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La couleur du ciel martien
Le 21 juillet 1976, au lendemain de l'atterrissage historique du module Viking I sur le site de Chryse Planitia, la presque totalité du personnel du Jet Propulsion Laboratory a les yeux rivés sur les moniteurs de contrôle, dans l'attente anxieuse de la première image en couleur émise depuis la surface de Mars.
Un compte rendu assez précis des évènements qui se sont déroulés ce jour là est relaté par Gilbert Levin, le responsable de l'une des trois expériences biologiques embarquées sur les atterrisseurs Viking, dans le livre "Mars, the living Planet" de Barry DiGregorio.
Le 21 juillet, Gilbert Levin était présent au JPL, en compagnie de son fils Ron (aujourd'hui physicien au Massachusetts Institute of Technology). Lorsque, après une attente qui ne semble devoir ne jamais finir, le panorama couleur s'affiche sur les écrans de contrôle, les scientifiques ont l'incroyable surprise de découvrir un panorama intensément terrestre. Sur un ciel bleu pale, une plaine désertique brun jaune s'étale à perte de vue, parsemée ici et là de roches exhibant la teinte typique des basaltes, un noir très sombre avec des reflets bleutés. Un peu après, un technicien s'approche des moniteurs et commence à jouer avec les commandes de réglage. Quand il quitte le premier écran pour s'approcher d'un autre, le panorama martien a changé du tout au tout. Le ciel a perdu sa couleur terrestre et apparaît rose saumon, tandis que le sol a pris une teinte rouge orangé. Intrigué, le fils de Levin s'arrête devant un moniteur et tente de rétablir les couleurs d'origine. Quelques minutes plus tard, il sera sévèrement sermonné par le chef de projet de la mission Viking, l'autoritaire James Martin, qui tient apparemment beaucoup à la version rouge sang du panorama martien.
Officiellement, la NASA a procédé à cette retouche un peu sauvage pour régler un problème esthétique avec le drapeau américain. Peint sur la structure métallique blanche de la sonde, celui-ci affiche des couleurs hors normes : il est violet et jaune ! Pour les responsables de la communication, c'est inacceptable et il est hors de question de diffuser des photographies avec un drapeau américain chromatiquement mutilé. Les palettes de couleur des clichés Viking doivent donc être retouchées pour rendre au drapeau américain ses couleurs d'origine.
Dès la découverte du problème, le service des relations publiques de la NASA reçoit l'ordre d'arrêter la diffusion des images originales non retouchées. Même s'il est déjà trop tard (quelques images montrant le ciel bleu ayant déjà filtrées à l'extérieur), la NASA publie un panorama officiel dans des couleurs dignes d'une planète rouge idéalisée. L'agence spatiale américaine apportera un peu après des corrections plus rigoureuses et subtiles, qui aboutiront à la disparition des tons criards. Le sol prendra une teinte brun rouge et le ciel aura une couleur jaune brun, très similaire à celle du caramel. Pendant de nombreuses années, le ciel martien sera donc tout sauf bleu dans l'esprit du public. Récemment, la NASA a publié un nouveau lot d'images Viking, qui montrent un ciel bleu pâle identique à celui du premier panorama couleur transmis depuis la surface martienne.
Si le coloriage des images obtenues par les sondes Viking reste controversé, c'est d'abord parce qu'il a fait disparaître sur certaines roches d'étranges taches vertes. Après avoir analysé les données transmises par son instrument Labeled Release (l'un des trois détecteurs biologiques embarqués sur les atterrisseurs Viking), Gilbert Levin était convaincu d'avoir détecté la présence de formes de vie à la surface de Mars, une opinion qui a immédiatement été reçue avec un fort scepticisme par ses collègues. Désireux de convaincre la NASA de la justesse de ces vues, Levin crut voir dans les taches vertes adhérant à la surface des roches martiennes une preuve indéniable de l'existence d'une vie martienne. Pour Levin, ces taches ressemblaient comme deux gouttes d'eau à des lichens terrestres !
L'espace d'un instant, la mythique végétation martienne était donc revenue hanter l'homme, certes à une toute autre échelle : l'avancée des connaissances conduisant immanquablement à une perte d'innocence, les immenses forets végétales avaient laissé place à quelques centimètres carrés de matière végétale accrochées à la surface rugueuse d'une roche ...
Lorsqu'il s'aperçoit que la NASA n'a aucune volonté d'analyser ce phénomène, Levin obtient l'autorisation d'accéder aux clichés originaux et se lance dans une analyse fouillée. Les membres de l'équipe responsable des caméras, qui estiment être les seules personnes légitimement autorisées à étudier les clichés, prennent les travaux de Levin comme une attaque personnelle et une remise en question de leurs compétences. Les lichens de Levin - qui, en défendant l'hypothèse de l'existence d'une vie martienne, fait déjà figure d'original -, vont rapidement devenir un sujet de moquerie au sein des équipes Viking.
Etant donné que l'une des conséquences de l'altération chromatique des images avait été l'effacement de taches suspectes, et que derrière la couleur verte de ces dernières se profilait la question fondamentale de l'existence d'une vie martienne, certaines personnes ont commencé à voir dans toute cette histoire une conspiration orchestrée par la NASA, sorte de parent pauvre de la conspiration du visage. C'est pourquoi l'on trouve aujourd'hui sur Internet de nombreux sites dénonçant une manipulation de la palette des clichés martiens par la NASA, l'agence spatiale américaine souhaitant ainsi dissimuler aux yeux du public des informations capitales. La réalité est, comme toujours, bien moins excitante. Passionné par son sujet, et en dépit de la rigueur scientifique dont il a toujours fait preuve, Gilbert Levin s'est laissé abusé, comme tant d'autres avant lui, par le jeu des couleurs martiennes. 21 ans après l'arrivée des sondes Viking, l'atterrisseur Pathfinder a tenté de déceler la signature de la chlorophylle à la surface de Mars grâce à un filtre infrarouge qui équipait sa caméra. Il n'a pas eu plus de chance que ses prédécesseurs ...
