Citation :
La férocité de l'homme à l'endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux [...].
Mais cette cruauté même implique l'humanité. C'est un semblable qu'elle vise. Jacques Lacan, 1950.
La biographie érudite, jamais égalée à ce jour, de Gilles de Rais par l'abbé Eugène Bossard (1853-1905), celle de l'historien J. Heers et, surtout, Le procès de Gilles de Raispar Georges Bataille nous donnent les éléments nécessaires et suffisants de la vie du célèbre maréchal de France pour interroger la question de la perversion – et plus particulièrement des actes sadiques – dans la psychose. Car notre thèse visera à montrer : d'une part que tout acte ou crime sadique, aussi sadique soit-il, ne relève pas nécessairement de la perversion en tant que structure clinique ; d'autre part, et à cet égard, que le cas de Gilles de Rais en est une illustration paradigmatique. Nous irons donc contre la plupart des idées reçues qui souvent ne peuvent rendre compte du sadisme du personnage qu'à travers la lunette de la perversion. Les éléments biographiques, aussi riches et fidèles soient-ils, ne pourront toutefois nous suffire. Certes, ils nous donneront des indications précises quant au fonctionnement de Gilles au regard de l'Autre, de la jouissance et du corps, mais l'intérêt majeur lorsque l'on se penche sur ce cas réside avant tout sur le fait que l'on a à notre disposition la retranscription complète du procès de Gilles de Rais, autrement dit, outre les divers témoignages de ses acolytes, le discours même du criminel sur ses actes barbares.
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GILLES DE RAIS (1404-1440) : ELEMENTS BIOGRAPHIQUES
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Jusqu'à l'âge de 12 ans, rien ne semble destiner Gilles à entrer dans l'histoire, aux côtés des plus terribles criminels : « C'est dans les paisibles travaux d'une éducation soignée que s'élevait le jeune seigneur de Rais, au sein de sa famille ou à la cour des ducs de Bretagne ; et sous les yeux de son père, ses commencements étaient bons et faisaient concevoir de lui de belles espérances [1]." Mais sa mère comme son père – Guy de Laval – meurent brutalement en 1415. Cassant le testament de Guy de Laval qui souhaitait faire de son cousin éloigné Jean Tournemine le tuteur de ses enfants (Gilles et René, né en 1407), Jean de Craon, grand-père maternel de Gilles, arrache les deux orphelins et leur donne une éducation des plus pernicieuses. L'historien J. Heers, au sujet de cet aïeul, fait état de ses « mauvais exemples », des « exhortations à mal agir, à user de la force plutôt que du droit, à brusquer les consciences [2] ". L'abbé Bossard, quant à lui, souligne l'éducation « déplorable » inculquée par Jean de Craon, « homme mou, indulgent, trop indulgent, qui gouvernait ses petits-fils moins d'après les règles de la saine raison qu'au gré de leurs capricieuses natures. Il se pliait à toutes leurs volontés [...] [3] ". Pour G. Bataille, Jean de Craon – qui « n'hésite pas devant le crime » – est un « homme violent et sans scrupules » qui laisse Gilles « libre de faire à sa guise, en lui mettant son exemple sous les yeux : il lui enseigne [...] à se sentir au-dessus des lois [4] ".
Gilles reçoit très tôt une éducation militaire (il avait un « goût très vif des armes [5] " ) et se jette dès l'âge de 15 ans à corps perdu dans les guerres qui éclatent, et où il se distingue par son courage et sa bravoure : il montre dans l'assaut, selon Bataille, une véritable « fureur guerrière » ; il est « de ceux que le délire des combats jette en avant [6] ". En 1427 il est à la tête d'une armée angevine, et il devient maréchal de France en 1429 après avoir combattu fidèlement et admirativement aux côtés de Jeanne d'Arc pour lever le siège d'Orléans. La même année il reçoit le bâton de maréchal de France, entretient une somptueuse maison militaire, et son épouse (depuis 1422) Catherine de Thouars donne naissance à leur seul enfant, Marie.
