VUES SUR LA VUE
De tous les contenus de conscience sensible, l'image qui se donne à la vue est sans doute le plus étrange. D'abord parce que, fruit de notre sensibilité, elle se présente à l'évidence comme logée dans le monde extérieur, faite de ses objets, avec leur substance matérielle tout autant que leurs formes et couleurs propres. Alors que les odeurs, que les sons même peuvent sembler épaissir dans l'instant une substance compacte, sensuelle et sans étendue comme la pure présence de notre être, l'image s'offre toujours composite, divisée entre des présences étrangères et d'une matière qui ne nous appartient pas. Elle est ainsi comme le monde entré en nous avec ses dimensions, sa structuration, ses objets répertoriés. Par sa géométrie, son ouverture sur un espace qui la dépasse et sur un sens qui la transcende, elle se présente si nettement comme objet d'intellection qu'il est tentant de la voir jaillie toute entière non des flux d'excitations sensorielles que les photons produisent sur nos rétines mais de la cybernétique de notre cerveau.
1-Le cerveau aveugle.
a)Il existe de fait un véritable traitement de l'image commencé dans le cortex visuel primaire (1) et poursuivi dans les autres centres de la vision. Les cellules simples, complexes, hypercomplexes analysent tour à tour l'orientation, le mouvement des axes des objets, leurs bords et leurs angles. Une analyse des couleurs se fait en parallèle. On peut penser que le quale résulte des informations ainsi collectées, qu'elles sont en quantité telle qu'elles pourraient dessiner et teindre sur une trame virtuelle le quale complet d'une image à de négligeables détails près. Notre cerveau, dirait Denett, en sait toujours assez. Et comme il sait ce qu'il y a à voir, il voit. Tout simplement parce qu'à la façon d'un ordinateur, il serait programmé pour.(2)
b)Le syndrome de la vision aveugle semble bien cependant ôter crédit à cette vision computationnaliste. Une lésion du cortex peut entraîner une cécité totale alors que subsiste une « vision résiduelle » qui permet au patient de repérer la forme, l'emplacement ou le déplacement d'un objet. Il y a bel et bien analyse de l'image par le cerveau et recueil d'informations parfois très poussées sur cette image sans qu'il y ait l'ombre d'un quale. Le patient, au sens propre du mot, ne voit rien. Bien sûr, on va dire que le quale ne se produit pas parce que les informations présentes dans le cerveau ne sont pas accessibles à la conscience. Mais alors on contredit le principe même du computationnalisme qui attribue un contenu conscient, de par leur nature même, aux informations présentes dans le réseau des connexions.
c)Cependant les tenants du connexionisme expliquent malgré tout l'émergence du quale par un traitement d'informations en disant que le quale apparaît lorsque ce processus de traitement est poursuivi jusqu'à la synthèse et que, dans le cas de la vision aveugle, la détérioration d'une partie du cortex empêche que cette synthèse ait lieu. J'avoue comprendre mal comment une synthèse d'éléments inconscients pourrait donner une réalité consciente. Je comprends seulement que l'on va ainsi vers une conception du quale -réalité sensible- encore plus abstraite que celle qui en fait le pur jaillissement de données informationelles liées dès l'origine, par une nature qu'on leur attribuerait, au monde des réalités conscientes.
d)Mais soit. Admettons sans comprendre que, dans le cas de la vision aveugle, une infirmité partielle du cerveau, en empêchant un processus de synthèse de l'information, empêcherait ipso facto l'émergence du quale. Où verra-t-on cet empêchement dans le cas du somnambulisme ? Les somnambules peuvent s'orienter dans l'espace, repérer un objet, le manipuler d'une façon qui implique une synthèse d'informations, synthèse qui ne saurait a priori être interdite par une quelconque infirmité du cerveau. Et pourtant les somnambules sont parfaitement inconscients. Aucun quale de l'image n'existe pour eux. Ce quale n'apparaît -et de façon traumatisante- qu'en cas de réveil inopiné.
e)Si l'on persiste dans l'idée que le quale de l'image émerge d'une synthèse d'informations, cela serait supportable pour peu qu'on admette que les informations résiduelles, en attente de synthèse, soient chacune complète et précise. Or, dans le cas de « l'agnosie visuelle de la forme »; le patient qui voit est incapable de reconnaître la taille, la forme et l'orientation d'un objet. Dans le cas d'une « agnosie visuelle aperceptive », on a bien une perception des éléments constitutifs de l'image mais associés à une impossibilité de les organiser en un tout significatif.
f)Inutile, peut-être, pour se convaincre de ce que le quale de la vue existe à l'état brut et non comme résultat d'analyses cérébrales d'aller examiner tous les cas cliniques. Regardons seulement, à l'Orangerie, une des façades de la cathédrale de Rouen peinte par Monet. Quid des sculptures dans le tympan du portail ? Des voussures ? Des architraves ? On ne voit que des taches de couleur disparates, on peut arrêter son regard sur une partie absolument informe, presque dégoûtante comme un éparpillement de salissures, à mille lieues en tout cas de cet édifice structuré noblement qui émerge de la lumière de midi quand on s'en éloigne. Dira-t-on que le quale de la façade vue de près dans une étroite portion existe moins réellement ou moins complètement que le quale de la vue complète du tableau ? Dira-t-on que le quale d'une vue floue existe moins nettement que le quale d'une vue nette ? Maurice Denis, provocateur, disait d'un tableau que ce n'était que des couleurs assemblées dans un certain ordre. J'en dirai tout autant du quale de l'image. Et j'ajouterai que cet ordre-là peut être un désordre pur.
g)La grande erreur des connexionnistes est de croire que les informations liées à l'image projetée sur la rétine, recueillies et traitées par le cerveau, sont des informations sur le quale. Le quale est une sensation complexe mais il n'est rien d'autre qu'une sensation. Et il ne peut donc se découper qu'en sensations plus simples. Le repérage d'un axe d'orientation, d'une découpe de forme, d'un contraste de couleurs même révèle l'analyse des constituants d'une image mentale, non d'une sensation qu'on pourrait ramener à un processus purement affectif. Ce qui est sans doute vrai c'est que ces repérages vont participer à la constitution d'un nouveau quale où les axes, les découpes et les contrastes seront en quelque sorte marqués. Mais ce marquage ne pourra survenir que d'une modification des sensations constitutives du quale. Or, pour qu'il y ait modification des sensations, il faut qu'il y ait préexistence de ces sensations, donc du quale qu'elles constituent avant tout repérage de constituants formels par le travail cérébral.
h)Du cortex visuel primaire à « l'espace de travail » de Changeux, on peut certes discerner de très nombreuses assemblées de neurones, proches ou éloignées, qui fonctionnent corrélativement avec chacun de ces repérages. Mais pourrait-on distinguer des assemblées de neurones qui engendreraient une pure sensation de nature visuelle et qui entrerait dans la composition du quale ? Hors du cortex visuel primaire, je ne le crois pas. Dans le cortex visuel primaire, cela ne fait pas pour moi de doute : les modules corticaux sont les candidats naturels pour induire, mais alors hors du circuit des connexions, donc hors du cerveau, l'unité de sensation qui va engendrer le quale de la vue.
