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Goulag tropical pour enfants turbulents
Tranquility Bay...
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On savait que les Américains adoraient aller passer des vacances en Jamaïque, dans des resorts kitsch dédiés à labrutissement tropical. Grâce au Guardian, on découvre que lîle peut aussi accueillir les petits yankees turbulents dont les parents ne veulent plus, dans un camp de redressement privé justement appelé Tranquility Bay. Pour la première fois, une journaliste, Decca Aitkenhead, a pu réaliser un reportage sur ce lieu géré par une inquiétante organisation, The Wwasp (world wide association of specialty programs and schools). Conclusion : Alertez les bébés ! Les adultes sont devenus fous...
Pour envoyer un enfant dans ce camp de redressement privé, il en coûte entre 25 000 et 40 000 dollars par an. Pour ce prix, 250 adolescents âgés de onze à dix-huit ans subissent des violences physiques et psychiques bien supérieures à celles qui leur seraient infligées en prison. Mais quont-ils bien pu faire pour se retrouver là ?
(GIF) [Tranquility Bay est situé sur la commune de Saint Elizabeth, un petit port de pêche paisible de la côte sud, loin des resorts bétonnés de Negril, où sébrouent les touristes américains.]
Pas grand chose. Fumer, boire, fuguer, se montrer impoli ou agressif à légard de lautorité, avoir des relations sexuelles précoces (i.e avant dix-huit ans). Brefs, des trucs dadolescents. Pour remettre leurs enfants dans le droit chemin, les parents signent un contrat au terme duquel ils autorisent les « éducateurs » à recourir à lusage de la force en cas de besoin. Ils déchargent en outre lassociation des dommages qui pourraient résulter du programme. La plupart des adolescents sont amenés de force en Jamaïque. Lassociation conseille aux parents de ne dévoiler quau dernier moment leur intention pour que ladolescent ne cherche pas à senfuir. Un service descorte est mis à disposition des parents pour convaincre les sauvageons récalcitrants du bien fondé de la démarche. Attention les jeunes, si vos parents entrent dans votre chambre pour vous proposer un séjour en JA, cest pas forcément une bonne nouvelle !
Ces kidnappings sont légaux. En 1998, un tribunal californien a jugé que des parents avaient parfaitement le droit denvoyer leur enfant à Tranquility Bay. The Guardian constate en passant que si des parents anglais décidaient denvoyer leurs enfants dans ce centre, rien nassure quun juge britannique pourrait les en empêcher, puisque cest la loi jamaïcaine qui sapplique dans ce centre. Or, en Jamaïque, les parents peuvent disposer de leurs enfants à leur guise. Le centre jouit dailleurs dune bonne réputation dans lîle, où il est générateur demplois et dimpôts.
Une fois arrivés à Tranquility Bay, les adolescents découvrent une réalité qui dépasse les films de science-fiction : enfermés dans le camp, constamment surveillés, ils doivent se conformer à une violente discipline combinée à un travail de mise en condition dont nul ne peut sortir indemne. Chaque individu est placé dans un groupe avec lequel il partage toutes les activités du centre, sous le contrôle de gardes attentifs.
(GIF) [A une heure de route de Tranquility Bay se trouve Mandeville, la troisième ville du pays après Kingston et Montego Bay. Ici aussi on sinquiète pour les enfants.]
La journée commence avec le lever du soleil. Réveil brutal sous les cris du superviseur. Rangement des chambres, spartiates. Douche à leau froide (3 mn). Petit déjeuner frugal en écoutant des messages de changement comportemental. Activités physiques. Devoirs scolaires surpervisés par les vigiles (il ny a pas de profs à Tranquility bay). Les détenus ne sont jamais laissés seuls ; ils vivent constamment en groupe et sous le contrôle des vigiles, même quand ils dorment. Tous leurs gestes sont contrôlés ; laccord du superviseur est nécessaire pour nimporte quelle démarche, y compris pour aller aux toilettes.