Le 15 novembre 1432 – Gilles a 28 ans –, Jean de Craon meurt. C'est le moment précis de bascule dans la vie de Gilles de Rais. Il est désormais à la tête d'une immense fortune et propriétaire de nombreux châteaux du Grand Ouest de la France. Mais rapidement, Gilles va dilapider sa fortune : avec son « besoin insatiable de bruit et de renommée », « l'envie qu'il avait de surpasser tous les autres hommes et d'égaler les princes et les rois le jeta promptement bien au-delà des justes limites de la raison [...]. Les largesses de Gilles de Rais n'étaient point bornées aux gens de sa maison ; il les répandait à pleines mains au-dehors, même sur les étrangers et les inconnus [...] [7] ". Sa prodigalité est sans mesures, sans bornes. Gilles dépense des fortunes considérables dans de vastes mises en scène de théâtre aux décors et aux costumes somptueux (« à ses besoins, écrit Bossard, le théâtre procurait un remède », « à chaque pièce nouvelle il commandait de nouveaux costumes [8] " ). Il a sa propre chapelle, sa propre collégiale, se passionne pour les chants d'église, se fait construire des orgues portatives pour ses déplacements, etc. Sa fortune diminuait certes considérablement, mais il avait la gloire, il éblouissait, on l'admirait. « La ruine était loin, au moins dans son esprit. Les trésors épuisés se rempliraient de nouveau comme par enchantement, grâce à l'alchimie et à la magie. Dieu ne pouvait rien refuser à un de Laval ; et, à défaut de Dieu, il avait le démon, son maître et son patron [9]."
C'est bien en effet à partir de cette même année 1432 que Gilles se livre secrètement et entièrement à l'étude des sciences occultes, dans la magie et l'alchimie. Pour « consolider sa fortune croulante, il chercha partout des appuis », écrit Bossard. Et, entré dans la voie occulte « avec des espérances inouïes, il mit à la parcourir une incroyable ardeur, qui le poussa jusqu'aux dernières extrémités [10] ". Comme le fait valoir Heers, Gilles de Rais manifestait assez curieusement en ce domaine une « bonne volonté à tout croire [11] ". Il s'entoure naïvement de charlatans, d'escrocs en tout genre, et les mises en scène confinent au ridicule. Tremblant devant le diable, « sa crédulité inquiète fut savamment exploitée ; des hommes – ou crédules ou trompeurs – lui promirent monts et merveilles [12] ". Dans toutes les évocations du diable, même si ce dernier ne se montrait pas à lui, « Gilles croyait du moins sentir sa présence [13] ". Le caractère extravagant de ces appels au diable, de sa crédulité, dénote d'avec les nombreux alchimistes ou autres magiciens de l'époque. Heers souligne en ce sens que « pour l'historien même le moins enclin à rechercher le sensationnel et condamner sans approfondir, Gilles de Rais apparaît cependant tout comme un homme hors du commun, hors de raison, dévoyé, en rupture avec la société de son temps [14] ".
En « rupture », le terme convient certainement. Et cette rupture, à n'en pas douter, date bien de l'année 1432 [15]. Car, outre les « extravagances » mentionnées jusqu'ici, c'est à ses crimes que nous allons maintenant nous intéresser, car ils remontent eux aussi précisément à cette année-là, les premiers ayant été perpétrés au château fort de Champtocé, où Gilles vit le jour. Avant le décès de Jean de Craon : un intérêt pour la magie, certes, mais non poussé jusqu'à ses extrêmes ; avant le décès de Jean de Craon : aucun crime. Suite au décès, c'est le déferlement, le débordement, le sans-mesures. Là où Jean de Craon semblait encore et malgré tout incarner un « tuteur » qui permettait à Gilles de se « tenir », et de se « contenir », une fois disparu, Gilles a pu « entrer dans une liberté complète ; il était désormais à couvert de tout contrôle et de tout regard indiscret. Aussi, dès ce jour, il ne garda plus ni retenue ni mesure dans ses passions et dans ses goûts [16] ".
C'est maintenant la descente aux enfers qui commence, et qui le conduira, huit ans plus tard – le 26 octobre 1440, à Nantes –, à sa condamnation à mort.