2-diaporama et image point
a)Puisqu'il s'agit ici d'exposer mes vues, on me pardonnera de me référer à ce que j'en ai déjà dit. Dans mon introduction au modulisme, j'écrivais : « Dans le module [du petit orteil], des neurones de type déterminé entreraient dans une activité continue et rythmée qui ne pourrait avoir son pareil dans aucun autre module du cerveau. Cette activité de nature électrique et oscillatoire engendrerait une modulation continue du champ magnétique qui se propagerait dans toutes les directions. En chemin, cette "onde" rencontrerait un point sensible aux modulations magnétiques. Il existerait une grandeur instantanée résultante de toutes les amplitudes d'intensité du champ existant en ce point sensible à un instant donné. De cette grandeur instantanée dépendrait au même instant une grandeur instantanée d'affect. Ainsi, désormais, la modulation d'affect qui se produirait au point sensible comprendrait une modulation isomorphe à celle qui se produirait dans le module du petit orteil. Et j'aurais mal au petit orteil. Une ritournelle aux inflexions bien sûr imperceptibles se serait installée dans mon champ de conscience et y resterait tant que le module du petit orteil continuerait de la jouer. » (3)Je ne vois pas fonctionner de manière différente un module de la vue de ce module du petit orteil. A partir de là, évidemment, plusieurs questions viennent à l'esprit : comment deux types de modulation du même affect pourraient-ils produire deux sensations si différentes a priori ? Quel aspect prend la seconde sensation qui n'est jamais ressentie isolément comme peut l'être l'autre ? Comment cette sensation peut-elle se situer rigoureusement dans un espace ?
b)Je n'examinerai pas pour l'heure la première question et ne m'intéresserai qu'aux deux autres. A la seconde une réponse toute simple -évidemment simpliste- s'impose. Je puis voir dans l'obscurité totale un point coloré qui pourrait correspondre à l'excitation d'un seul module. Si je vois deux points, je vais dire que cela vient de l'excitation de deux modules situés dans l'espace rétinotopique à une distance correspondante à celle de ces deux points dans le champ visuel. Je puis donc dire qu'à chaque module cortical peut être associée une sensation lumineuse et colorée située à un point fixe de l'espace visuel tout comme à un module lié à une partie réduite du corps peut être associée une sensation tactile. Ainsi le quale de la vue pourrait être subdivisé en sous-qualia correspondant chacun à un point fixe du champ visuel et ne pourrait être subdivisé en rien d'autre. C'est cette sensation précisément localisée, c'est à dire ayant comme premier constituant de sa nature cette localisation subjective, que j'appelle l'image-point. Est-elle, comme une étoile détachée sur le ciel nocturne, un point lumineux fixe sur un fond noir ? Est-elle l'irradiation d'un éclair qui parcourrait la totalité de l'espace visuel en décroissant fortement d'intensité à partir de son point d'émission ? Est-elle autre chose encore ? Pour l'instant mes conceptions hésitent. Mais, sur la façon dont le quale de l'image se forme à partir de ces images-points, je n'hésite plus. Et c'est l'intuition que j'en ai qu'il me faut maintenant décrire.
c)Je ne puis le faire sans un détour et sans l'exposé d'un nouvel a priori. La modulation d'affect qui construit la conscience sensible serait enregistrée en permanence comme sont enregistrés le son et l'image sur la bande d'un magnétoscope. Bref, même si l'activation de la mémoire connaîtrait bien des défaillances, voire des paralysies définitives, nous conserverions la totalité de nos souvenirs. Et nous les conserverions à tel point que, s'il n'y avait pas en nous des forces qui les maintiendraient éloignées du champ de conscience, ils l'envahiraient au point de le sursaturer et de l'étouffer.
d)Je ne sais pas clairement sur quel fondement physique cette hypothèse pourrait reposer. Mais elle m'est bien utile quand je considère ce qui se passe dans mon esprit lorsque je regarde un diaporama. D'abord une image (celle d'une église par exemple) s'installe dans mon champ de conscience. Ensuite une autre (celle d'une clairière) vient la remplacer. Bien sûr le quale lié à la vue de l'église peut ne pas totalement disparaître. Je puis le voir en surimpression sur l'image de la clairière, mais considérablement transformé, pâli, devenu une image fantomatique. Si je puis avoir ainsi -quoique de façon très inégale- deux quales d'images différentes dans mon champ de conscience, je puis très difficilement en avoir trois, encore moins quatre. Que j'augmente la vitesse du diaporama jusqu'à plus de dix images par seconde, je ne vais plus avoir la conscience d'aucune image, chacune étant chassée par la suivante avant qu'elle ait eu le temps de se former. Tout se passe comme si, pour être conscient d'une image, il fallait que l'image précédente soit chassée ou du moins très éloignée de mon champ de conscience.
e)Supposons maintenant qu'on puisse remplacer les images déployées dans l'espace d'un diaporama par la projection successive dans le champ de mon regard de fins spots de couleur diversement situés et que je regarderais sans que mes yeux puissent effectuer le moindre mouvement. Ainsi chaque spot se projetterait sur une portion de ma rétine correspondant à un du million d'axones du nerf optique. Chaque spot n'exciterait ainsi qu'un module cortical et ferait donc naître une sensation lumineuse et colorée focalisée sur un seul point de l'espace visuel, tout comme, par exemple, l'écrasement de mon petit orteil faisait naître une sensation située dans l'espace corporel qui ne pouvait être confondue avec une autre même issue de l'orteil le plus proche. Je ne vois alors aucune raison pour que l'image-point suivante implique pour apparaître dans le champ de conscience la disparition de l'image point précédente même si elle est d'une couleur et d'une luminosité très différente puisqu'elle se focalise sur une autre zone de l'espace visuel. Ainsi, si le diaporama s'effectue à grande vitesse, les images-points peuvent se succéder dans le champ de conscience comme autant de sensations uniques et extrêmement localisées et coexister dans un espace de souvenirs actuellement conscients, ce que ne peuvent faire les images classiques.
f)C'est en vain que je tenterais d'ailleurs d'imaginer la chimère que serait la juxtaposition consciente de toutes les vues d'un diaporama. Et pourtant je puis bien me représenter successivement chacune d'elles. Pour les images-points, je ne puis peut-être pas bien m'en représenter une seule mais je suis sûr désormais d'une chose, c'est que leur juxtaposition dans le temps produit, haute, large et profonde, l'image même que j'ai sous les yeux.
