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Les parents sont entrés facilement dans le monde du travail. Leurs enfants n'y parviennent pas. Crise, chômage et précarité professionnelle troublent leur sommeil. Enquête sur une génération qui se sent flouée et déclassée.
Violaine de Montclos
Elle a 24 ans, le bac, six ans d'études derrière elle. Elle est tout sauf une tire-au-flanc. Sous sa pancarte « Jeune en solde », elle bat le pavé parisien, jeudi 16 mars, contre l'avis d'un père inquiet. « Il n'aime pas me savoir ici. Mais à mon âge, lui qui n'a fait que deux ans d'études avait déjà un boulot, bien payé, et un appartement. »
« A mon âge »... Ces mots sont depuis quelques semaines sur les lèvres de tous les jeunes de ce pays. Opposants ou partisans du projet Villepin. Pro ou anti-blocage. Etudiants concernés par le contrat ou trentenaires sous-employés. Comment ne pas entendre, bien au-delà du bras de fer syndical et politique, l'expression exaspérée de cette nouvelle inégalité ? Une inégalité qui n'est plus seulement de classe ni de couleur de peau : une inégalité de génération. « A mon âge » : une génération entière se compare aujourd'hui à ses aînés et se sent flouée.
« Les parents des jeunes concernés par le CPE sont en fait les derniers sauvés du système », explique le sociologue Louis Chauvel. Au-dessus d'eux, toute une génération d'hommes et de femmes encore actifs ou à la retraite a sorti son épingle du jeu. Ils n'échappent pas, bien entendu, à la crise, au chômage, à la précarisation professionnelle. Mais ils sont entrés facilement dans le monde du travail, à des salaires immédiatement encourageants. Ils n'ont pas eu à faire des années d'études et des dizaines de stages non rémunérés pour y être légitimes. Et surtout, ils se sont hissés, en termes de niveau de vie, globalement beaucoup plus haut que leurs propres parents. Leurs enfants, eux, n'y parviennent pas et sont précipités sur la pente descendante.
Tous les chiffres, toutes les analyses prouvent cette inversion de la machine à la défaveur des plus jeunes de ce pays. Pourtant, cette nouvelle inégalité est longtemps restée invisible, comme si leurs difficultés étaient le propre de leur âge, alors qu'elles sont l'apanage d'une époque. « Nous nous heurtons souvent à une sorte de déni », explique Cathy, l'une des fondatrices du collectif Génération précaire, qui rassemble des stagiaires en colère âgés de 20 à... 35 ans. « Parents, supérieurs hiérarchiques pensent que nous fantasmons sur un âge d'or qui n'aurait jamais existé, ils essaient de nous faire croire qu'ils ont connu les mêmes difficultés : "Pour nous aussi, ç'a été dur, nous aussi, qu'est-ce que vous croyez, on en a bavé." »
Faux. Trois chiffres, parmi tant d'autres, le démontrent aisément. En 1972, le taux de chômage à la sortie des études était de 4 %. Il oscille aujourd'hui entre 20 et 30 %. En 1977, un quinquagénaire gagnait 15 % de plus qu'un trentenaire. Aujourd'hui, l'écart de salaire entre ces deux tranches d'âge est de 40 %. A la fin des années 60, enfin, on devenait instituteur avec le bac en poche. Aujourd'hui, le diplôme demande cinq années d'études supérieures. Oui, l'âge d'or a existé. Et il est bel et bien fini. « C'est la première fois qu'en temps de paix une génération se sait moins bien traitée que la précédente, martèle Louis Chauvel. Cela crée un climat étrange, inédit, entre ces deux générations qui vivent ensemble. »
Frustration. Incompréhension. Raphaël, 30 ans, n'a pas de mots assez durs pour qualifier ceux qui lui servent de supérieurs hiérarchiques dans l'entreprise où lui qui est père de trois enfants est encore considéré comme un « jeune » devant faire ses preuves. « J'ai fait bien plus d'études que la plupart d'entre eux. Nombreux sont ceux qui sont d'ailleurs entrés dans cette boîte sans diplômes. Pourtant, à quelques années de la retraite, ils ont des salaires que je n'atteindrai jamais, étant donné le niveau auquel j'ai été embauché et le peu d'augmentation dont j'ai déjà bénéficié. Il existe un écart monstrueux et totalement injustifié entre nous. Ils savent que c'est ma génération qui va devoir se saigner pour leur offrir une confortable retraite, et ils n'en ont aucun complexe. Et je les entends, à la machine à café, se plaindre de leurs enfants qui sont, selon eux, incapables de trouver du boulot ! » Franck, 26 ans, raconte ces repas de famille où des papy-boomers à la mémoire courte narrent à une jeune classe enragée leurs débuts triomphants dans la vie active. « Le message est clair : ils y sont arrivés, très jeunes, et à la force du poignet, alors que nous, les branleurs, les éternels étudiants, leur demandons encore de l'argent de poche. Ils oublient de préciser qu'à l'époque toutes les portes leur étaient ouvertes, tandis qu'aujourd'hui personne n'a besoin de nous. »
