Citation :
Calcul simple multipliez le nombre annuel d'appelés (250 000) par 300 jours (10 mois) , et divisez le tout par 29200 (nombre moyen de jours dans une vie humaine). Chaque année, l'armée engloutissait l'équivalent de 2568 vies humaines. Même sans guerre, l'armée restait une usine à tuer. Une mort douce par mélancolie grise et diluée.
Je n'ai eu aucune souffrance à endurer. Je travaillais toute la journée à compter des boulons et à saisir des données sur un ordinateur. Pas de violences sur moi. Une bouffe trop peu abondante, mais correcte (seulement deux infections en 10 mois).
Mais je n'étais pas libre. Pendant 10 mois, je n'ai pas été libre de mes mouvements. Je ne pouvais pas dire "je m'en vais plus tôt", ou dire "ras le bol, je me casse". Pendant 10 mois, je n'ai rien choisi de mes jours. J'ai vécu un état intermédiaire entre le prisonnier, l'écolier et le patient hospitalisé. Des horaires partout, pour se réveiller, s'habiller, se laver, faire le ménage, manger, travailler, se détendre.
C'était une peine de prison réglementaire : pas de barreaux, pas de matons, mais un simple retard de 5 minutes à l'appel vous coûtait 5 jours de prison. Et on ne pouvait pas descendre, dire "j'arrête", présenter sa lettre de démission. Rien de tout cela.
J'ai toujours regardé avec la plus immense compassion toute personne privée de sa liberté par l'Etat, même le VSNE dans sa planque, même l'objecteur de conscience en "demi-vie" dans son association de quartier.
Je plains depuis tous les prisonniers, même ceux coupables des plus terribles crimes.
C'était un impôt qu'on versait en temps, et c'était donc le plus inégalitaire des impôts, pas seulement parce qu'il ne touchait que les hommes (des adultes, responsables, autonomes
), mais aussi parce qu'il est de la même durée pour les plus pauvres, malgré leur espérance de vie réduite par rapport aux riches.
Cet impôt aurait pu être intelligent
après tout, l'armée d'appelés, pourquoi pas ? UN impôt progressif, indexé sur le niveau de vie, perçu par des militaires responsables ave des missions précises (je rêve)
Mais non, c'était foutu de toutes façons, et depuis des années, peut être depuis le début. Le service militaire était déjà condamné il y a longtemps
.
Il y avait cette espèce de fausse éthique de l'honneur militaire à la « mord moi le nud » : les grades à apprendre et restituer par cur, l'idée du "devoir sacré de la patrie", la place stupide et anti-pragmatique faite aux "traditions militaires".
Il y avait l'exclusion érigée en système : les bac -4 aux travaux pénibles, les bac+4 devant les ordinateurs. Le mépris entre les appelés de classes sociales différentes : pas de brassage, une simple cohabitation. Eh oui, la "camaraderie militaire", ça n'existe qu'en temps de guerre, quand effectivement un plus pauvre ou un plus riche que vous peut vous sauver la vie. En temps de paix, on se méprise, on s'insulte, on se déteste.
Il y avait cette atmosphère glauque, faite d'ennui; de fadeur du travail
cette fadeur est évoquée dans Dostoïevski (souvenirs de la maison des morts) ou dans la vie en camp de travail "soft" (dans "La plaisanterie" de Kundera). C'est le goût du temps perdu à faire ce qu'on ne veut pas faire.
Il y avait les départs en permission où la simple idée du retour vous fichait le cafard.
Il y avait cet état de soumission, si facile à obtenir de personnes qui n'ont dormi que trois heures, et qui permet de maintenir la discipline au cours de deux mois de classe.
Il y avait le bâton, et jamais la carotte.
Il y avait les parents qui disaient "allez, c'est un mauvais moment à passer", ou "j'y suis passé moi aussi"
et la réponse impossible à formuler, l'impossibilité de faire comprendre que l'absurdité que nous connaissions était au delà de toute formulation (voir l'excellent "Presque
" de Larcenet, aux Rêveurs de Runes). Ce sentiment d'être ailleurs, cette difficulté de parler aux proches et aux amis, l'impression perpétuelle d'être en sursis au cours des permissions.
Il y avait l'absurdité, l'absurdité, l'absurdité
L'absence de sens de ce que nous faisions.
