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on, non, ce n'est pas une homélie alarmiste de plus à l'occasion de la fin du millénaire. Il s'agit d'une réalité moins symbolique que l'arbitraire sans signification physique du calendrier d'une des religions du Moyen-Orient. C'est beaucoup plus sérieux. La fin dont il est question aujourd'hui est l'arrêt du fonctionnement de la Loi de Moore, avec des conséquences autrement plus lourdes que la consommation de champagne de la prochaine Saint-Sylvestre.
Il est à peine exagéré de dire que toute notre industrie repose sur cette Loi. Mais, avant d'examiner l'importance de la Loi de Moore, rappelons ses origines et ses termes. C'est un fondateur d'Intel, Gordon Moore, qui lui donne son nom vers la fin des années soixante. Il s'aperçoit que les circuits intégrés que lui et ses collègues développent progressent de façon galopante, très différente, par exemple, des moteurs à explosion. Derrière l'hyperbole des commerciaux, la consommation, le poids ou le prix de revient au "cheval vapeur", il faudrait dire kilowatt, progresse de quelques petits pour-cent par an - quant tout va bien. C'est le lot commun. J'entends par là le rythme de progression des techniques et produits conventionnels comme la pâte à papier, le froment ou le caoutchouc synthétique. Pour les circuits intégrés, les puces, les "chips", Gordon note que, tous les deux ans, cette industrie naissante divise le prix d'un circuit par deux, ou réalise un circuit deux fois plus puissant pour le même prix. Ce doublement résulte d'une combinaison de facteurs, les caractéristiques du silicium sélectivement "dopé" par des impuretés qui lui confèrent ses propriétés magiques, et les techniques de fabrication en quantité, la photo lithographie et l'usinage physico-chimique dans les salles ultra-propres popularisées par Intel trois décennies plus tard. De ce constat, Gordon Moore fit un slogan appelé «Loi» pour faire plus sérieux. Nous verrons que ce sont les vraies lois, celles de la physique, qui font peser une menace sur la Loi de Moore. Celle-ci fut promptement révisée sous la pression des faits: le doublement du rapport prix/performances a plutôt tendance à se produire tous les dix-huit mois. Et peut-être même un peu plus rapidement pour les trois dernières années.
J'entends par là que le prix d'un Celeron à 400 Mhz est aujourd'hui inférieur à celui d'un Pentium 100 Mhz d?il y a trois ans. En tout état de cause, nous venons de vivre trois décennies de progrès galopant. A peu de choses près, trente ans de Loi de Moore équivalent à un rapport prix/performances multiplié par un million. C'est vrai pour les mémoires à semi-conducteurs, et c'est encore plus vrai pour les ordinateurs qui nous entourent, combinant capacités de traitement, de stockage et d'affichage proprement impensables en 1969. Sans la Loi de Moore, le silicium de la Silicon Valley ne serait qu'un métalloïde moins intéressant que l'acier, notre industrie n'existerait pas et je laisse à des cerveaux et des plumes plus ambitieuses l'essai d'une description d'un monde où les circuits intégrés progresseraient au même pas que les moteurs à essence, ou l'industrie de la chaussure.