3-Temps, durée, ordre.
a)L'arithmétique est une science rude. Si les images se renouvellent complètement dans le champ visuel tous les dixièmes de seconde, alors chacune du million d'images-points qui peuvent le saturer doit se succéder tous les dix-millionièmes de seconde. Et encore, si on veut faire de l'image-point ce qu'elle est nécessairement dans ma conception moduliste : la modulation d'un affect, il faut prévoir des successions d'inflexions discriminantes pour cette modulation qui ne peuvent se faire à moins d'un cent-millionième de seconde. On est bien loin (cent mille fois plus) de la milliseconde à laquelle on considère généralement réglés les mécanismes les plus fins de l'horloge cérébrale.
b)On peut comparer l'image-point au photophore qui s'allume pendant un dix-millionième de seconde sur l'écran d'une télévision analogique. Avec cette différence que la relation entre la luminance du photophore et celle du point correspondant dans l'image émise est déterminée par la durée précise du balayage (un vingt-cinquième de seconde) de gauche à droite et de bas en haut de l'écran du faisceau d'électrons projeté. S'il n'y avait pas parcours identiques des balayages et régularité absolue de leur rythme, aucune retransmission d'images ne serait possible. Imaginer un système équivalent pour le système visuel n'est pas totalement farfelu a priori puisque le cerveau d'un individu conscient est parcouru régulièrement par quarante ondes électriques par seconde et puisque les modules corticaux sont disposés sur un espace à deux dimensions et pourraient émettre par succession contiguë selon un parcours régulier. Pour la vision achromatique (en noir et blanc si l'on préfère), il n'y aurait pas alors besoin que l'affect soit modulé pendant la durée de l'image-point et son intensité pourrait être directement induite de l'intensité du signal électromagnétique reçu au moment correspondant. Mais enfin je n'évoque cette hypothèse -qui se révèlerait vite intenable- pour mieux faire ressortir la particularité de la mienne. La modulation électromagnétique créée par l'activité du module cortical induit une modulation d'affect qui engendre une image-point focalisée sur un endroit de l'espace visuel à quelque moment qu'elle ait lieu. La position du point lumineux est un élément inséparable de la sensation ressentie.
c)Le problème n'est plus un problème de correspondance chronologique. L'ordre dans lequel se produisent les images-points peut être absolument quelconque, l'image globale n'en sera pas moins fidèle à la scène observée. Le problème est que l'image-point ne pourra pas se former si l'affect primal n'est pas modulé pendant le temps nécessaire à sa constitution par le signal d'un seul module cortical. Or, si tous les modules corticaux émettent en même temps, comment cela pourrait-il se faire ?
d)L'onde électrique que j'ai évoquée me paraît pouvoir être la source d'une solution satisfaisante. Rodolfo Llinas a particulièrement étudié les manifestations de ce phénomène qu'il voit comme « une succession d'oscillations en phase parcourant le cortex de sa partie antérieure à sa partie postérieure. Chacune de ces « ondes » dure environ 12,5 ms et est suivie d'un repos de 12,5 ms pour un temps total de 25 ms pour un cycle. Ce cycle se produit donc environ 40 fois par seconde. » (4)« L'onde » entre guillemets semble bien n'être pour Llinas que la manifestation de regains successifs d'activité des neurones de l'avant à l'arrière du cerveau. Pour ma part, j'envisage que ce regain d'activité ne se fasse pas neurone par neurone mais module par module. Ainsi tous les modules du cortex visuel primaire connaîtraient un pic d'activité à des intervalles successifs en fonction de leur position sur le parcours de cette « onde ».
e)Si pendant les 12,5 millisecondes d'un balayage, chacun du million de modules connaissait un pic d'activité, l'intervalle moyen entre deux pics serait de l'ordre de 6 milliardième de seconde, ce qui est bien sûr extrêmement peu. Cet intervalle doit pouvoir être étendu à un quart de millionième de seconde. Si certains modules corticaux reliés à la fovea, la partie centrale de la rétine, peuvent avoir vingt pics d'activité par seconde, il ne me paraît pas impossible que plus de la moitié des modules ne connaissent même pas un pic d'activité pour la même période et que la moyenne des pics soit en réalité de un par seconde. Alors, à chaque balayage de l'onde, il y aurait « seulement » 50.000 modules de suractivés. Et l'intervalle moyen entre deux pics serait de 0,25 millionième de seconde.
f)Pour éviter les difficultés que poserait le chevauchement des pics, je me suis fixé l'idée qu'ils dureraient environ un dix-millionième de seconde. Pendant cette période il y aurait toute chance pour que ne soit suractivé qu'un seul module.
g)En quoi consisterait le phénomène de suractivation? A mon sens, seulement dans l'activation de nouveaux neurones dont la fonction serait essentiellement de « coder » une modulation. Cette modulation doit être suffisante pour être discriminante absolument. Elle doit porter en quelque sorte l'information de luminance, de couleur et de position dans l'espace pendant le temps qu'elle dure.
h)Durant une durée aussi réduite, le champ magnétique cérébral pourrait être considéré comme quasiment stable. Le seul élément susceptible de faire varier son intensité ne pourra être que le pic d'activation. Ainsi on peut dire que le pic d'activation d'un module induira une période de la modulation du champ. Selon la mécanique moduliste cette période de modulation du champ induira une modulation instantanée de l'affect primal. Et cette modulation engendrera une image-point.
i)Le fonctionnement de ce système implique bien sûr une mécanique d'une extrême précision dans le pic d'activité du module. Cette précision, j'en ai parlé déjà, ne doit pas être inférieure au cent millionième de seconde. Elle ne peut être conférée par autre chose que par l'ingénierie génétique. Elle implique non seulement que les types de neurones soient déterminés, que le nombre de neurones de chaque type soit fixe mais aussi que la longueur de tous les axones qui les relient soit mesurée pour que les intervalles des déclenchements soient fixes eux-mêmes, à supposer que la vitesse des potentiels d'action dans les axones du module soit constante. On m'accordera, je pense, que le nombre des neurones et leur répartition en types soient déterminés. Mais pour la longueur d'axones, on me dira que toute fixation a priori par le génotype est impossible.