Il y avait ce grand père de 87 ans qui, m'ayant raconté combien l'armée lui avait appris, avait conclu "Oui, mais pour vous, les jeunes qui vont à l'école, c'est idiot de vous faire faire toutes ces bêtises". Merci Papi, j'ai pas oublié.
Il y avait ces vieux bornés de 65 ans qui avaient connu l'armée, mais en guerre, et qui trouvaient que ce que j'avais vécu, c'était de la petite bière.
Il y avait ces mères qui me disaient "vraiment ? Je suis très étonnée de ce que vous dites
le fils de mon amie XXXX a fait les EOR, il est ravi
il dit que c'est une bonne expérience de conduite des hommes"
Il y avait ces baby boomers à la con qui me parlaient de devoir, de Nation et d'intégration sociale en me racontant leur coopération à Lima et de leur fils qui allait faire un VSNE
Il y avait ce pauvre bougre qu'on baratinait pour leur faire faire un VSL à 1600 balles par mois pour réparer des bidets en Bosnie.
Il y avait les gens à qui je rabachais, durant mes permissions, "fais toi réformer, c'est possible, c'est facile, fais le avant qu'il ne soit trop tard" et qui finissaient, par passivité, ou par crainte
, par partir quand même
Il y avait cette certitude absolue de ne servir à rien, qu'on trouve très souvent au sein de l'armée de terre, même chez les engagés. En temps de guerre, la caserne où je me trouvais aurait été incapable de se défendre contre un commando entraîné. Elle aurait été décimée par une simple journée de marche en automne (les toiles cirées n'étant pas étanches, le rhume aurait vite eu raison de nos braves pioupious).
Il y avait ce fascisme ambiant chez 9 officiers sur 10. Je dis bien fascisme, ce n'est pas une figure de style : j'entends par là une vision purement élitaire de la société, divisée entre les "Purs" et les "loques". C'est normal lorsqu'on a des dynasties de militaires de père en fils.
Il y avait des personnes incapables de défendre la démocratie, non seulement parce qu'ils n'y croyaient pas, mais encore parce qu'ils étaient incompétents, même aux arts militaires. On a toujours dit que l'armée française était en retard d'une guerre. A présent, le retard s'est accru : on s'en sortirait tout juste en 1914 face aux armées du Kaiser.
Il y avait ce "désapprentissage" de la vie civile. Des gens a priori normaux, ramenés à un age mental de colonie de vacance, la bière et les armes en plus.
Il y avait la corruption minable et gagne petit, le gaspillage, la veulerie, l'alcoolisme institutionnalisé
Il y avait la "fête" du régiment (présence obligatoire des appelés, d'où une permission en moins, 5 F la bière).
Il y avait, le jour de ma libération, un autre contingent de bleus qui arrivait en sens inverse
Et moi qui soupirait "oh mon Dieu
mais ça va durer encore longtemps ???"
Tout l'apprentissage que j'en retire, je l'ai acquis en quatre ou huit semaines de classes :
- Se méfier de tout militaire, quel qu'il soit (même s'il est gentil, il peut être très con. Et même s'il est gentil et intelligent, il a derrière lui les plus cons des plus cons et les plus méchants de tous les cons)
- ne jamais élire un militaire à la tête d'un état, se débrouiller pour assassiner, même au péril de sa vie, tout militaire faisant mine de vouloir être ministre. (je dis ça parce que je suis un peu en colère )
- Un militaire est souvent avant tout un inapte à la vie civile.
- une administration peut être à 100% autocentrée et fonctionner entièrement à vide pendant des années sans que personne ne s'en aperçoive ni réagisse.
- Leçon de management : pour rendre fou un subordonné et le faire virer, il suffit de ne pas lui expliquer le pourquoi d'un ordre. Résultat garanti.
- On peut faire faire n'importe quoi, y compris les pires atrocités (même si, Dieu merci, je n'ai rien vu de tel), à un groupe de bidasses pas très futés, pourvu qu'on limite leur sommeil à 3 ou 4 heures par nuit.
Plusieurs fois par an, je fais ce cauchemar : on me dit qu'il y a eu une erreur administrative, qu'il n'y a pas trace de mon ancienne incorporation, que je dois repasser 10 mois sous les drapeaux. Et quelque chose en moi hurle.
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