La question posée est aussi vaste que complexe : elle est de nature philosophique (puisqu?elle pose le problème métaphysique de la communauté des substances - le corps et l?esprit -) mais c?est du côté scientifique de l?observation des faits qu?on lui cherche une réponse précise. Avant d?entreprendre toute discussion, il est bon de rappeler comment la tradition philosophique à abordée et traitée le problème.
Tout d?abord rappelons les conditions de la question. La conscience n?est pas un royaume dans un royaume ni un système clos toujours comparable à lui-même. Elle apparaît ou disparaît, elle varie au gré des circonstances, du milieu, du moment. Si toute conscience est à la fois " conscience de quelque chose " et conscience de soi, c'est par le corps et l'ensemble des systèmes sensoriels que nous prenons d'abord conscience du monde qui nous entoure et de notre moi organique. C'est par la présence d'autrui et l'existence d'une société d'êtres humains semblables à lui que l'homme se connaît en apprenant à connaître les autres. Enfin, c'est également en fonction de la totalité de son expérience psychique que l'homme réalise, dans toute sa plénitude, la nature de ses propres relations avec les choses et les autres hommes.
Il existe donc des conditions de la conscience, c'est-à-dire des faits qui ne sont pas de nature nécessairement psychique et sans lesquels la conscience, ou bien n'existerait pas, du moins sous une forme constatable, ou bien serait différente de ce qu'elle est, comme contenu ou donné expérientiel particulier. Ces conditions se répartissent en trois grandes instances :
1) Conditions organiques, relatives au corps.
2) Conditions sociales, relatives aux autres êtres humains.
3) Conditions psychiques, relatives à l'ensemble de l'expérience consciente du sujet.
L'extrême difficulté du problème des rapports du corps et de l'esprit tient à une sorte de contradiction entre l'expérience et l'intelligence.
1) L'expérience semble nous montrer dans certains cas :
a) des relations causales corps-esprit : un choc provoque une douleur ; une excitation lumineuse de la rétine est suivie d'une sensation visuelle, etc.?
b) des relations causales esprit-corps : une décision volontaire entraîne un mouvement ; une attention longtemps soutenue me donne mal à la tête, etc?
2) Cependant, la différence radicale de nature entre le corps et l'esprit s'impose à la majorité des hommes avec la certitude d'une évidence immédiate. Le corps et les phénomènes physiologiques sont perçus comme des réalités matérielles. Un souvenir, un désir, une sensation, une image, nous sont donnés comme des réalités mentales. Nous sommes spontanément " dualistes ".
3) Dans ces conditions, les relations du corps et de l'esprit paraissent peu intelligibles : On comprend mal, en effet, comment deux réalités de nature complètement différentes peuvent entrer en relation causale réciproque. A quoi peut s'ajouter le fait que ces relations sont souvent d'apparence si complexe qu'il est fort difficile de démêler le sens dans lequel s'exercerait la relation causale ou même de déterminer l'existence d'une causalité quelconque.
Face à ce problème, voici les modes d'approche philosophiques. Puisqu'il s'agit de résoudre la contradiction, fondée ou non, entre l'expérience d'une dualité et l'expérience d'une relation, trois solutions s'imposent logiquement : nier la contradiction, nier la dualité ou nier la relation.
1) Négation de la contradiction :
On affirmera qu'une contradiction suggérée par l'expérience n'est qu'apparente et doit être surmontée ou acceptée ; ou bien, on dénoncera cette prétendue difficulté comme un faux problème : pourquoi n'existerait-il pas de relation entre deux réalités substantiellement différentes ? Ou bien, on en fait un miracle, explicitement ou non, attribué à Dieu. Telle est, pratiquement, l'attitude du dualisme cartésien, puisqu?il reconnaît et décrit les relations entre corps et esprit, sans prétendre les expliquer stricto sensu.
2) Négation de la dualité :
On affirme l'identité de nature du corps et de l'esprit. C'est l'attitude moniste. Sous ses formes extrêmes, le monisme est soit idéaliste (tout est représentation) soit matérialiste (toute pensée est de nature matérielle). Il s'agit là, précisons-le, de formes extrêmes et relativement rares de l'idéalisme ou du matérialisme. Le monisme peut également s'orienter vers une solution métaphysique qui consiste à faire du corps et de l'esprit les deux aspects d'une substance divine unique (Spinoza).