j)Je suis bien conscient de cette difficulté mais j'ai peut-être trouvé le moyen de la résoudre. Il faudrait supposer qu'à l'intérieur du module cortical, les axones reliant les neurones qui vont participer à la « mécanique modulatoire » sont tous myélinisés. Si c'est le cas, les variations de longueur de ces axones, pour la plupart inférieurs au millimètre, ne joueraient pratiquement pas. En effet, dans ces axones entourés d'une gaine de myéline, le potentiel d'action se déplace à très grande vitesse entre deux interruptions de cette gaine ou, si l'on préfère, entre deux noeuds de Ranvier. On parle ainsi d'une progression saltatoire d'un noeud de Ranvier à l'autre. C'est le nombre de noeuds de Ranvier que comportera un axone qui déterminera le temps que mettra le potentiel d'action à le parcourir. Si un neurone est relié à deux autres par deux axones myélinisés comportant chacun le même nombre de noeuds de Ranvier, le potentiel d'action qui part de ce neurone pour parvenir aus deux autres mettra le même temps pour parvenir à chacun. Ainsi des informations génétiques portant sur la répartition des noeuds de Ranvier par axone dans un complexe de neurones qui en comporte des milliers sur guère plus d'un millimètre cube peuvent très bien compléter de façon déterminante la prédétermination du mécanisme modulatoire propre à chaque module avec la précision nécessaire.
4-Cybernétique du cerveau et modification du quale
a)La succession des pics d'activité des modules induisant chacun une image-point suffirait-elle à édifier dans la conscience le quale d'une image plane en couleurs? Je me risque à répondre oui. Et d'une image en relief ? A priori je n'y vois pas d'objections sachant qu'un même module cortical traite à la fois d'un point donné de l'espace rétinien de l'oeil gauche et du point correspondant de l'espace rétinien de l'oeil droit. Ainsi l'image point ne serait-elle pas seulement constituée d'une sensation de lumière colorée focalisée sur un point de la hauteur et de la largeur du champ de vision mais aussi de sa profondeur.
b)Mais cette image en trois dimensions édifiée indépendamment de toute analyse des informations venues de la rétine peut bien exister dans ma conscience un dixième de seconde après que j'ouvre les yeux, elle n'est jamais celle sur laquelle s'appuie mon regard. Celle-ci est une image qui résulte toujours d'une analyse. Mais l'analyse, au lieu de créer cette image comme le pensent les émergentistes, ne ferait qu'induire des modifications ponctuelles d'une image préexistante. Le traitement de l'image entraînerait en réalité deux courants d'information. Un premier qui n'est rien d'autre qu'un courant de pensée, qui conduit aux centres du langage et qui contribue à faire de l'image un objet intellectuel que je vais pouvoir décrire et utiliser. Un second courant qui reste, lui, toujours inconscient, qui ne se diffuse pas comme le premier dans l'espace cérébral mais qui retourne au cortex visuel primaire pour induire des modifications du pic d'activité des modules là où c'est nécessaire afin de traduire les résultats de l'analyse. Tous les modules sont interconnectés et reliés aux centres de traitement de l'image. Des informations en provenance de ces centres vont pouvoir agir sur chaque module et, peut-être, tout simplement en modifiant l'intensité du pic d'activité, contribuer à rendre distincts les contours d'un objet, à souligner les surfaces de telle couleur etc. La vignette mystère, que j'évoquais il y a peu(5), où la silhouette d'un chasseur était cachée dans les branches d'un pommier va se transformer au moment de ma découverte. Pendant l'instant où mes prunelles fixes font diriger au centre des foveas l'image des frondaisons, mon cortex supérieur envoie dans les modules concernés par le tracé les potentiels d'action idoines. Aux prochains balayages de l'onde de Llinas, ces modules vont sans doute être suractivés de préférence à d'autres et la luminance des images-points induites sera très légèrement accrue. Je verrais donc enfin avec mes yeux ce chasseur que mon cerveau avait déjà débusqué dans sa nuit. Et la vignette mystère aura perdu son secret...
(1)D'aucuns diront: « commencé sur la rétine » dans la mesure où les récepteurs, bâtonnets et cônes sont au nombre de cent millions alors que les axones du nerf optique sont au nombre d'un million seulement et qu'il y a des lois de luminosité/contraste qui règlent la sélection de l'information transmise par l'axone. Cependant, pour moi, l'image à traiter par le cerveau est celle résultante des informations transmises aux modules reliés aux axones et c'est celle-là seulement.
(2) cf : site: « le cerveau à tous les niveaux ». Niveau avancé- quelques concepts et modèles prometteurs issus des neurosciences.
(3).Lire ci-dessous mon "introduction au modulisme" telle que je l'ai postée dans le fil "champ de conscience inscrit dans le temps".
(4) in « Le cerveau à tous les niveaux »
( 5)cf mon message du 19/05/09 dans le fil:"notre cerveau est-il aveugle? » sur le forum neuropsychologie du site FUTURA SCIENCE
Introduction au modulisme
L'idée que le réseau des connexions neuronales pourrait engendrer de lui-même les contenus affectifs de la conscience ne me paraît pas acceptable. Sur l'origine de ces contenus, il existe peut-être une hypothèse alternative qu'on peut qualifier de scientifique. C'est cette hypothèse que je voudrais présenter ici.
