La colonne blindée parvient à Abidjan dans la nuit sans rencontrer de résistance sérieuse. "Il y a quelques semaines, on aurait pu être bloqués à un barrage par un milicien sur une Mobylette, commente un officier français de Bouaké. Là, on a repris la main, et cela nous a tous fait beaucoup de bien de le sentir."
Jean-Philippe Rémy
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.11.04
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du vide, j'en ai plein !