3) Négation de la relation :
On peut nier la relation causale réciproque, soit en la réduisant à une pure correspondance terme à terme de deux séries simultanées mais indépendantes (parallélisme) soit en la réduisant à une relation à sens unique entre une série considérée comme essentielle et une série considérée comme accessoire, contingente et sans effet sur la première (épiphénoménisme).
Nous retombons alors sur quatre grandes thèses de l'histoire de la philosophie. L'intérêt historique de ces thèses réside surtout dans le fait qu'elles illustrent, à partir du dualisme soutenu par Descartes, les directions divergentes prises, sur le problème des rapports du corps et de l'esprit, par trois illustres cartésiens : Spinoza (monisme de la substance divine), Malebranche (l'occasionnalisme) et Leibniz (l'harmonie préétablie).
1) Dualisme cartésien :
Corps et esprit sont de nature radicalement différente, l'un ayant comme attribut, l'étendue, l'autre la pensée. Néanmoins, « le corps est substantiellement uni à l'âme » (cf. Méditations Métaphysiques, Réponses aux Quatrièmes Objections.) " Il ne suffit pas, dit Descartes, que l'âme soit logée dans le corps humain ainsi qu'un pilote en son navire, mais il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir des sentiments et des appétits semblables aux nôtres. " Les relations entre corps et esprit s'exercent dans tous les sens.
2) Le monisme spinoziste :
Il n'existe pas plusieurs séquences causales correspondant à des réalités distinctes corporelles ou mentales mais une causalité unique s'exerçant d'un ensemble à un autre ensemble. Le corps et l'esprit ne sont qu'une seule et même réalité. Chez Spinoza, ce sont deux attributs d'une même réalité qui est la substance divine, mais donnée sous deux aspects différents (un peu, si l'on veut, comme l'endroit et l'envers d'une même feuille de papier) : " La substance pensante et la substance étendue ne font qu'une seule et même substance, laquelle est conçue tantôt sous l'un de ses attributs et tantôt sous l'autre. Que nous concevions sous l'attribut de l'étendue ou sous celui de la pensée, nous trouvons toujours un seul et même ordre, une seule et même connexion de causes. " (Ethique, II ; Scolie de la Proposition, III.)
3) Le parallélisme :
Corps et esprit forment deux chaînes causales indépendantes mais correspondantes. A chaque séquence causale physiologique correspond toujours la même séquence causale psychologique.
Principales formes du parallélisme :
a) L'occasionnalisme de Malebranche :
Malebranche, disciple de Descartes, adopte le dualisme substantialiste de son maître et le pousse à ses extrêmes limites. De par leur nature, corps et esprit ne peuvent avoir aucune communication l'un avec l'autre. " Le corps par lui-même ne peut être uni à l'esprit. ni l'esprit au corps : ils n'ont nul rapport entre eux. " (cf. Traité de morale, Première partir, chap. x.) On a donc bien affaire à un " parallélisme " mais la correspondance esprit-corps n'est pas le fait d'une coïncidence ; elle due à l'intervention divine des " causes occasionnelles ".
b) L'harmonie préétablie de Leibniz :
Dans le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, le grand philosophe Leibniz, disciple de Descartes, compare les deux séquences causales corps-esprit à deux horloges qui marquent la même heure. " Cela, dit-il, ne peut se faire que de trois façons. La première consiste dans l'influence mutuelle d'une horloge sur l'autre, la seconde, dans le soin d'un homme qui y prend garde ; la troisième, dans leur propre exactitude. " Leibniz rejette la première explication comme absurde et la seconde comme inutilement compliquée. Seule la troisième explication, par l'harmonie préétablie lui paraît valable. Elle rend compte de la concordance des deux horloges par le fait que, dès l'origine, elles ont été construites, une fois pour toutes, suivant des lois identiques et rigoureuses : " Dieu a créé d'abord l'âme ou toute autre unité réelle en sorte que tout lui naisse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l'égard d'elle-même, et pourtant avec tarte parfaite conformité aux choses du dehors. "
Message édité par l'Antichrist le 26-01-2003 à 09:38:38