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a) Je partirai d'un fait très simple : une bûche m'est tombée sur le pied et le pied me fait mal. Après réception du message nociceptif, l'idée d'une douleur à mon pied gauche s'est certainement inscrite dans le circuit des connexions. L'idée, oui, mais pas la substance de la douleur qui se présente comme une force agressive et nettement localisée. J'ai ôté ma chaussure, ma chaussette et le dessus de mon pied, gonflé et rougissant, témoigne d'une présence maligne que mes doigts en palpant animent avec violence. A l'évidence la douleur est dans mon pied et n'est pas ailleurs. Le quale a bien une existence corporelle, localisée sûrement.
b) Cependant l'existence de membres fantômes pour les amputés, l'observation de douleurs à la jambe ou au bras par par des cul-de-jatte ou des manchots font définitivement une illusion de cette évidence. Comment la douleur pourrait-elle être localisée dans une partie de la jambe puisque ceux qui en sont privés peuvent y ressentir une douleur quand même ? Bernard Renaud rapporte dans un article de POUR LA SCIENCE comment des femmes, amputées d'un bras, pouvaient, en se maquillant les alentours de la bouche, ressentir une violente douleur à leur bras absent. Des chercheurs ont montré que les récepteurs péribuccaux se trouvaient désormais reliés dans le "corps de Penfeld" à des représentations corticales de ce bras.
c) J'imagine (hypothèse atroce !) que la bûche m'est tombée exactement sur le petit orteil. Ce petit orteil est vraisemblablement relié à un seul module cortical dans la représentation du pied. Les quelques milliers de neurones qu'il comporte vont, sans doute en grand nombre, entrer en activité. Ce module va donc être le siège de phénomènes électriques (parcours de potentiels d'action), chimiques (fabrication de neurotransmetteurs), magnétiques (j'en reparlerai) importants. Tous ces phénomènes vont être exactement contemporains de la sensation de douleur aiguë qui me fait gémir et que je ressens au petit orteil. Pourquoi alors ne pas concevoir que ces phénomènes vont directement et localement induire la substance même de la douleur ? S'il y a un module pour le petit orteil gauche, il y en a un autre pour le petit orteil droit. Si c'est l'orteil droit qui est meurtri, ce sera aussi le module de l'orteil droit qui sera affecté, on pourrait dire aussi infecté par la sensation douloureuse. Ainsi la douleur serait bien une réalité corporelle et donc matérielle, localisable comme toute réalité matérielle et qui changerait de nature du seul fait qu'elle changerait de lieu de production. Le corps de Penfeld serait le véritable corps sensible et les phénomènes physico-chimiques qui s'y produisent localement de façon consécutive au message provenant de telle ou telle partie du corps engendrerait la douleur ou plus généralement la sensation de façon directe, immédiate et spécifique au module "sensibilisé".
d) Pourquoi pas ? Je ne suis aucunement capable de démonter cette hypothèse qui, je l'avoue quand même, ne me satisfait pas du tout. D'abord parce que j'en suis resté à l'idée d'un cerveau insensible, c'est à dire formé d'un tissu qui ne réagirait pas aux excitations pour la bonne raison d'ailleurs qu'il ne serait pas parsemé par les terminaisons des récepteurs sensoriels. Ensuite parce que les observations sur les douleurs aux membres fantômes, en ayant ôté crédit à l'existence de sensations contenues dans le corps extra-cérébral, me semble aussi ôter crédit à l'existence de sensations localisées différemment dans le cerveau. Le besoin que nous avons de considérer ces sensations comme existant en dehors du circuit des connexions provient du fait qu'elles comportent un aspect affectif intense qui disparaît dans les entités abstraites produites par le cerveau computationnel. Tout se passe comme si nous distinguions dans les sensations spatialement situées un aspect proprement substantiel et intensif et un aspect de localisation qui aurait un fondement corporel et donc matériel. Il y aurait donc alors, comme le langage l'indique quand nous disons : "j'ai mal à mon petit orteil" ou "mon petit orteil me fait mal", une sensation de douleur interne qui se situerait dans le petit orteil. Dans le petit orteil et non dans le gros, dans le petit orteil droit et non dans le gauche. Sensation qui serait alors transportée et resituée dans un même repère spatial à trois dimensions dans les modules du cortex. Or la distinction que le langage opère ne me paraît pas exister dans le quale de la sensation. Je ne ressens pas une douleur et une localisation de cette douleur. Je ressens une sensation particulière que je peux qualifier de douloureuse et que je puis distinguer de sensations douloureuses voisines, ce qui me permet de la situer dans un certain repère corporel. Mais cette opération par laquelle je situe cette sensation dans mon corps est une opération de pensée qui ne peut intervenir que lorsque l'information dérivant du ressenti premier est engagée dans le circuit des connexions. Autrement dit, je ne "sens" pas que ma douleur est dans le petit orteil, je le "pense". Ce que je sens dans sa pureté de quale ne peut appartenir qu'au domaine -adimensionnel- des sensations. Il n'y a donc aucune raison de ce point de vue de vouloir faire sortir le quale du circuit des connexions pour l'installer dans un espace à trois dimensions reproduisant celui du corps où il est pensé être ressenti.
e) Une autre raison qui m'empêche d'adhérer à ce qu'on pourrait appeler la "théorie des modules sensibles", c'est qu'elle conduit à une atomisation de la conscience singeant la structure atomique de la matière. Ce qu'on a pu voir pour la douleur au petit orteil pourrait être transposé pour chaque type de sensation : somesthésique, tactile, olfactive, sonore, visuelle... Dans le million de modules corticaux que comporte le cortex visuel primaire naîtraient ainsi un million de points de conscience colorés, encollés on ne sait comment et qui produiraient l'image qu'on a sous les yeux. Non, pour moi, la question est tranchée définitivement. Les modules corticaux ne sont pas plus sensibles que le corps auxquels ils sont reliés, corps lui-même aussi insensible qu'un caillou.
f) Mais si la douleur sentie à l'orteil ne se trouve ni dans l'orteil, ni dans le module cortical de l'orteil, ni -c'était notre a priori- dans le circuit des connexions, où peut-elle être alors ? Bien sûr on peut toujours dire que la question de la localisation matérielle de la douleur n'est pas pertinente, que la douleur en soi ne se situe pas. Mais on ne peut nier que ce qui se rapporte à la douleur existe matériellement dans l'espace du corps et existe d'un façon qui donne pertinence à la notion de lieu. Si la douleur n'existe pas dans l'orteil, il existe bel et bien un message algique sous forme de potentiels d'action dans les axones d'un nerf qui part de l'orteil et qui, par divers relais, provient au module de l'orteil. Et si ce message algique est empêché de parvenir au module cortical, eh bien la douleur ne sera pas ressentie, n'aura pas donc d'existence. Ensuite, du module activé vont partir dans les axones "triés" en fonction des atteintes à l'orteil (écrasement, coupure, friction...) des potentiels d'action qui vont transformer dans le circuit des connexions le message sensoriel en une information significative que le langage pourra formuler. Mais si je dis que la douleur à l'orteil existe avant la la constitution de cette information et qu'elle existe à la fois après que le message algique est parvenu au module puisqu'elle n'existe pas dans le module, il faut bien qu'elle se produise ailleurs et il est pertinent de se demander où.
