Tous vos posts vont dans le même sens : peut-on donner un sens à la violence ?
Dans la dialectique du maître et de l'esclave que nous trouvons dans la Phénoménologie de l'esprit, Hegel retourne la violence en en faisant un processus dynamique dans lequel l'esclave devient le maître du maître et le maître l'esclave de l'esclave, par la médiation d'une nouvelle violence qu'est le travail opéré par l'esclave sur la nature. Comprise comme force motrice la violence devient le principe d'une évolution historique dans laquelle elle joue le rôle de la négativité nécessaire au passage d'une figure à l'autre.
Mais l'expérience singulière de la violence, dans telle agression singulière (le viol par exemple), ne contredit-elle pas cette vision ?
Dans un acte de violence, la fonction médiatisante perd son caractère absolu. Le violenté subit en effet un tort irrémédiable : la violence n'est pas pour lui un moyen mais une fin absolue. En réduisant sa liberté à néant, la violence brise définitivement son innocence, viole tous les contrats et toutes les promesses, et s'impose comme une déchéance instantanée, immédiate et irrémissible. L'expérience est pour le violenté lui-même une rupture définitive, ce que semble oublier la position qui place la violence dans un cadre " dialectico-évolutif ".
La violence n'a pas de sens puisqu'elle s'érige contre l'instance qui fournit le sens à savoir le langage. Quand celui-ci est articulé et envisagé sous son versant intersubjectif, il apparaît dans la logique du dialogue. C'est donc la possibilité et la nature même d'une pensée de la violence qui est mise ici en question. La violence marque la limite du discours car elle est en deçà de ce dernier. Ainsi, pouvons nous lire sous la plume de Primo Lévi décrivant la violence des camps d'extermination : " A ceux qui ne parlent pas ou s'adressent à vous avec des hurlements qui vous semblent inarticulés, vous n'osez pas adresser la parole [...] Si vous ne trouvez personne, votre langue se déssèche en quelques jours et, avec la langue, la pensée. " (cf. Les Naufragés et les rescapés, chap. IV, éd. Gallimard, pp.91-92) La seule expression de la violence est le cri ou la plainte. La réalité de la violence est ici l'expression de l'immédiateté qui frappe, par définition, instantanément. le discours sur la violence ne peut qu'effleurer l'indicibilité de la violence en acte, cerner cette peur originaire qui se situe au fondement de tout dialogue, parce que le dialogue est la sédimentation toujours précaire d'un certain rapport de forces dont on arrête momentanément l'issue violente. Le dialogue ne peut nier la violence mais il se contente de la tenir à distance. S'il pouvait la nier, c'est qu'il pourrait l'intégrer.
C'est pourquoi la violence comme jouissance de la possession par force trouve son accomplissement dans la violence sadique. mais cette violence érotisée est aporétique : en effet le violent, dans la possession et la transgression, se heurte à l'immédiateté de la violence. Il ne peut savourer sa violence puisqu'il ne peut la réfléchir. Elle lui échappe en un mouvement dans lequel le violent se dédouble et se découvre liberté annulée, transgressée elle-même par sa propre illimitation. Ainsi, la violence n'est plus la négativité dramatique qui, chez Hegel, commandait l'histoire de la conscience, elle est la négation tragique dans laquelle le violent et le violenté s'abîment tous les deux. Puisque la violence n'a pas de sens, une pensée de la violence a pour tâche de porter le souvenir de ce contre quoi tout dialogue s'affirme. Ainsi, éric Weil écrit-il : " Le philosophe veut que la violence disparaisse du monde ". (cf. Logique de la philosophie, éd. Vrin, pp 24-25)
Le discours sur la violence ne peut donc se construire que contre la violence : non pas comme condamnation morale c'est-à-dire purement formelle mais comme refus en acte de la violence. La réalité de l'expérience de la violence, expérience absolument immédiate, s'oppose radicalement à la médiatisation qui fonde tout discours. L'expérience de la violence s'achève en une muette dépossession mutuelle, qui non seulement n'exprime plus rien mais ne peut même plus être exprimée.
Ma dernière formule se retourne donc contre moi pour me faire taire !!!