Citation :
Que justice soit fête :
Dans le sillage des Daft Punk, le duo montmartrois révélé par le site MySpace a ressuscité la French touch dans les clubs du monde entier. Un succès aussi fulgurant que lefficacité de leurs mixes. Lire la suite
Il y a dix ans, la France était devenue le pays le plus pop de la planète, grâce à Dimitri From Paris, à Air et aux Daft Punk, dont le premier album, vendu à 2,5 millions dexemplaires, marqua une génération. Les rockeurs peuvent toujours ségosiller dans la langue de Molière : pour traverser lAtlantique, rien ne vaut la dance music . A la fin des années 70, Cerrone, puis Jacques Morali et Henri Belolo, responsables des tubes disco de Patrick Juvet et Village People, conquirent New York en une nuit. Vingt ans plus tard, la mégapole sinclinera devant léquipe de Parisiens Respect, qui présente les Daft Punk au Sound Factory.
Puis la French touch sest démodée, jusquau retour de flamme, en 2007. Rôdé depuis un an, le show des Daft Punk, qui ne se sont pas produits sur scène à Paris depuis 1997, affiche complet à Bercy le 14 juin, tandis que les Justice sapprêtent à reconduire le jackpot. Depuis deux ans, cest la montée exponentielle. Xavier de Rosnay et Gaspard Augé mixent quatre soirs par semaine dans des villes différentes. A Londres, leurs fans se jettent dans la foule. Au Zouk de Singapour ou à Hongkong, ils pulvérisent les records de préventes. Des artistes comme Britney Spears, Pharrell Williams et Franz Ferdinand leur commandent des remixes. Eux-mêmes se sont appropriés en 2003 un titre anecdotique de Simian quils ont transformé en Never Be Alone : un tube conciliant les vertus club des Daft, lénergie des classiques rock et lentêtante évidence des mélodies pop. Grâce à MySpace, Xavier et Gaspard ont des millions de jeunes amis, qui connaissent déjà leurs titres et réagissent hystériquement à leurs prestations abrasives. Derrière ce blitzkrieg underground, il y a un label, Ed Banger Records, créé par Pedro Winter, manageur des Daft Punk depuis leurs débuts. Un personnage clé de la French touch : les Daft, Dimitri From Paris, Bob Sinclar, tous ceux qui jouèrent au Fumoir du Palace quil anima en 1995 ont fait carrière. Lui-même est devenu une figure, chaînon manquant entre lunderground et lindustrie de la mode, de la nuit et du luxe. Il mixe pour les 100 ans de Van Cleef and Arpels célébrés à Paris, Tokyo et New York, et, la semaine daprès, dans un club de Göteborg pour 200 kids fluo. Il dessine des séries limitées de baskets pour Nike, et des marques comme Nokia ou Motorola le consultent pour savoir si le vert fluo est tendance cette saison, ou si le design de leur portable convient. Entre son épouse, Nadège, responsable de la communication de la boutique Colette, et son amitié avec le producteur Pharrell Williams, Pedro Winter est dans les pages people des magazines branchés de la planète.
Ce nest pas non plus un hasard si Ed Banger Records, Phunk (lagence de Fabrice Desprez qui gère sa communication), le label ami Kitsuné, Because Music (qui a pris Ed Banger sous licence), les Justice, comme les Daft Punk sont tous installés sur la butte Montmartre. Un quartier historique de la fête, mais aussi une ex-commune, car Justice nest que la partie émergée du nouvel iceberg electro parisien avec des labels comme Institubes, Disques Primeurs, Arcade Mode et des artistes comme Uffie, Feadz, Para One, Surkin, Sebastian et DJ Mehdi. Selon Desprez, «la vitalité de cette scène tient au fait que les artistes electro français ont vite compris lutilisation des nouveaux vecteurs de communication et de diffusion de la musique. Ils sont les plus visités sur MySpace, tous pays confondus».
Arpèges acidulés et cordes frénétiques
Via MySpace, on a constaté la popularité de Justice lors du dernier Coachella Festival, en Californie, où le duo se produisait entre Björk, Red Hot Chili Peppers et Arcade Fire. Cétait leur premier live, avec ce décor de croix lumineuse, son dusine atomique déferlant en lames compressées, arpèges acidulés, cordes disco frénétiques, voix dadolescentes sexy, mélodies nasillardes et mélancoliques à la Vladimir Cosma. Lalbum fournit la matière de ces concerts où Xavier et Gaspard remixent en direct différentes pistes défilant sur des ordinateurs. Savamment composées et arrangées, emballées de break beats hard funk, de guitares disco et de basses slappées, les douze compositions de # (1) sont coulées dans lacier trempé qui terrasse les dancefloors. Plus grand-chose à voir avec la blog house , cette electro bricolée sur un ordinateur portable, et mise en ligne aussitôt après, dont le groupe na conservé que lénergie vitaminée. Car Xavier de Rosnay et Gaspard Augé sont des perfectionnistes. Leur disque est présenté dans un luxueux digipack dépliable en forme de croix, et leur son est dune rare sophistication.