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a) Mon hypothèse est que le module activé transmet en réalité deux messages. Un par la voie connue des connexions et un autre par une voie non encore explorée qui n'est pas celle des axones. Ce second message finit par atteindre un certain lieu très réduit et unique dans l'espace corporel où la matière est disposée de telle façon qu'elle réagit au message par la production d'affects. Ainsi la douleur à l'orteil aurait bien sa source, comme tout quale, dans l'espace du corps mais elle prendrait sa forme dans un autre espace, adjacent au premier... celui du temps.
b) Lorsque nous entendons par hasard, enchaînées dans le bon rythme, la succession de ces notes : do, do, do, ré, mi, ré, un objet musical, compact et familier, surgit dans notre conscience, un couplet d'Au clair de la lune. Si nous avions entendu : la, sol, fa, mi, ré, do, ré, mi, c'est Ils étaient trois petits enfants ou La légende de Saint-Nicolas que nous aurions nommé ce nouvel objet aussi différent du premier que le parfum de la rose est différent du parfum du lilas, par exemple. Proust parle de ces individualités que sont les phrases musicales, parmi lesquelles celle "aérienne et odorante" à laquelle Swann est attaché. Or il ne nous vient pas directement à l'esprit que ces phrases qui imposent leur présence à notre sensibilité comme des réalités uniques sont faites des mêmes notes seulement différemment distribuées ou quantifiées. Il ne nous vient pas à l'esprit que c'est dans le temps et dans le temps seulement qu'elles trouvent leur existence comme la trouvent dans l'espace -du moins le croyons-nous- les objets immobiles que nous distinguons.
c) Or, de même que ces objets nous paraissent exister dans l'espace de façon irréductible, les contenus de notre conscience nous paraissent à chaque instant exister de façon définitivement compacte. L'image que nous fixons dans la seconde où notre oeil est immobile ne nous paraît pas exister que dans l'étendue de cette seconde-là mais dans celle d'un centième, d'un millième, d'un millionième de seconde et aussi nettement constituée qu'elle l'est dans un durable instant. Pour les contenus plus directement affectifs comme les sons purs, les odeurs ou les douleurs du corps, notre sentiment est bien entendu le même.
d) Mon idée est qu'il n'en est pas réellement ainsi. Je parle bien entendu des contenus de conscience qui paraissent figés dans une durée minimum : une odeur que je respire, une note tenue que j'entends, cette douleur à mon petit orteil. Toutes ces sensations peuvent être considérées comme fixes dans une durée d'au moins 80 millisecondes, étendue de temps en-deçà de laquelle il ne paraît pas pouvoir exister d'objet de conscience reconnaissable. L'intuition ordinaire est qu'une sensation qui durerait moins de 80 millisecondes serait trop faible pour être perçue mais n'en serait pas moins constituée de la même façon que celle qui frappera ma conscience. Mon intuition est au contraire que sa forme est différente.
e) Supposons un instant que ma douleur à l'orteil est l'unique objet qui affecte ma conscience. Si je considère ce qui existe dans celle-ci pendant une durée d'une milliseconde, je puis très bien dire qu'il n'existe rien puisqu'un phénomène affectif inférieur à 80 millisecondes n'est pas perçu. Je puis dire aussi qu'il existe un affect de même qualité que celui que je perçois mais d'une intensité quatre-vingt fois moindre. Je puis... encore dire beaucoup de choses sans doute. Je puis aussi dire enfin qu'il existe un affect qui n'a pour ainsi dire pas de qualité mais qui a une intensité qui n'est pas la quatre-vingtième partie de l'intensité de l'affect senti mais qui est variable en fonction de sa position dans une modulation périodique de l'intensité. Il aurait aussi un signe positif ou négatif, euphorique ou disphorique. Agréable ou douloureux devrais-je simplement dire si je voulais parler de plaisirs ou de douleurs tels qu'on les ressent. Mais je veux parler ici de plaisirs ou de douleurs absolument purs et absolument primaires, liés directement aux phénomènes matériels qui assurent le passage de l'objectif au subjectif.
f) Ainsi donc il y aurait un affect que j'appelle primal qui serait produit dans le cerveau lors d'une excitation sensorielle et qui serait sans cesse modulé jusqu'à ce qu'au bout d'un certain temps (80 millisecondes apparemment), sa modulation devienne objet de conscience. La modulation d'affect produite par l'écrasement de mon petit orteil droit différerait sans doute extrêmement peu de la modulation d'affect produite par l'écrasement de mon petit orteil gauche mais cette différence serait suffisante pour que je sente bien que c'est mon petit orteil droit qui est écrasé et pas le gauche. Evidemment si c'était le gros orteil et pas le petit,la différence serait un peu plus forte, et encore plus s'il s'agissait non des doigts de pied mais de la main. Et des nuances de modulation différentieraient tout autant les coups à l'annulaire, à l'index, au majeur etc.
g) Ce qui existerait au niveau somesthésique et tactile ne pourrait-il pas exister de la même façon au niveau olfactif, sonore et... visuel ? Je vois mal a priori d'objections à cela. Sans doute pourrait-on concevoir prudemment un type d'affect qui serait particulier à chaque sens. Mais ce serait affadir inutilement l'hypothèse. La variété des contenus sensibles, sans doute inépuisable, pourrait être produite par la variété des modulations si celles-ci ont la finesse qu'il faut. Un bon saphir sur un microsillon neuf peut restituer par sa seule vibration toutes les couleurs orchestrales, toutes les nuances, tous les timbres d'instruments qui diaprent la Mer de Debussy. J'ai parlé d'une durée d'un millième de seconde mais j'aurais pu parler d'une durée inférieure au millionième de seconde séparant deux inflexions d'une modulation d'affect extrêmement fine. Sans doute faut-il admettre une limite dans la finesse des modulations mais tout comme il faut en admettre une dans le pouvoir discriminant de notre sensibilité.