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LES CRIMES DE GILLES DE RAIS
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Dans ses châteaux de Champtocé, de Tiffauges, de Machecoul, dans la maison de La Suze à Nantes, les crimes atroces d'enfants se perpétrèrent à un rythme soutenu pendant des années. La plupart du temps, ses sombres acolytes enlevaient les enfants (essentiellement des garçons prépubaires, parfois âgés de seulement 6 ans) des environs, les ramenaient dans la chambre de Gilles, lequel souhaitait la présence desdits acolytes pendant qu'il se livrait à ses atrocités. Voyons le déroulement précis de la scène, décrite par G. Bataille, qui ne fait que citer les termes exacts de Gilles et de ses compagnons au moment du procès :
« L'enfant introduit dans la chambre de Gilles, les choses étaient brusquées. Prenant en main son “membre viril”, Gilles le “frottait”, l'érigeait ou le “tendait” sur le ventre de sa victime, il l'introduisait entre les cuisses. Il se frottait “sur le ventre des enfants, il se délectait et s'échauffait tellement que le sperme, criminellement, et autrement qu'il ne se doit, jaillissait sur le ventre de ces enfants”. Avec chaque enfant, Gilles ne parvenait à ses fins qu'une fois ou deux, après quoi “il les tuait ou les faisait tuer”. Mais il était rare que l'orgie commençât avant que l'enfant ne fût maltraité. Au départ il y avait une sorte d'étranglement : les malheureux étaient introduits dans un abominable dispositif. Gilles voulait “prévenir leurs cris”, éviter qu'ils ne fussent entendus. “Tantôt il les suspendait de sa propre main, tantôt il les faisait suspendre par d'autres par le cou, avec des liens et des cordes, dans sa chambre, à une perche et à un crochet.” Ainsi, en extension par le cou, étaient-ils réduits à des râles. À ce moment pouvait intervenir une comédie. Gilles, arrêtant la suspension, faisait descendre l'enfant, il le caressait alors et le cajolait, l'assurant qu'il n'avait voulu ni lui “faire mal”, ni “le blesser”, qu'au contraire il voulait “se divertir” avec lui. S'il le faisait taire à la fin, il pouvait alors jouir de lui, mais l'apaisement ne durait pas. Ayant tiré de la victime un plaisir violent, il la tuait ou la faisait tuer. Mais souvent la jouissance de Gilles se mêlait à la mort de l'enfant. Il pouvait inciser – ou faire inciser – la veine du cou : le sang jaillissait et Gilles jouissait. Il voulait parfois que la victime, au moment décisif, fût en langueur de mort. Ou encore, il la faisait décapiter : dès lors l'orgie durait “tant qu'il restait quelque chaleur dans les corps”. Parfois, après la décapitation, il s'asseyait sur le ventre de la victime et se délectait à la voir ainsi mourir, il s'asseyait de biais, pour en mieux voir les derniers tremblements. Il variait parfois les manières de tuer. Voici ce qu'il en dit lui-même : tantôt il infligeait, tantôt des complices infligeaient “divers genres et manières de tourments ; tantôt ses complices et lui séparaient la tête des corps avec des dagues, des poignards et des couteaux, tantôt il les frappait violemment sur la tête avec un bâton, ou avec d'autres objets contondants” [...]. [b]Gilles se vanta [...] d'avoir “plus de plaisir au meurtre des enfants, à voir séparer leurs têtes et leurs membres, à les voir languir et à voir leur sang, qu'à les connaître charnellement [...]”. Quand à la fin les enfants reposaient morts, il les embrassait, “et ceux qui avaient les plus belles têtes et les plus beaux membres, il les donnait à contempler, et il faisait cruellement ouvrir leurs corps et se délectait de la vue de leurs organes intérieurs”. »[/b]
On ne connaît pas le nombre exact de ses crimes, plusieurs centaines très probablement (l'on évoque parfois le nombre de huit cents). Au moment de son procès, après un premier temps où Gilles apparaît la tête haute, plein de dédain pour ses juges, les accusant, les insultant, refusant de répondre, puis niant tous les actes d'accusation, il va avouer – dans sa confession « hors jugement » du 21 octobre 1440 –, après avoir été excommunié, ses crimes en précisant qu'« il les fit et les perpétra suivant son imagination et sa pensée, sans le conseil de personne, et selon son propre sens, seulement pour son plaisir et sa délectation charnelle ». L'accusation demandant à Gilles de donner davantage de précisions à ce sujet, et exigeant de dire la « pure vérité », l'accusé répondit : « Vraiment il n'y avait aucune autre cause, aucune autre fin ni intention, sinon ce que je vous ai dit : je vous ai dit de plus grandes choses que celle-ci et assez pour faire mourir dix mille hommes. » C'est le lendemain, dans sa « confession en jugement », qu'il avoua en larmes le détail de ses crimes que nous venons de relater. Nous verrons plus loin la façon très particulière qu'eut Gilles de Rais de mettre en scène sa propre mort, car elle met en relief un aspect important de la logique subjective du personnage.
Gilles de Rais ne se soutenait – jusqu'à la date fatidique de 1432 qui marque également l'arrêt des activités guerrières et une retraite oisive – que de son apparence, de sa brillance, de son statut. Tout jeune, il se livrait corps et âme, furieusement, dans les batailles ; il y assouvissait déjà à n'en pas douter son goût du sang, mais répandre le sang en cette occasion était permis, et même source de gloire, de renommée, laquelle il obtint sans grande difficulté. En effet, comme l'indique Bataille, « il n'avait pas de place au monde, sinon celle que la guerre lui donnait [17] ". L'armure, son rang, son grade, la reconnaissance de ses pairs, du pape même qui le fait maréchal de France donnent à Gilles consistance et raison d'être. Une fois retiré des camps militaires, et à la tête d'une immense fortune, Gilles devait trouver à remplacer son armure, ou sa « carapace » pourrions-nous dire. Son goût de la parure, la brillance de ses biens (« les dehors brillants qui flattent les yeux », écrit Bossard), les ornements, le pouvoir (« il jouait au prince, au roi ; la grandeur royale était le but unique où convergeaient tous ses désirs ; il n'avait qu'une seule préoccupation, celle de surpasser les autres hommes et même les plus grands [18] " )...à tout prix il fallait éblouir, il lui fallait être quelqu'un, il lui fallait des appuis solides, sinon se perdre.