A la veille du week-end dernier, le duo donnait son deuxième live dans le cadre du festival Primavera de Barcelone, léquivalent européen de Coachella
Bordé à droite par la plage et à gauche par un centre commercial, lhôtel AC surplombe le site doù parviennent stridences de guitares et rumeurs de la foule. Les Justice sont annoncés à 2 heures du matin, après les Smashing Pumpkins et les White Stripes. Dans sa chambre, Xavier de Rosnay programme ses ordinateurs, discute avec Gaspard Augé de différentes introductions possibles pour un titre, car il faut mettre le feu et les Catalans sont réputés difficiles. Pedro Winter, Max, le producteur de leur tournée, un représentant de Warner, distributeur local, ainsi que le responsable marketing de Ed Banger chez Because Music donnent également leur avis, avant le départ pour la cantine. Entre la salade et le poulet, les Justice évoquent leur rencontre en 2003, suivie peu après de celle de Pedro Winter et de la publication de leur premier maxi. Xavier, né le 2 juillet 1982 en Seine-et-Marne et Gaspard, né le 21 mai 1979 à Besançon, travaillaient tous deux comme graphistes quand ils ont décidé de «tout mettre entre parenthèses».
Le premier avait 12 ans quand Nirvana régnait sur la planète rock. Il a joué de la basse et de la guitare dans des groupes grunge, disco et post-rock. Le second a aussi joué de la batterie dans de «mauvais groupes de lycée» avant de réaliser des pochettes de disques pour les autres et de se produire dans des squats avec son ordinateur portable, un therémine jouet et une boîte à rythmes. Pedro Winter, qui venait de créer son label Ed Banger, sortait des maxis offrant un nouvel artiste sur une face et un plus confirmé sur lautre. Les Justice tombaient à pic, avec leur remix de Never Be Alone et son refrain en forme dhymne disant en substance : «Nous sommes tes amis, et tu ne seras plus jamais seul.»
Péplum techno funk
Xavier et Gaspard sont lucides quant à leur place dans lhistoire de la culture populaire. «On ne peut nier quon est dans la filiation des Daft Punk, mais on ne peut sattendre à créer le même électrochoc. Les Daft ont rendu populaire à léchelle mondiale une musique qui était très underground. Il ne servirait à rien dessayer de reproduire les mêmes recettes ni despérer un même impact.» Dans une micro-industrie où un maxi se vend entre 500 et 1 000 exemplaires dans le monde, les 50 000 copies écoulées du premier maxi de Justice, et même les 20 000 du deuxième, font office de best-sellers.
De fait, dans léconomie dun artiste techno, les bénéfices dun disque ne représentent généralement pas grand-chose. Ce sont les cachets de DJ, parfois plusieurs milliers deuros la soirée à jouer les disques des autres, qui permettent de vivre. «Dès quon a commencé à mixer, explique Xavier de Rosnay, on sest mis à recevoir des sommes embarrassantes.» Ils se disent préparés à ce que leur album ne fasse quun score moyen, parce que «la popularité sur MySpace nentraîne pas nécessairement des ventes de disques». Rien na changé depuis Elvis ; pour vendre, il faut «un look sexy, tourner inlassablement, et être épaulé par une structure marketing hyper motivée» . Si les Anglais les ont consacrés avant la France, comme les Daft dix ans plus tôt, cest parce que «là-bas, quand tu rentres au Megastore, cest les Klaxons qui sont en tête de gondole, et quaux Etats-Unis, cest Justin Timberlake, pas Christophe Willem». Ça doit également être le cas à Barcelone, car, dès les premières mesures de lintro symphonisante jusquau Never Be Alone hurlé bras en lair par le public, leur péplum techno funk, avec ses accélérations rave décuplées par des murs damplis Marshall dignes dAC/DC, fait mouche. Dans la loge investie par des fans, Pedro Winter félicite ses poulains. Né à Paris, en 1975, dun père diplomate et dune mère responsable promo chez RTL, il a grandi en pension : «Jy ai appris à respecter mon prochain et à vivre avec plein de gens», explique-t-il. Son CV ? Dix ans de skateboard et trois mois de fac de droit : «Pendant mes dernières années au lycée Voltaire, jorganisais déjà les soirées Hype aux Folies Pigalle, puis jai animé le Fumoir du Palace pour les Guetta. Un jour les Daft mont dit : On aime bien ton énergie, voudrais-tu devenir notre manageur ? Avec eux, jai appris comment défendre le mieux un artiste, et surtout quels choix faire quand le succès est colossal et quon pourrait perdre la tête.»
«Ça fait douze ans que je mamuse»
Pedro nest pas devenu milliardaire, il préfère réinvestir dans la production. «Un jour, je passerai le relais à des businessmen afin de me consacrer à lartistique, puis je laisserai la place à des jeunes.» Si le premier Justice vend 100 000 exemplaires, soit cinq fois plus quun best-seller electro daujourdhui, il sestimera comblé. Car le budget des disques a lui aussi diminué. «On ne dépense plus un million, plutôt entre 30 000 et 50 000 euros. Notre mot dordre, cest : Amusons-nous tant quil est encore temps. Ça fait douze ans que je mamuse, et je ne vois pas pourquoi ça sarrêterait.» Quand on lui demande ce qui a changé, il répond : «Les artistes electro étaient sans visage. La génération de Justice a totalement intégré la rock attitude. Jattends le moment où le New Musical Express publiera un poster deux que toutes les petites filles accrocheront dans leur chambre.»
Un journaliste rock britannique achève justement sa déclaration damour aux Justice, puis le petit groupe rentre à lhôtel, sur un buggy de golf blanc. Ordinateurs en bandoulière, Xavier constate quil ne voit rien des villes quil traverse. «La mondialisation est une évidence. Alors on reste enfermés à lhôtel à bosser, puis on va à la salle et on reprend lavion. Aucune différence que lon soit à Los Angeles, Barcelone ou Tokyo, excepté le public, qui est plus ou moins réceptif.»
|