h) Peut-être me ferez-vous la faveur de considérer mon hypothèse intéressante mais ce sera aussitôt pour dire que rien dans l'observation psychologique ne vient l'étayer. Je n'en suis pas si sûr. Dans le domaine acoustique par exemple où les sensations peuvent être mises en rapport avec des données physiques précisément connues, une constatation me paraît révélatrice. C'est celle que les notes de la gamme ne sont pas perçues avec le même "relief" selon leur hauteur. Bien sûr les notes des premières harmoniques paraissent également lisses mais, quand on descend la dernière harmonique, on perçoit nettement un aspect tremblé ou trémulé qui s'accentue de note en note et est indiscutable pour le dernier do. Ce do vibre à une période de 34,7 Htz, le la naturel vibre à 440 Htz. Si l'on suppose qu'il y a un type d'affect propre aux sensations sonores, on peut supposer du même coup qu'il y a une modulation de cet affect isomorphe à la vibration sonore et de même période en tout cas. S'il n'y a pas un type d'affect spécifique à chaque sens, on peut quand même admettre que la courbe de modulation propre à la sensation sonore qui ne serait plus une sinusoïde simple mais une sinusoïde plus ou moins complexe garderait la même période que la vibration. Pour le la naturel, cette période serait de deux millisecondes et elle serait bien inférieure à la durée de 80 millisecondes qui est celle de l'étendue du champ de conscience. La perception d'une sensation lisse serait alors aisément compréhensible. Pour le do de la dernière harmonique, cette période serait de 30 millisecondes, soit plus d'un tiers de l'étendue du champ de conscience et cela expliquerait que, quoiqu'on ne perçoive pas la modulation de l'affect, on ressente cette sensation de trémulation qui en est assez proche.
i) D'autres observations psychologiques ou psychométriques à partir d'excitations sensorielles calibrées sont possibles. Je crains cependant qu'aucune ne donne des résultats bien probants. Il faudrait pour cela que l'observation inclue la physiologie du cerveau et il faudrait, pour qu'il y ait quelque chose d'observable, que la modulation de l'affect ait en quelque sorte une matrice physique, qu'un déchargement d'énergie, une tension, une force se module de façon isomorphe. Selon la conception la plus simple, la modulation de l'affect correspondant à une excitation sensorielle donnée serait induite directement par la modulation d'une force à un niveau subatomique et cette modulation elle-même serait déclenchée par l'algorithme des potentiels d'action des récepteurs jusqu'à l'intérieur du module cortical. Il serait à craindre alors que rien ne transparaisse jamais de ces modulations totalement imperceptibles dans le vaste champ d'activité microphysique que constitue la matière cérébrale. L'idée des sensations produites par des modulations d'affect conserverait peut-être un intérêt spéculatif mais ne pourrait jamais prétendre à être une hypothèse scientifique. Et vous m'accuseriez avec juste raison de vous avoir ravi quelques précieuses minutes pour ne presque rien vous dire !
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a) Ce n'est au moins pas mon intention et l'hypothèse dont je vais maintenant vous entretenir implique assez de possibilités de vérifications expérimentales pour qu'on puisse décemment parler d'hypothèse scientifique. J'ai déjà évoqué cette hypothèse plus haut quand j'ai supposé que le module transmettait deux messages. Dans les deux cas, les neurones activés sont à la base de ces messages. Mais si le premier emprunte la voie des axones selon le schéma classique, il n'en serait pas de même du second.
b) La physique nous apprend que le déplacement d'une quantité de charge électrique produit un champ magnétique d'une grandeur proportionnelle à cette quantité dans une direction perpendiculaire à ce déplacement. Lorsqu'un neurone est activé, sa membrane, quasiment sphérique, subit une succession de polarisations et de dépolarisations. Ces phénomènes équivalent au déplacement pluridirectionnel d'une certaine quantité de charge selon un processus oscillatoire. Ainsi l'oscillation périodique de la membrane des neurones produit dans toutes les directions une modulation périodique du champ magnétique qui parcourt l'espace cérébral à la vitesse de la lumière, en même temps qu'elle produit un potentiel d'action qui parcourt la fibre de l'axone.
c) Cette modulation du champ magnétique observable en tout point de l'espace cérébral constitue une information virtuelle sur l'activité du neurone considéré. Il est toujours loisible de supposer, en un point donné du cerveau, un système matériel apte à être affecté par cette modulation. Il serait logique de considérer alors que cette affection sera modulée elle-même selon une courbe de modulation isomorphe à la modulation du champ. L'information sur l'activité du neurone considéré ne serait plus virtuelle alors, mais actuelle.
d) S'il n'y avait qu'un seul neurone activé à la fois dans le cerveau, cette information pourrait avoir un contenu intéressant dans la mesure où elle varierait selon le type de neurone considéré. Selon leur taille et le rythme des oscillations qu'ils produisent en déchargeant, on peut considérer en effet qu'il existe plusieurs types de neurones, une centaine peut-être. Cependant un neurone n'est jamais activé seul ; il en existe des milliers d'activés en même temps que lui et d'une façon qui a priori n'est pas coordonnée. Le point de l'espace cérébral où serait susceptible d'être modulé un affect en fonction d'une modulation du champ magnétique serait affecté en réalité par des modulations extrêmement diverses qui interfèreraient de façon totalement désordonnée et il ne produirait rien qui eût un quelconque intérêt informatif.
e) Une hypothèse est alors à envisager. C'est celle que les neurones d'un même module, concentrés dans un espace de quelques millimètres cubes, seraient disposés d'une certaine rigoureuse façon. Lorsque parviendrait à ce module, par la voie axonale, un message donné, un nombre donné de neurones entreraient en activité de façon rigoureusement synchrone et ordonnée singulièrement. La distribution des phases d'oscillation et des période de latence entre les décharges serait telle que la modulation du champ magnétique produite par l'activité d'ensemble du module serait unique et pourrait alors engendrer, là où elle serait productrice d'affects, une modulation affective unique également et reconnaissable sur le "bruit de fond" des modulations présentes.
f) Ainsi ce dont je ressens l'effet encore, la chute de la bûche sur mon petit orteil, serait l'élément déclencheur d'une série de faits qui conduiraient à cette sensation particulière que j'éprouve d'une façon que je pourrais totalement concevoir. Des récepteurs sensoriels du petit doigt de pied partiraient dans les axones du nerf de la jambe des potentiels d'action qui parviendraient au module de l'orteil idoine. Dans le module, des neurones de type déterminé entreraient dans une activité continue et rythmée qui ne pourrait avoir son pareil dans aucun autre module du cerveau. Cette activité de nature électrique et oscillatoire engendrerait une modulation continue du champ magnétique qui se propagerait dans toutes les directions. En chemin, cette "onde" rencontrerait un point sensible aux modulations magnétiques. Il existerait une grandeur instantanée résultante de toutes les amplitudes d'intensité du champ existant en ce point sensible à un instant donné. De cette grandeur instantanée dépendrait au même instant une grandeur instantanée d'affect. Ainsi, désormais, la modulation d'affect qui se produirait au point sensible comprendrait une modulation isomorphe à celle qui se produirait dans le module du petit orteil. Et j'aurais mal au petit orteil. Une ritournelle aux inflexions bien sûr imperceptibles se serait installée dans mon champ de conscience et y resterait tant que le module du petit orteil continuerait de la jouer.
g) Ainsi, du module récepteur partiraient bien concuremment deux messages. Le premier, par la voie des connexions, transmettant au réseau central l'information détectée pour qu'elle y soit transformée en un objet de pensée et de langage. Le second, par la voie des modulations du champ magnétique, s'appuyant certes sur l'activation en boucle d'un réseau de connexions interne au module, mais produit par la résultante particulière dans le temps des oscillations collectives et périodiques des neurones ainsi activés. C'est la réception du second message par un récepteur sensible et sa transformation en une modulation d'affects isomorphe qui produirait le quale de la sensation.