La mort de Jean de Craon – avec la fortune qu'il lui laissait – fut à n'en pas douter l'événement déclencheur de sa psychose. L'habit fait toujours le moine pour Gilles, mais sans ce « Père » qui incarnait encore la Loi de son vivant, qui bornait, régulait tant bien que mal le futur criminel, Gilles, aux pouvoirs désormais sans limites, va sombrer dans la folie meurtrière. L'armure l'autorisait à tuer, à démembrer, à pourfendre. Mais lorsque l'armure – ou l'armature (défensive) – disparaît, le goût du sang et l'énigme du corps, pour Gilles, demeurent. La jouissance qu'il éprouvait dans les combats devait trouver satisfaction ailleurs. Sa fortune diminuait, certes, nous l'avons dit. Mais ses premiers crimes eurent lieu avant sa ruine complète, pratiquement aussitôt après la mort de son aïeul. Aussi, si Gilles extérieurement se soutenait toujours de son apparence, c'est dans le fond l'énigme du sexe, du corps et de la mort qu'il devait toujours « interroger », dans une répétition sans fin, sans bornes, dans une quête indéfinie sur la jouissance et sur son être de vivant. L'ébranlement causé par la perte de Jean de Craon eut des répercussions fracassantes sur son être même, et on le trouve souvent, à cette époque, « errant dans les parties les plus solitaires de ses châteaux ; parfois aussi il en sort dès le matin et parcourt les rues et les campagnes. On croit et on répète de toutes parts qu'il est fou [...]. Souvent il erre à l'aventure, laissant échapper des paroles incohérentes, sauvages, insensées, et ne rentre qu'à la tombée de la nuit, épuisé de fatigue. Il pleure parfois ; il jette des cris de douleur ; il tombe à genoux [19] ".
La jouissance peine ainsi à se localiser. Il lui devient en effet urgent maintenant de trouver des réponses à son être de déchet : « À partir de 1432, écrit Bataille, du jour où il s'abandonne à l'obsession des enfants égorgés, Gilles de Rais n'est qu'un déchet [20]." En ce sens, nous soulignerons avec J.-C. Maleval que lorsque « l'imaginaire défaille et que le psychotique ne parvient pas à mobiliser une suppléance, l'être de déchet du sujet [...] tend à se révéler [21] ". Gilles ne « manque » pas, au sens du « manque à être » qui caractérise le sujet névrosé. La castration symbolique n'a pas opéré. Et, avec Lacan, l'on retiendra que « ce qu'il y a sous l'habit et que nous appelons le corps, ce n'est peut-être que ce reste que j'appelle l'objet a. Ce qui fait tenir l'image, c'est un reste [22] ". À défaut de ce manque – ce manque faisant défaut –, la parure, l'habit, l'image, pour Gilles, venaient masquer non pas le manque structural du névrosé, mais le gouffre propre à la forclusion psychotique. Avec finesse, l'historienne O. Blanc écrit : « Gilles de Rais, maréchal de France retiré sur ses terres, entretenant une troupe armée sans prendre part à aucune opération militaire d'envergure, n'est-il pas suspect de n'être qu'une semblance de guerrier [23] ?" La dimension virile qu'il trouvait dans les combats, venant par les actes suppléer au trou de la signification phallique, va se trouver particulièrement mise à mal. Les accents nettement mégalomaniaques dans ses derniers jours, que l'on trouve dans certains de ses témoignages, viennent conforter notre thèse de la psychose en ce que, notamment dans ses crimes, Gilles aura recherché en homme d'« exception » une solution de remplacement à la carence phallique. Au sujet de ses crimes, par exemple, il dira : « Je suis né sous une telle étoile que nul au monde n'a jamais fait et ne pourra jamais faire ce que j'ai fait moi-même [...]. Il n'est personne au monde qui sache et qui puisse même comprendre tout ce que j'ai fait dans ma vie ; il n'est personne qui, en la planète, puisse ainsi faire. » La décompensation, le cataclysme psychique qu'il va vivre en cette sombre année 1432 déstabilise ainsi profondément son mode de suppléance par le semblant, et l'énigme de la signification phallique, l'énigme du corps, de la vie et de la mort vont lui « imposer » de pratiquer lui-même – dans le réel – la castration pour lui non symbolisée. Il va lui falloir démembrer les corps dans l'intimité, les ouvrir, opérer cette extraction de jouissance non pas dans son corps mais dans celui de l'autre, puis la contempler.
