par Daniel Schneidermann
Bardot dans sa cage
LE MONDE TELEVISION | 16.05.03 | 13h35 Par Daniel Schneidermann
vénéneuse, hypocrite, pathétique : la soirée consacrée à Brigitte Bardot par Marc-Olivier Fogiel et Ariane Massenet sur les antennes du service public fut tout cela à la fois, et donc une émission de télévision marchande formidablement réussie.
Qu'est-ce que la télévision marchande ? Celle qui force un public d'abord réticent à rester jusqu'au bout en se demandant jusqu'où on va descendre. Qui s'adresse à son masochisme plutôt qu'à son intelligence, à sa perversité plutôt qu'à sa soif d'apprendre. Et celle-là se déploie aujourd'hui sur toutes les antennes, privées et publiques.
Donc Bardot, en même temps qu'elle acceptait l'invitation de Fogiel, publiait un livre dans lequel elle déversait une bordée d'insanités sur les transsexuels, les profs, les chômeurs, les immigrés, etc. Loin d'être un incident venant entraver la majesté de la célébration télévisée du Mythe, cette coïncidence en devint évidemment l'argument central. En dépit des réticences de Bardot ?"Non, non, je ne souhaiterais pas qu'on en parle" ?, l'animateur fit la courte échelle au livre, en citant de larges extraits, tandis que le livre, en dépit des réticences de Fogiel ?"J'aurais préféré que ce livre n'existe pas" ?, faisait la courte échelle à l'émission. Quand nous avons décidé de faire cette émission, Brigitte, nous n'étions pas alertés sur la sortie de votre livre, nous aurions préféré qu'il ne sorte jamais. Mais on ne va pas éclipser les choses qui fâchent, n'est-ce pas ? Et le festival de promotion croisée démarra. "Quand vous dites : les bandes de jeunes terrorisent la population et mettent le feu aux voitures..." "L'homosexualité et la pédophilie, ce n'est pas la même chose...", etc. Les vapeurs de soufre dissipées, que resta-t-il de la passe d'armes ? D'abord l'image de l'animateur, l'exhibition de sa surprise offensée, la souplesse de ses entrechats, son habileté à se soustraire du guêpier dans lequel il s'était fourré en rejouant interminablement toutes les étapes. Et surtout sa virtuosité à se démultiplier, groupie et procureur à la fois, puisqu'il sut s'adresser "à la fois" à Bardot-le-mythe et à Bardot la dérapante. Et il s'en sortit si bien, en effet, qu'on était tout disposé à oublier l'essentiel : il aurait pu, tout simplement, annuler l'émission.
Accessoirement, entre les gouttes de cette virtuosité virevoltante comme entre les barreaux d'une cage, on l'aura entrevue, elle. D'abord, bien entendu, l'épave de sa propre gloire, le fascinant robinet à bêtise. Mais aussi le personnage plus profond, plus inattendu, d'une femme radicalement étrangère à cette légende qui s'abattit un jour sur une tête blonde comme un orage de grêle, une sorte de catastrophe naturelle imprévisible, avec son cortège de photographes persécuteurs, de parasites et de sangsues. Une femme qui, au sommet de sa gloire, accumulait les films sans enthousiasme, parce qu'un Créateur bizarrement luné l'avait appelée à ce drôle de boulot. De ce tourbillon, Bardot sortit dès qu'elle le put. "Pourquoi ?", demanda Fogiel avec insistance. Non point pour préserver le mythe. Mais tout simplement parce qu'une nasse, un piège, on en sort dès qu'on le peut. Quand les chasseurs vous laissent une échappatoire, on s'y engouffre. Voilà.
Sur la conversion de Bardot en Madone du règne animal, un psy vint en fin d'émission livrer une explication éclairante. "Elle-même a subi ce que la société humaine fait subir aux animaux. Des hordes de touristes l'ont pourchassée. Elle panse ses plaies, comme elle panse les plaies des animaux éclopés qu'elle recueille." Il fallut bien admettre que l'explication fonctionnait. Et par la même occasion, la horde des téléspectateurs, nous-mêmes, étions rappelés à notre triste condition : celle de visiteurs d'un cirque. Un cirque aux animaux misérables et terrifiés, même quand ils sont bien nourris et même si leur poil lustré fait illusion. Tiens, regarde, là, au fond de la cage, c'est la Bardot. Elle ne se réveille que tous les cinq ans, mais ça vaut le coup, elle va rugir, et tu vas voir comme elle est bête ! Un cirque aux arrogants dompteurs virtuoses. "Vous vous sentez blessée, Brigitte ?", lui demanda Fogiel avant de conclure. "Par vous ce soir, oui", répondit-elle. La boucle du piège était bouclée, une fois de plus, sur la patte fatiguée de la bête. |