Mais, si l'on croit un scientifique d'Intel auteur d'un papier très techniques, nous approchons de la fin de la Loi de Moore. Derrière le jargon, la raison est très simple. Prenons l'exemple d'un microprocesseur. Il manipule des zéros et des uns, les bits, abréviation de "binary digit", chiffre binaire. Le circuit de base d'un processeur est un minuscule domaine de silicium capable de basculer sur commande entre deux états, disons chargé et déchargé, représentant zéro ou un dans un calcul. J'emploie "chargé" car il s'agit en effet d'une charge électrique présente ou absente dans le circuit de base. Dans la vie courante, on ne se préoccupe guère du nombre exact d'électrons d'une charge. On se souvient du nombre d'Avogadro: 6,02 multiplié par 10 puissance 23. Le nombre exact d'électrons contenus dans la batterie de mon auto n'a pas de sens pratique, seul l'ordre de grandeur compte pour cette application. Mais, dans l'exemple du microprocesseur, le chercheur d'Intel pense que nous allons toucher à une limite. En effet, il semble que dans une future génération de semi-conducteurs, celle où l'espacement des éléments de circuits tombera à un dixième de micron (les prochains Pentium seront à 0,18 micron), l'état logique de base, la charge représentant le zéro ou le un, descendra à une centaine d'électrons. A ce niveau, les variations habituelles deviennent trop grandes. L'exemple le plus simple est celui d'une addition où les états logiques, les charges de deux minuscules circuits provoquent l'apparition ou la disparition d'une charge, d'un zéro ou d'un un dans une tierce cellule. Sur le papier, l'arithmétique est toute simple, binaire. Dans la réalité, ce n'est pas tout ou rien. Quelque part en dessous de la moitié de la charge nominale, le circuit réagira comme s'il n'y avait rien, quelque part au-dessus de la moitié, on fait comme s'il y avait le plein. Quand l'état d'un circuit reposait sur des dizaines de millions d'électrons, certaines variations étaient bien tolérées. Ces dernières proviennent d'écarts dans le processus de fabrication, d'autres de la radioactivité ambiante, d'autres des fluctuations prédites par la mécanique quantique. A cent électrons par jonction, par circuit de base, les variations autrefois masquées par le grand nombre deviennent si grandes en pourcentage, c'est le cas de la dire, qu'elles menacent la fiabilité des zéros et des uns, des bits confiés à la garde du circuit. On ne peut plus faire plus petit, la Loi de Moore est caduque.
Si cette prédiction est vérifiée, c'est la fin d'une époque. A ce point quelques précautions s'imposent. Tout d'abord, il s'agit pour le moment d'une hypothèse. On se doute bien que les lois de la physique interdisent l'éternité à la Loi de Moore et que le galop ralentira un jour. Mais quand? Et à quel rythme exactement. Il n'est pas dit non plus que la technologie des matériaux actuels ou à venir ne permettent pas de continuer à fournir des circuits de plus en plus performants. Autre caveat, suggéré par un mauvais sujet du cru. Selon ce triste sire, Intel nous aurait habitué a des annonces "travaillées". Autrement dit, pourquoi ce papier, pourquoi maintenant, que prépare-t-il? Nous verrons. Penchons-nous maintenant sur quelques conséquences positives du ralentissement du galop.
Les ordinateurs d'aujourd'hui sont déséquilibrés. Le processeur est très rapide et le reste du système traîne bien loin derrière. La mémoire, le bus, les périphériques sont loin de fonctionner au rythme des 600 Mhz du processeur. Imaginons un instant que les magazines de la profession se mettent soudain à acheter des analyseurs logiques, machines capables de sonder le fonctionnement d'un ordinateur. On mesurerait alors le temps passé par le processeur à ne rien faire, en attente des autres organes du système. (On pourrait aussi voir combien de temps la machine passe à gérer les tâches du système au lieu des applications, mais c'est une autre histoire, bien compliquée.) Si la menace de ralentissement du progrès des processeurs amène à investir davantage dans les performances du reste du système, cela fera tout de même avancer les performances de nos machines.
La menace de l'arrêt de la Loi de Moore pourrait avoir d'autres conséquences. Jusqu'ici, le progrès rapide a favorisé la compatibilité avec le passé, le statu quo. En effet, un ou deux tours de manivelle de la Loi de Moore et d'éventuels problèmes de rapidité ou de taille mémoire disparaissaient. C'est ce qui a favorisé l'approche cumulative des architectures de processeurs et de systèmes d'exploitation. On garde le passé et on ajoute. Cela donne les couches alluviales visibles dans les microprocesseurs d'aujourd'hui (ou de demain, voir la complexité de l'Itanium chargé d'exécuter les instructions du Pentium, plus un, certains disent deux nouveaux jeux d'instructions). Des couches alluviales semblables sont visibles dans les systèmes d'exploitation d'aujourd'hui. Avec la Loi de Moore, le poids des alluvions est faible en regard des avantages de la compatibilité avec le passé. Sans la Loi de Moore, le calcul change, l'équilibre se déplace. La fin de l'abondance de "l'énergie logique" pourrait favoriser l'apparition de processeurs et de systèmes incompatibles. La question se pose alors de leur apparition sur les formes de vie existantes, je veux dire les ordinateurs personnels, ou sur des objets encore à définir, sans passé encombrant.
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