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DU CORPS, DE L'ÊTRE ET DE LA JOUISSANCE
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Car c'est bien là une des particularités des crimes de Gilles de Rais : ce n'est pas de faire souffrir les enfants qui compte pour lui. Zaguri note, en mentionnant d'ailleurs Gilles de Rais, que « ce qui semble fasciner beaucoup de tueurs en série, c'est leur emprise sur le passage de la vie à la mort [24] ". La jouissance de Gilles réside en effet avant tout dans le plaisir qu'il éprouve à voir le sang s'écouler, et à observer, très exactement, ce passage de la vie à la mort : « Il lui importait moins de jouir sexuellement que de voir la mort à l'œuvre [25]." Tout est réel dans les actes atroces de Gilles de Rais. Autrement dit, Gilles ne délire pas, les signifiants ne viennent pas s'articuler à la jouissance, comme peut y parvenir le paranoïaque. Pas de régulation à cela, pas d'arrêt, pas de limitation par une quelconque métaphore délirante, pas de capitonnage : l'acte est toujours à réitérer. C'est le réel du corps, comme tel, qui le fascine : un corps qui peut être morcelé, la vue des membres séparés et des organes internes, le sang qui s'écoule, et la vie qui s'en va : « Toute cruauté qui lui passe par la tête, toute monstruosité qui est née de ses rêves, il l'exécute avec l'attention savante d'un artiste [...], il coupe les membres ; il ouvre l'une après l'autre les sources de la vie, qui s'échappe à flots ; il déchire le sein et met à nu les entrailles [26] ". C'est un spectacle qui s'offre là aux yeux de cet homme cultivé, grand amateur de théâtre, metteur en scène de pièces pour le public, et « metteur en pièces » pour son usage privé. À cet égard, l'on peut donc se demander – corrélativement à ce que nous venons de dire sur l'importance des habits, de l'image chez Gilles – si d'une certaine manière dans ces actes barbares Gilles de Rais ne vient pas interroger lui-même son propre corps qui ne serait dans le fond qu'« enveloppe », enveloppe vide, et l'on pourra suivre encore à cet égard O. Blanc qui souligne « l'être et le paraître cruellement disjoints [27] " chez Gilles. L'on retrouve ici, selon les termes de Zenoni au sujet du schizophrène, « le corps propre qui apparaît comme non habité, non arrimé, réduit à une sorte d'enveloppe vide [28] ".
Dans sa nécessité – ça ne cesse pas – à morceler le corps de l'autre, Gilles de Rais interroge sa propre « unité » et vient rendre compte de l'échec, pour lui, du stade du miroir. Dans la mesure où l'investissement narcissique du corps donne au sujet le sentiment de l'unité du corps [29], on peut dire que dans le fond, et contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, Gilles n'est pas un criminel au narcissisme exacerbé ou à l'ego démesuré. Ce qu'il amène à considérer, c'est, à l'inverse, un défaut de narcissisme, et plus précisément ce que l'on trouve dans la clinique de la schizophrénie, à savoir un « défaut de l'identification narcissique au corps propre [30] ", d'où un imaginaire laissé libre, à la dérive, un imaginaire « qui n'est pas pris dans les rets du symbolique et du réel [...], un imaginaire tout prêt à se déployer en toute liberté, et qui ne demande rien au symbolique, pas d'étayage et pas de limites [31] ". Il y a dans les actes répétés de barbarie – dans l'ouverture des corps et dans la contemplation de ses morceaux, de ses organes –, outre une jouissance évidente dont Gilles ne peut rien dire si ce n'est qu'il les commet « pour son plaisir et sa délectation charnelle », une interrogation qu'il ne peut formuler sur son être. Là prend place la dimension d'un fantasme pervers au cœur d'une structure psychotique, comme venant suppléer à cette carence narcissique structurale, autrement dit venant comme solution préventive à un possible éclatement de la structure. J.-C. Maleval, dans un article consacré au cas de monsieur M. rapporté par Michel de M'Uzan [32], fait valoir qu'en certains cas « la mise en place d'un fantasme pervers s'avère apte à remédier à la défaillance du nouage borroméen. Il en résulte que la déchéance de son être se trouve voilée à ses yeux par une image narcissique de toute-puissance [33] ". Gilles de Rais se trouve exactement dans cette configuration. À défaut d'un narcissisme structuré et solide, Gilles de Rais, dans son fantasme, revêt, recouvre son être de déchet par cette parure de toute-puissance avec la certitude inébranlable « de se trouver hors d'atteinte de toute éventuelle malignité de l'Autre [34] ".