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a) J'ai appelé "modulisme" cette façon concevoir l'origine des qualia et je me suis demandé si on pouvait faire du modulisme une véritable hypothèse scientifique susceptible d'être confirmée par l'expérience. J'ai trouvé au moins deux raisons de le croire.
b) La première est l'existence de la magnétoencéphalographie. Cette technique qui utilise un magnétomètre est apte à mesurer les variations du champ magnétique en un endroit donné du cerveau. Elle fournit des enregistrements de la courbe de variation dans laquelle la courbe de modulation produite par l'activité d'un module est susceptible d'être "contenue". Il est possible de conduire des expériences où l'enregistrement M.E.G. s'effectue pour un vécu sensoriel limité et simple : excitation d'une partie du corps très réduite et bien répertoriée, exposition à une odeur précise, audition d'une note donnée etc. Plus on trouvera d'homologies d'un individu à l'autre dans les courbes d'enregistrement, plus on montrera que le ou les quelques modules concernés "émettent" d'une façon spécifiquement identique d'un individu à l'autre. Des expériences ont d'ores et déjà montré par exemple que des excitations semblables à des doigts distincts de la main ou du pied produisaient des fréquences de modulation différentes de la courbe enregistrée au même moment par le magnétomètre.
c) Sans doute, pour être véritablement révélatrice, l'étude de la variation d'intensité du champ magnétique cérébral devrait atteindre une finesse que ne permet pas encore l'appareillage actuel et le réglage des protocoles d'expérience. Mais la recherche pourrait dès maintenant s'engager dans une seconde voie qui est celle de l'étude micro-anatomique des modules corticaux. Le fait que, pour un signal donné, "un nombre donné de neurones entreraient en activité de façon rigoureusement synchrone et ordonnée singulièrement" doit forcément être en corrélation avec la structure du module. L'arrangement des connexions en fonction des types de neurone, la distribution des longueurs d'axone en fonction de cet arrangement doivent avoir des caractéristiques fixes et distinctes de tout autre.
d) S'il est possible de lier le module à un type de sensation primaire très localisée et de le considérer comme une unité de production indépendante dans le système de production des contenus sensibles, il n'en reste pas moins que la production des sensations intéresse le plus souvent un grand nombre de modules à la fois, eux-mêmes connectés et s'activant de façon cohérente pour que le quale de la sensation résultante puisse s'établir. Cette idée, un peu absconse dans l'abstrait, s'éclaire aisément lorsqu'on parle, par exemple, du système visuel. On a dénombré dans le cortex visuel primaire un million de modules corticaux disposés de façon rétinotopique, c'est à dire reliés chacun par un axone du nerf optique à un point donné de la rétine. Dans ma vision moduliste des choses, il est évident que chacun de ces modules doit avoir une structure particulière liée au point de la rétine correspondant et il est évident que cette structure doit varier régulièrement selon deux paramètres : la distance du point à la fovéa et la direction de ce point par rapport à elle dans un repère bi-axial. Un module cortical lié à une zone de la rétine située dans la direction de 10h 10 à 2mm de la fovéa ne doit pas avoir la même structure qu'un autre situé à 3 mm dans la même direction ou à 2 mm dans la direction de 10h 11.
e) Si l'hypothèse moduliste ne correspond pas à la réalité et si l'émergence des qualia se fait à partir des seuls parcours des potentiels d'action dans les axones, les modules corticaux ne sont plus que des centres de tri interchangeables pour peu qu'ils soient reliés aux bons axones. Ils n'ont plus besoin d'avoir chacun une structure particulière semblable, si l'on veut, à celle d'une boîte à musique apte à jouer une collection particulière de mélodies caractérisées. Au CNRS, on a construit un robot pourvu de l'équivalent des yeux d'une mouche (six mille espaces rétiniens). Ce robot est capable de se déplacer en évitant les obstacles. Il est évident que chaque cellule photosensible des yeux artificiels est relié au système central de la même façon mais pas par les mêmes fils. Cela permet au système de fonctionner avec une logique qui calque tout à fait la logique connexionniste. Pour la mouche réelle, chaque ommatidie, qui représente une division de l'espace rétinien, est reliée à un axone. Chaque axone est relié à l'équivalent d'un module cortical visuel d'une centaine de neurones environ. Tous les modules visuels sont interconnectés et reliés au reste du cerveau de la mouche.
f) A partir de là, en raisonnant simplement, on peut faire les hypothèses suivantes :
1°hypothèse : les structures de tous les modules corticaux visuels sont quasiment identiques.
On peut conclure de cela soit que la mouche ne voit pas plus que l'ordinateur, soit que l'ordinateur voit autant que la mouche, soit que le quale de l'image est une réalité émergente d'un corps vivant pour une raison totalement inconnue.
2°hypothèse : les structures de tous les modules corticaux visuels varient de façon régulière en fonction de la position de l'ommatidie correspondante.
g) On peut alors conclure qu'il y a entre la structure de l'ordinateur du robot et celle du cerveau de la mouche une différence qui s'accorderait avec la différence de fonctionnement dans l'hypothèse moduliste, qu'on peut comprendre ainsi que le quale se forme dans le cerveau de la mouche comme il se forme dans le nôtre tandis qu'il ne se forme pas dans l'ordinateur.
h) On a répertorié maintenant le million de neurones qui constituent le cerveau de la mouche. On en compte, je l'ai dit, pas plus d'une centaine par module. Trancher entre les deux hypothèses est un jeu d'enfant pour les chercheurs qui s'en donneraient la peine. Encore faudrait-il qu'ils en soient persuadé de l'intérêt...