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Vivre avec le terrorisme, par Jean-Marie Colombani
LE MONDE | 26.07.05 | 12h44 Mis à jour le 26.07.05 | 13h18
Nous le savons depuis le 11 septembre 2001, les attentats de Londres et de Charm el-Cheikh, après ceux de Madrid, Bali, Casablanca, sont hélas venus le confirmer : nous vivons une période inédite et profondément déstabilisante, particulièrement complexe qui mettra à l'épreuve la capacité de résistance de nos sociétés. Il faut donc tenter d'en prendre la mesure, à travers quelques remarques.
1. Le terrorisme islamiste est là pour durer.
Il serait donc, à son endroit, dangereux de nourrir quelque illusion que ce soit. L'une d'elles serait d'imaginer que la France est à l'abri des terroristes qui viennent d'endeuiller l'Angleterre et l'Egypte. Les autorités françaises ne l'entretiennent pas ; elles ont raison.
Car il n'y a pas de diplomatie spécifique de nature à protéger un pays "occidental" d'une offensive menée au nom de la lutte contre l'Occident.
Car c'est bien un combat contre les démocraties et ce qu'elles représentent liberté de murs, matérialisme, statut de la femme, séparation résolue du spirituel et du temporel que mènent les petits groupes de terroristes islamistes. Avec un objectif : tuer le plus grand nombre de civils possible parmi les Occidentaux, américains ou européens, chez eux ou dans les lieux les plus fréquentés du tourisme de masse. La tuerie peut aussi être perpétrée pour châtier ou déstabiliser un régime du monde arabo-musulman accusé de penchants impies ou d'amitiés pro-occidentales. Mais c'est toujours le même ennemi : l'Occident, celui des Lumières. Ce sont les lumières qui menacent la société à laquelle ils aspirent et qu'ils veulent imposer au monde arabo-musulman : une organisation dictatoriale, dirigiste, fondée sur le refus de séparer la mosquée de l'Etat. La norme contre la réforme. La règle contre la vie.
2. Le terrorisme islamiste n'est pas réductible à une seule cause.
Derrière l'action de ces cellules autonomes de jeunes musulmans sunnites, la génération terroriste qui frappe aujourd'hui, il y a un curieux mélange de sentiments qui forment un cocktail explosif. L'Occident est perçu comme d'autant plus dangereux qu'il séduit et attire ; jugé d'autant plus détestable qu'il rend jaloux ; considéré comme d'autant plus illégitime et humiliant par des jeunes gens bercés d'une vulgate selon laquelle l'islam sunnite est la version supérieure et la plus aboutie des monothéismes.
Comment expliquer les retards enregistrés par le monde arabo-musulman s'il est le dépositaire de la dernière et de la plus parfaite des religions révélées ? Le terrorisme qui frappe aujourd'hui ne s'explique pas sans une réflexion encore à mener sur les rapports entre l'islam et la modernité, entre le monde musulman et l'Occident. Ici et là, la globalisation du mode de vie occidental provoque frustrations, marginalisation, aliénation, à la fois séduction et rejet quand elle heurte d'autres cultures. Ils imaginent que cette globalisation est d'abord une globalisation des moeurs qui est perçue comme une entreprise de déstabilisation de leur laïcité. Leurs cibles, ce sont tous les lieux symboles du cosmopolitisme contemporain.
3. Le terrorisme islamiste n'est pas, non plus, réductible aux conflits régionaux qui ont pour théâtre le monde arabo-musulman du Cachemire à la Palestine, de l'Afghanistan à l'Irak.
Les sunnites de l'islam radical ont en effet l'indignation sélective : le martyre des chiites ou des Kurdes de l'Irak de Saddam Hussein ne leur a jamais tiré une larme. Ils ne se sont saisis du conflit israélo-arabe que par raccord, comme l'une des justifications après coup de l'attentat du 11-Septembre. Mais il est vrai que ces conflits entretiennent paranoïa, théorie du complot et complexe d'assiégés parmi les populations au sein desquelles se recrutent les terroristes. Le terrorisme n'est pas réductible à ces conflits. La haine de l'occident et de la démocratie survivra à l'évacuation de Gaza. Mais il s'en nourrit désormais à satiété. Chaque avancée vers le règlement de ces conflits est, en elle-même, un pas important pour qui souhaite la paix ; elle l'est aussi dans la lutte contre le terrorisme en termes d'opinion ; si éminemment souhaitable soit-elle, notamment au Proche-Orient, chaque avancée n'est qu'une petite part de la réponse.
4. L'Irak n'était décidément pas, n'est pas une réponse au terrorisme.
L'intervention militaire américaine dans ce pays, comme les Européens l'avaient prédit, n'a fait qu'exacerber la rancur des militants islamistes ; elle a joué le rôle de "sergent recruteur du terrorisme", comme le dit le dernier rapport de Chatham House ; elle entretient une bonne partie du monde arabo-musulman dans sa détestation des Etats-Unis et sert évidemment de prétexte. Pire : dans le monde de la globalisation instantanée des images, la responsabilité de chaque massacre à la voiture piégée à Bagdad n'est pas attribuée à tel ou tel groupe de la rébellion sunnite ; elle est imputée à l'occupation américaine et considérée comme une preuve supplémentaire de la "guerre" que l'Occident mènerait à l'encontre du monde musulman. Des centaines de millions de téléspectateurs musulmans rendent les Etats-Unis responsables des carnages quotidiens que connaît l'Irak. On peut discuter de la validité du raisonnement ; on ne peut ignorer cette perception dominante.
De ce point de vue, il est vain, de la part de Tony Blair, de nier l'évidence : le lien entre les attentats de Londres et l'implication britannique aux côtés de George Bush est une forte probabilité. Mais il serait dangereux d'en tirer comme conclusion que la seule voie est le retrait : s'il est vrai qu'Américains et Britanniques ont envahi l'Irak pour de mauvaises raisons, ils ont désormais une obligation d'accompagner la naissance d'un futur démocratique en Irak. Tâche qui nécessitera de longs, patients et douloureux efforts.
5. Les Occidentaux n'ont pas toutes les clés.
Certes, ils peuvent et doivent s'impliquer davantage dans la résolution des conflits régionaux ; mieux intégrer leurs minorités musulmanes ; prendre leurs distances à l'égard de régimes longtemps considérés comme amis qui sont autant de freins à la réforme dans le monde arabo-musulman.
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