L'universitaire canadien Timothy B. Smith - auteur de « La France injuste » (Autrement) - pose un regard sévère, pour ne pas dire horrifié, sur la façon dont l'Hexagone a, selon lui, sacrifié sa jeunesse. Contrairement à nombre de ses voisins européens, à démographie et croissance semblables, les responsables français auraient choisi depuis un quart de siècle d'arbitrer en défaveur des jeunes. « La France est beaucoup plus riche qu'il y a trente-cinq ans. Mais cette richesse n'est pas partagée avec les jeunes. La prospérité a bénéficié à ceux qui ont 50, 60 ans aujourd'hui, alors que les jeunes se sont appauvris. La classe politique française a fait peser tous les sacrifices sur leurs épaules. »
Déclassement. Signe visible et mesurable de cette injustice générationnelle : le déclassement. Les enfants de cadres sont les premières victimes de cette histoire économique qui s'est mise sur la marche arrière. Alors que leurs parents avaient fait un bond en avant, eux dévissent, littéralement. Depuis vingt ans, ils sont de moins en moins nombreux à atteindre le statut de cadre de leur père, et, s'ils y parviennent, c'est en moyenne pour une rémunération nettement plus faible. Les parents, s'ils étaient dans le déni, réalisent un jour ou l'autre avec stupeur que leurs enfants n'ont plus accès aux mêmes quartiers, au même nombre de mètres carrés habitables, aux mêmes écoles pour leurs propres enfants.
Marie, 29 ans, décrit avec agacement l'air consterné de sa mère visitant l'appartement qu'elle et son compagnon viennent d'acquérir. Dix ans d'études à eux deux, deux salaires, un endettement sur trente ans, pour un espace dérisoire et loin, si loin du centre-ville. « Ça me fait tout drôle de te voir là-dedans, m'a-t-elle dit. Sans doute a-t-elle enfin réalisé que les temps avaient changé. » Jacques, 28 ans, regrette d'avoir appris à ses parents qu'il venait de remplir une demande de logement social. « Pour moi, ça n'a rien d'extraordinaire, mais pour eux, qui avaient réussi au point de pouvoir offrir à leurs enfants de longues études supérieures, ç'a été un choc de comprendre que je rentrais dans ces plafonds. Ils ont du même coup réalisé que mon petit frère de 25 ans ne mettait pas de mauvaise volonté à trouver du travail, et que ma soeur, la seule de nous trois à avoir obtenu un CDI, était en fait sous-employée. Ils ont ouvert les yeux. »
Drôle de secousse, pour une société fondée sur le progrès économique et social, que ce constat de recul. Il est loin, bien loin le temps où les enfants adoucissaient la fin de vie de leurs parents grâce à des revenus supérieurs aux leurs. En ces temps où la jeunesse est mal venue et mal payée sur le marché du travail, en ces temps où, pour la première fois de l'Histoire, le niveau de vie est plus élevé à ne rien faire de 60 à 65 ans qu'à travailler à temps plein de 30 à 35 ans, la solidarité intergénérationnelle joue dans l'autre sens. A 25 ans, on s'éternise, faute de pouvoir prendre son envol, sous le toit parental. A 35 ans, on loue à bas prix un appartement à ses parents qui, au même âge, en étaient déjà propriétaires. « Finalement, à niveau d'études égal, ce sont les jeunes dont les parents ont un gros patrimoine, ce sont les fils et les filles de ceux qui ont des pistons, des contacts, qui finissent par s'en sortir », regrette Louis Chauvel. Tout le système méritocratique est foulé au pied.
Ceux qui ont accepté les règles du jeu, qui ont mené sous la pression du chômage ambiant des études dont on leur disait qu'elles leur garantissaient un avenir, ceux qui, à l'ombre des papy-boomers, se sont laissé renvoyer l'image d'une génération docile et pantouflarde s'aperçoivent aujourd'hui qu'ils sont les grands perdants du système, et sans doute pour longtemps. Qui, au sein de la classe politique, n'a pas perçu cette amertume, qui n'a pas compris que, bien au-delà du débat sur le CPE, toute une tranche d'âge de ce pays, globalement plus diplômée et plus pauvre que ses aînés, parle aujourd'hui de quelque chose qui ressemble à son honneur perdu, n'a rien saisi des récents événements. Il est vrai que l'âge moyen, en politique, est aujourd'hui de 57 ans