Outre cet épisode rocambolesque, l'étalonnage laborieux des clichés Viking a surtout amené une certaine confusion quant à la couleur réelle de la voûte martienne. Vous êtes vous jamais demandé de quelle couleur peut bien être le ciel de Mars ? Serait-il bleu, comme celui de la Terre, ou au contraire flamboyant et sanguin ? D'un point de vue théorique, contrairement à ce que l'on pourrait croire, le ciel de Mars devrait ressembler au ciel terrestre. Sur certaines images obtenues par le télescope spatial Hubble, la mince couche d'atmosphère qui entoure la planète apparaît d'ailleurs légèrement bleutée.
Sur Terre, les molécules d'air diffusent mieux la lumière bleue que la lumière rouge, ce qui donne au ciel sa couleur caractéristique. Ce phénomène est connu sous le nom de diffusion de Rayleigh. Il intervient lorsque les particules ou molécules concernées sont d'une taille très inférieure à la longueur d'onde de la lumière. A cause de la diffusion de Rayleigh, la lumière bleue est six fois plus diffusée que la lumière rouge. Une grande partie de la lumière bleue émise par le soleil est donc diffusée par l'atmosphère dans toutes les directions, alors que les autres longueurs d'ondes nous parviennent plus directement, en ayant subi une diffusion moins grande. Un observateur regardant dans toutes les directions (sauf celle du Soleil) voit donc un ciel bleu.
La situation est légèrement différente au couchant : A ce moment là, les rayons du soleil doivent traverser une épaisseur beaucoup plus importante d'atmosphère, qui va alors diffuser complètement les courtes longueurs d'ondes. La lumière qui nous parvient est très fortement appauvrie en bleu, ce qui permet à la composante rouge de s'exprimer. Le ciel s'embrasse alors autour d'un soleil rouge orangé.
Sur Mars, la molécule de CO2, qui compose la majeure partie de l'atmosphère martienne joue le même rôle que les molécules d'O2 et de N2 de l'atmosphère terrestre. Bleu le jour et rouge au couchant, voilà donc à quoi le ciel martien devrait ressembler.
Le bleu que nous évoquons ici n'est d'ailleurs pas un bleu sale ou délavé, mais bien un bleu profond. Etant donné que l'atmosphère martienne est beaucoup plus ténue que l'atmosphère terrestre, le nombre de molécules rencontrées par les rayons lumineux est effectivement plus faible. La diffusion est donc moins importante, et le ciel devrait alors être d'un bleu profond, exactement comme le ciel terrestre en haute montagne. Sur Terre, si le ciel est bleu pâle au niveau de la mer, il devient effectivement de plus en plus sombre à mesure que l'on s'élève, à cause de la diminution de la pression atmosphérique, et donc du nombre de molécules capables de diffuser la lumière. Vers 3000 mètres, le bleu commence à virer au noir et quelques kilomètres plus haut, il devient possible d'observer en plein jour les étoiles les plus brillantes de la voûte céleste. Sur Mars, ce phénomène doit être encore plus prononcé, et le bleu foncé du ciel martien pourrait, au sommet de certains volcans, présenter de subtiles nuances pourprées ...
Vous aurez beau compulser frénétiquement tous les atlas martiens disponibles, vous aurez beaucoup de mal à apercevoir le moindre coin de ciel bleu. Même les images les plus récentes, comme celles acquises par la sonde Pathfinder en 1997, continuent de montrer un ciel caramel ...
La solution de ce paradoxe tient dans la prise en compte d'un élément fondamental du monde martien, dont l'influence est énorme dans la climatologie et la dynamique de l'atmosphère : la poussière. Mars est par définition une planète très poussiéreuse, et même en l'absence des fameuses tempêtes de poussière qui obscurcissent parfois la totalité du globe martien, le ciel de Mars contient toujours une quantité appréciable d'aérosols. Ces derniers absorberaient préférentiellement le bleu, laissant le champ libre à la lumière rouge, d'où les teintes brunes, jaunes ou saumon du ciel martien.
L'impact de la poussière atmosphérique sur la clarté du ciel n'est d'ailleurs pas encore bien compris. Au cours de la mission Pathfinder, les scientifiques se sont basés sur l'aspect plus ou moins rouge de la surface des roches pour estimer l'importance du manteau de poussière qui les recouvrait. En première approche, les surfaces les moins rouges semblaient libres de poussière, ce qui en faisaient des cibles de choix pour le petit robot Sojourner. Malheureusement, la lumière typiquement martienne qui baignait le site d'Ares Vallis modifiait les teintes des roches, et l'on se demande aujourd'hui si le petit robot Sojourner n'a pas analysée autre chose que la poussière qui adhérait aux roches ...
L'idée populaire selon laquelle le ciel martien est rose saumon ou brun caramel est donc partiellement erronée : tout dépend en fait de son état de propreté. Chargé de poussière, le ciel martien apparaît jaune ou brun. Mais après une période d'accalmie suffisamment longue pour permettre la sédimentation de la poussière, il devrait logiquement être aussi bleu que l'océan ...
Au fil des siècles, affecté par une perception biaisée et émotionnelle des couleurs, l'homme n'a jamais cessé de se représenter Mars d'une manière qui doit plus à son imagination ou à ses fantasmes qu'à une estimation objective de la réalité. Avec l'intensification actuelle de l'exploration martienne, il est certain que les couleurs martiennes vont encore pouvoir nous jouer bien des tours ...
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