Les résidents sont classés par niveau, de 1 à 6. On passe de lun à lautre en acquérant des points, via un système de notation quotidien prenant en compte tous les aspects du comportement des détenus. Quant on est au niveau 1, il est interdit de parler ou de se mouvoir sans permission. Quant on parvient au niveau 2, on peut le faire. Au niveau 3, on obtient le droit de passer un coup de fil chez soi (inutile den profiter pour se plaindre : la sanction est dure pour ce genre de « manipulation »). Une fois parvenus an niveau 6, les adolescents retrouvent un semblant de vie normale, participent à lencadrement des autres détenus et peuvent commencer à rêver de leur sortie. Evidemment, il reste interdit de boire, de fumer, de flirter et de se masturber. Et mieux vaut éviter les faux pas : alors quil faut des mois pour passer au niveau supérieur, on peut être rétrogradé brutalement en cas dincident (ex : si vous froncez les sourcils quand on vous donne un ordre, pour risquez de repasser au niveau inférieur).
(JPEG)
[Punies !]
La violence du centre est aussi le fait des détenus eux-mêmes, le système favorisant le contrôle mutuel. Les délations, par exemple, permettent dacquérir des points (« Jai vu Steve se tripoter sous la douche en matant un poster de Pamela Anderson frauduleusement introduit dans le centre »). Le sadisme ordinaire sexprime dans les groupes de parole organisés quotidiennement dans le centre, et au cours desquels chacun doit dire ce quil pense de lui-même et des autres. Les agressions verbales fusent, contre les anorexiques ou les filles qui ont de lacné par exemple. On leur reprochera dêtre des nulles, incapables de se prendre en charge et dintégrer les saines consignes dispensées par lassociation Wwasp. Il ny a pas de solidarité à Tranquility bay. Les ados ont si bien intériorisé les codes de leurs geôliers quils font la police eux-mêmes. Ils sobligent à livrer des confidences intimes et des auto-critiques ; lorsque les témoignages ne sont pas jugés suffisamment « sincères » ou « profonds », ils accusent leurs petits camarades de dissimulation.
(JPEG) [Orange mécanique ?]
Sectaire et fascisant, le fonctionnement de Tranquility bay lest par bien des points : primauté du groupe, instauration dune novlangue, conditionnement, contrôle individuel (physique et psychique), autoritarisme, élimination de lesprit critique, vie autarcique, prosélytisme. Dans cet univers concentrationnaire, il est impossible de se soustraire au lavage de cerveau. Les récalcitrants sont traités avec la manière forte. Le directeur de Tranquility bay se flatte de recourir à la contrainte physique pour calmer lardeur des rebelles. Les adolescents qui ne se soumettent pas entièrement au règlement sont placés dans une cellule, face contre terre, des heures durant, pieds et mains entravés. On nen est pas encore aux techniques imaginées par Stanley Kubrick dans Orange mécanique, mais on sen approche.
Le comble, cest que les adolescents ne savent pas combien de temps ils devront séjourner à Tranquility bay. Contrairement à la prison, les peines ne sont pas a priori bornées dans le temps. Ce sont les éducateurs qui décident de rendre leur liberté aux détenus, quand ils jugent quils ont bel et bien changé. Il est fréquent que les adolescents passent deux à trois années dans le centre. Ils ne peuvent rentrer chez eux que si leur comportement a changé et sils reconnaissent le caractère à la fois nécessaire et bénéfique du programme. En sus, il leur faut manifester reconnaissance et amour à leurs parents pour cette prise en charge.
Malgré labsence de suivi des personnes qui sortent de Tranquility bay, lexpérience semble évidemment provoquer des traumatismes forts chez les adolescents. Les témoignages disponibles ainsi que les actions collectives engagées contre ce genre de camps tendent à prouver que les adolescents qui ont subi ces sévices deviennent des adultes affectés de troubles de la personnalité, de dépression et de paranoïa.
Les choses changeront peut-être si lopinion publique se mobilise contre ces scandales, comme cela fut le cas récemment au Costa-Rica. En mai 2003, un camp de Wwasp fut fermé par les autorités suite à des plaintes pour mauvais traitements et conditions de vies dégradantes. Depuis sept ans, trois autres établissements ont été fermé dans des pays où sétait établie lassociation. Pour autant, les camps éducatifs privés, les programmes de changement comportemental et la littérature nauséabonde consacrée à léducation des enfants continuent de se développer aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure, dans les autres pays occidentaux. Comme si la standardisation et laseptisation des mômes était une tendance de fond répondant à une demande forte. Comme si lobjectif était davoir des enfants qui ne font pas de bruit et ne causent pas de souci. Qui ne dérangent pas les parents mais multiplient les signes daffection à leur égard. Qui donnent lapparence de la normalité et du bonheur. Dire bonjour, sourire, merci maman, I love you dad.
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