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LE SADISME DANS LA PSYCHOSE
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L'évidence, le jugement commun voudraient que Gilles de Rais fût pervers, plus précisément sadique. Faut-il pourtant rappeler ici que, tous les jours, les faits divers comme la clinique nous mettent en garde contre les apparences, contre les prétendues évidences, contre le sens commun ? « Nous ne devons pas nous laisser guider par les apparences », soulignait pertinemment en 1897 Ganser (qui a donné son nom au syndrome [35]). Qu'il y ait chez Gilles de Rais une « composante » sadique, cela va de soi. Ses crimes, sa sexualité, la jouissance qu'il obtient de ses atrocités entrent bien à première vue dans le cadre d'une définition générale du sadisme. Par exemple, celle donnée par J. Postel : « Ensemble des perversions sexuelles dont la satisfaction dépend de la douleur morale ou physique exercée sur autrui [36]. " Mais, dans le fond, chez Gilles, la satisfaction dépend-elle bien de la douleur morale ou physique infligée aux jeunes garçons ? Rien n'est moins sûr, on l'a vu. Quelle est sa jouissance ? Là réside toute la question. Nous allons y revenir.
Si l'on tient à se repérer a minima dans la clinique, pourquoi ne pas reprendre la boussole des trois grandes structures cliniques que sont névrose, psychose, perversion ? Cela permet notamment d'interroger la logique subjective à l'œuvre dans chaque cas. Car il faut bien le dire, pour ce qui nous intéresse ici, le « sadisme » – disons les comportements sadiques – est transstructural. Névrosé, pervers, psychotique, tout « parlêtre », pour reprendre le néologisme lacanien, est conduit un jour ou l'autre à « sadiser » son prochain [37]. Joyce Mc Dougall soulignait fort bien que l'« on trouve des aberrations sexuelles chez des patients aux structures psychiques différentes, et le même acte sexuel peut avoir des fonctions et des significations diverses [38]". Lorsque cela prend la dimension du crime tel que pratiqué par Gilles de Rais, lorsque le degré de cruauté atteint cette échelle, il convient là encore d'être prudents et de ne pas jauger, considérer ou diagnostiquer l'auteur du crime par la seule intensité de ses actes, par le seul caractère démesuré et « abominable » de l'acte criminel, ou par l'aspect évidemment sadique des crimes perpétués (à cet égard, où fixerait-on la « limite » ?). C'est pourquoi, au-delà du crime lui-même et de la scène du crime, au-delà du « sadisme » évident de tels actes, c'est à la logique subjective du criminel qu'il nous faudra nous intéresser, et cela demande nécessairement de reprendre les points structuraux essentiels du sadisme en tant que forme clinique spécifique de la structure perverse.
En suivant l'orientation lacanienne, nous relèverons quatre points qui nous semblent absolument fondamentaux pour désigner la structure du sadisme. Tout d'abord, en 1954, dans son premier séminaire, Les écrits techniques de Freud, nous retiendrons que « la relation sadique implique [...] que le consentement du partenaire est accroché [39]". Nous avons vu que Gilles en aucune manière ne recherche le consentement de sa victime. Son commandement pourrait se formuler ainsi : « Que ma volonté soit faite. » Le « bourreau » et la « victime », ici, ne sont en rien des « jouets consentants », selon l'expression de Clavreul au sujet du couple pervers [40].
Ensuite, en 1960, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan écrit que dans la perversion « le sujet se fait instrument de la jouissance de l'Autre [41]". Le pervers se fait « objet », instrument pour assurer la jouissance de l'Autre, pour le faire jouir. Comme le formule H. Castanet : pour le pervers, « c'est la jouissance de l'Autre qui doit être produite, nullement la sienne [42] ". C'est tout à fait en opposition que Gilles se situe : c'est pour lui seul, pour son seul profit, pour sa seule « délectation » qu'il commet ses crimes [43].
En 1962, dans le séminaire sur L'angoisse, il est dit que « ce n'est pas tellement la souffrance de l'autre qui est cherchée dans l'intention sadique, que son angoisse [44] ". Là, il est bien évident que le scénario pervers et la dimension sadique chez Gilles de Rais ne sont pas absents. Ses acolytes doivent lui amener un jeune garçon, et même si par la suite le scénario change sensiblement, il demeure que Gilles effectivement trouve du plaisir à angoisser sa victime et en trouve d'autant plus à la libérer dans un premier temps comme si les tourments allaient cesser. Mais, par ailleurs, ce n'est pas effectivement en premier lieu la douleur ou la souffrance infligées qui le font jouir, mais bien, on l'a vu, la vue du sang s'écoulant, la fascination du passage de la vie à la mort. La production d'angoisse comme telle, même si elle fait partie du scénario pervers de Gilles, n'est pas le culmen de sa jouissance. Il lui faut aller au-delà.
Enfin, en 1969, dans le séminaire D'un Autre à l'autre : « Le pervers est celui qui se consacre à boucher le trou dans l'Autre [...]. Dans la perversion, le sujet prend soin de suppléer à la faille de l'Autre [45]." C'est l'un des points déterminants de la logique perverse. Le pervers vise toujours à mettre à l'écart la castration de l'Autre. Boucher le manque de l'Autre, combler sa castration, c'est, à suivre Lacan, restituer l'objet a à l'Autre. Rien de tout cela chez Gilles, bien au contraire. L'on dira même selon la formule de Lacan que l'objet a, Gilles de Rais l'a « dans sa poche », il l'a « à sa disposition », et c'est à ce titre qu'il angoisse, parce que « le fou, c'est l'homme libre [46] ". Nous rejoindrons ainsi tout à fait Maleval qui écrit : « Sur le versant sadique, les défenses perverses articulées à la structure psychotique peuvent parfois donner naissance à des conduites beaucoup plus dangereuses pour la société que ne le sont les psychoses cliniques. Il serait possible de montrer que quelques-uns des plus grands meurtriers de l'histoire (Gilles de Rais, Erzébeth Bathory, Peter Kürten) accomplirent leurs actes criminels à des fins de tirer jouissance de l'extraction du sang, cherchant ainsi à arracher au miroir de l'autre l'objet a dont ils se trouvaient encombrés [47] ". La volupté sans bornes, hors normes, dont bénéficie Gilles en voyant le sang qui s'écoule, en voyant les membres séparés et la mort qui se lit dans le regard de sa victime qui s'éteint, etc., « de telles manifestations d'un bonheur inouï qui envahit le corps constituent, selon Maleval, l'indice d'une dérégulation de la jouissance [48] ".
Par ailleurs, sans pouvoir le développer davantage ici, il semble bien que la préoccupation et l'intérêt majeurs que Gilles porte à son image peuvent être lus sous l'angle du phénomène de l'héautoscopie, désignant une altération de l'image spéculaire. Dans son sens psychiatrique le plus strict, l'héautoscopie renvoie à l'hallucination de son propre visage, et revêt essentiellement, selon Lantéri-Laura, deux aspects principaux : « Se voir venir vers soi, et notamment voir son visage venir vers soi ; se voir du dedans de soi [49]." Pour Porot, elle ne se limite pas à l'hallucination de son propre visage, mais désigne plus généralement « la perception par un sujet de son propre corps en dehors de lui comme s'il l'apercevait reflétée dans un miroir [50] ". Porot rappelle que Lhermitte, dans une étude datant de 1950, soulignait une perturbation de l'image du corps. Dans un sens plus resserré, nous dirons que dans les cas de psychose (car le phénomène de l'héautoscopie ne semble pas relever spécifiquement de la psychose) ce phénomène met particulièrement bien en relief le trouble de l'image spéculaire, qui, dès lors, à défaut d'advenir comme « étoffe de l'être », selon la formule de Lacan, doit trouver d'autres recours. Armure, parure, semblants... Gilles de Rais, nous l'avons vu, n'était pas à court pour « étoffer » son être. Lorsque le semblant vacille, dans la scène du crime, Gilles se trouve captivé, capturé par l'image du corps de l'autre en morceaux, qui se meurt et se vide de son sang. Cette fascination exercée par le corps de l'autre en cet instant de sa mort, dans la perspective que nous avançons ici – mais qui se retrouve chez d'autres criminels –, est ainsi le reflet fascinant de son être propre dans le miroir réel de l'autre. L'on pourra suivre ici Maleval qui – au sujet précisément de l'héautoscopie comme symptôme d'altération de l'image spéculaire – indique que lorsque « le sujet se trouve englué dans une image vacillante du moi, il risque de voir son être transparaître dans l'image [51] ".
La figure de Gilles de Rais a bien évidemment intéressé nombre de psychiatres. Pour ne citer que quelques noms. Von Krafft-Ebing dans sa Psychopathia sexualis [52] l'évoque au chapitre du sadisme. Ey, de même, en fait mention dans son Étude psychiatrique n° 13 (au chapitre des « Déformations de l'acte sexuel ») et le considère comme sadique aux côtés de Néron, Tibère et Caligula [53]. Dans le Manuel alphabétique de psychiatrie de Porot, à l'article « Sadisme », Bardenat écrit au sujet des grands sadiques qu'ils sont de « graves obsédés impulsifs » et que « les crimes de ces pervers ont un caractère monstrueux et se répètent volontiers avec une certaine stéréotypie d'ensemble comme de détail. On peut citer le cas historique de Gilles de Rais, celui de Jack l'Éventreur, etc. [54] ". Pourtant, tous les crimes sadiques ne peuvent être mis au compte du sadisme comme forme spécifique de la structure de la perversion. Le mode de jouissance du sujet, en l'espèce, doit nous enseigner, car le paranoïaque, le schizophrène ou le pervers ne localisent pas la jouissance en un « lieu » identique. Si l'on veut donner schématiquement un répartitoire clinique du mode de jouissance propre aux grandes catégories psychopathologiques, nous dirons que :
_ le paranoïaque localise la jouissance au lieu de l'Autre [55]. Le sujet est dès lors objet « joui » par l'Autre, qui le commande, l'insulte, l'envahit, le persécute, etc. ;
_ le schizophrène localise la jouissance dans le corps, avec tous les phénomènes de vécus de morcellement du corps, de non-unité de l'image du corps, d'un corps « étranger », non habité, sans limites, ou de sentiments de cadavérisation, de négation, de tranformations du corps, etc. ;
_ le pervers tente de restituer la jouissance à l'Autre incomplet, afin de le faire jouir, et se situe ainsi comme « instrument » de la jouissance de l'Autre. Il ne travaille pas à la recherche de sa propre jouissance, mais il s'évertue, il travaille assidûment à la recherche de la jouissance de l'Autre.
Le schizophrène et l'autiste dans ses actes d'automutilation se spécifient de vouloir extraire cette jouissance « en trop », demeurée dans le corps. L'extraction de la jouissance (tentative de castration dans le réel du corps) peut prendre des formes très diverses, mais, lorsque le sujet parvient à élaborer un fantasme – pervers par exemple – qui d'une certaine manière lui permet de tisser un lien même ténu avec un semblable, l'énigme liée au corps et la nécessité de localiser la jouissance peuvent se transférer sur un corps autre. Dès lors, c'est sur cet autre corps comme en prolongement d'avec le sujet lui-même que va s'opérer la castration dans le réel. C'est ici, sans doute, que la référence au « kakon » s'impose. Dans son texte « Propos sur la causalité psychique », Lacan, se référant aux Meurtres immotivés de Guiraud, souligne ainsi que « ce n'est rien d'autre que la kakon de son propre être que l'aliéné cherche à atteindre dans l'objet qu'il frappe », c'est sa « propre image en miroir » qu'il tente d'atteindre, autrement dit, ici, le sujet « cherche à se frapper lui-même [56] ".
C'est donc notre hypothèse : Gilles de Rais, psychotique, vise dans le corps de l'autre à trouver réponse à l'énigme de son corps, à l'énigme de la castration qui n'a pas opéré, à l'énigme de la vie et de la mort qui, purs semblants à ses yeux – autrement dit incapables d'y articuler les signifiants nécessaires [57] pour enrober et limiter la jouissance qui reste dès lors à l'état brut, si l'on peut dire –, nécessitent une « vérification » dans le réel [58]. Livré à lui-même, dans ses moments d'errance, d'incohérence et de solitude, Gilles de Rais se trouve confronté à son « être de déchet » et se repaît de la fascination exercée par l'écoulement du sang, par le passage de la vie à trépas, comme s'il lui fallait en retour s'assurer de sa propre existence. Cette existence, en public, s'avère être de pur semblant, immense scène de théâtre où Gilles se met lui-même en scène, brille de tous ses feux, contenant ainsi l'énigme de son être sous les atours de son paraître. Et ce jusqu'au bout, jusqu'à sa mort, qu'il met en scène, et où l'on notera au passage sa volonté à ce que son corps à lui ne soit pas « ouvert » : au moment de son procès, « pour étrange que cela nous semble, l'effroi qu'ont inspiré ses crimes [...] contribua, avec le spectacle de ses larmes, à la compassion de cette foule [...]. Il implora d'être absous de la sentence d'excommunication que les juges avaient prononcée contre lui. Les juges [...] lui accordèrent l'absolution qu'il demandait [...]. Le vœu “démesuré” du criminel était qu'une procession de tout le peuple, qu'ordonneraient l'évêque lui-même et les gens de son église, l'accompagnât au lieu du supplice, afin de prier Dieu pour lui et pour ses complices qui allaient mourir après lui. Le juge lui promit aussitôt de demander cette grâce, qui lui fut accordée. Il avait auparavant demandé, et obtenu, une première grâce : comme il devait être pendu et, aussitôt pendu livré aux flammes, “avant que son corps ne fût ouvert et ne prît feu”, il aurait voulu que celui-ci fût retiré du brasier, placé dans un cercueil, et conduit dans l'église du monastère des Carmes de Nantes. Si bien que sa mort fut l'occasion d'un faste théâtral [59] ". Le monastère des Carmes, notons-le, était le lieu où reposaient les personnages les plus célèbres et les plus vertueux de toute la Bretagne.
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