Pourquoi la recherche du plaisir devrait-elle être immédiatement associée au vice ?
D?une façon générale, toute activité humaine peut être définie par la fin qu?elle se propose, c?est-à-dire par le résultat qu?elle cherche à atteindre. En tant que ce résultat apparaît souhaitable et activement recherché, il peut être défini comme bon, ou comme constituant un bien : " Tout art et toute recherche méthodique, de même que toute action et tout choix, paraissent poursuivre quelque bien " (cf. Aristote, Morale à Nicomaque, livre premier, chap. premier, éd. GF. p.19). Or, le plaisir est le premier bien spontanément recherché. Le plaisir est une expérience agréable, liée aux sensations, donc à un éprouvé corporel. L'enfant nouveau-né, par exemple, ne connaît que l'opposition entre plaisir et déplaisir (ou douleur). Le psychisme s'organise donc dans un premier temps selon le principe de plaisir, qui sera peu à peu corrigé par les épreuves de la vie, sources d'un principe de réalité, qui permet de différer et d'attendre la satisfaction, ou de tenir compte du caractère possible ou impossible du désir (cf. Freud).
Ceci est vrai de l?individu, mais plus encore de la collectivité. Autrement dit, si le bonheur constitue une fin qui se suffit à elle-même (le bonheur est la fin suprême de l?action), cette suffisance n?indique pas celle de l?égoïsme individuel. En effet, " l?homme est par nature un être civil " (cf. Aristote, Ibid.), ce qui signifie pour Aristote qu?il ne peut atteindre la plénitude de sa nature que dans la citée. Celle-ci, en effet, n?est pas constituée seulement " pour permettre de vivre, mais encore de vivre bien " (Ibid.). La citée se définit par la participation à la citoyenneté et aux avantages spirituels auxquels elle donne droit. Ainsi, ceux que les grecs nomment " barbares " n?accèdent pas à la plénitude de l?humanité parce qu?ils ne vivent pas en citée. A la barbarie s?oppose cette vie " civile ", ou vie au sein de la citée, dont le mode d?organisation s?appelle précisément civilisation. Ainsi, non seulement le bonheur ne s?oppose pas au devoir, mais l?on peut même dire que la fin de la moralité est d?assurer le bonheur individuel, au sein du bonheur collectif, par l?instauration et le développement de la civilisation.
D?autre part, même la définition la plus pragmatique du bonheur, faisant la part belle à la satisfaction des désirs, s?accorde avec les valeurs éthiques : le bonheur est la condition même du respect de l?autre. Ainsi Kant, dans les fondements de la métaphysique des m?urs, montrera qu?un minimum de bien-être et de satisfaction est la condition préalable de l?exercice de la vertu, en l?absence de toute règle morale. Telle est, précisément, la condition de l?homme naturel selon Rousseau (cf. l?origine et les fondements de l?inégalité parmi les homme), à la fois indépendant (libre de toute domination) parce que solitaire, et innocent parce que mue par un désir de conservation lui-même relativisé par la pitié. C?est donc le bonheur d?un homme en parfaite harmonie avec son milieu qui explique la " vertu " (absence de vice) de l?homme naturel. On peut même dire que, si la nature en l?homme n?exige pas que nous éprouvions du plaisir à contempler le bonheur d?autrui, que nous tirions notre bonheur du spectacle du bonheur de l?autre, en revanche, elle rend nécessaire de ne pas porter atteinte au bonheur d?autrui. Notre intérêt personnel se définit, négativement, par l?opposition à toute volonté de faire ou de désirer le malheur d?autrui. Ce sera l?objet de la critique faite par Rousseau de la " méchanceté " de l?homme naturel vu par Hobbes : erreur sociologique du philosophe (" l?homme qui médite est un animal dépravé ", cf. Rousseau, Ibid.) recherchant dans l?état de nature, c?est-à-dire dans la nature humaine, les causes du désordre social (" l?homme est un loup pour l?homme " ) afin de valoriser un régime politique autoritaire dont la fonction n?est pas de défendre la liberté et le droit (celui que donne la loi, cf. Rousseau) mais d?assurer l?ordre et la sécurité dans l?Etat.
A partir d'un postulat matérialiste - l'homme est caractérisé par la sensation - Epicure (IIIe, siècle avant J.-C.) va même jusqu?à affirmer la possibilité d'une morale fondée sur l'usage judicieux des plaisirs. Pourtant, s?il est vrai qu?Epicure a affirmé que le plaisir était notre bien principal et inné : " Le plaisir est le commencement et la fin de la vie bienheureuse ", il n?en est pas moins vrai qu?il a considérablement réduit la portée de cette affirmation : le plaisir n?est pas toujours le désirable, et inversement, la douleur, qui est un mal, ne doit pas toujours être évitée. Une douleur peut être la condition d?un plus grand bien (par exemple, l?opération chirurgicale, douloureuse mais salutaire), et inversement un plaisir intense et immédiat doit être écarté s?il peut être suivi d?une douleur plus importante. Seule la raison est capable de diriger les désirs et d?indiquer ce qu?il faut éviter comme ce qu?il faut rechercher. Pour réduire nos désirs, la raison distingue soigneusement différents types de besoins : besoins naturels et nécessaires (boire pour apaiser la soif), besoins naturels mais non nécessaires (désirer des mets délicats ; ici, il convient déjà de prendre garde aux excès), " besoins " ni naturels ni nécessaires (le goût du luxe ou le désir de gloire). Loin de se livrer à une apologie inconditionnelle du plaisir, Epicure affirme, au contraire, que le sage s?efforcera de se limiter aux besoins naturels et nécessaires. Ainsi, s?il est vrai qu?Épicure place le souverain bien dans le plaisir, cette thèse est précédée d?une autre, plus fondamentale, et plus pessimiste, qui refuse la douleur comme le plus grand mal. « Le souverain bien est donc essentiellement référé au mal qu?il est destiné à faire cesser (ataraxie) : la limite d?accroissement des plaisirs c?est l?élimination de toute douleur » (cf. victor Goldschmidt, La doctrine d?Epicure et le droit, éd. Vrin, p. 304). L?idéal d?Épicure est donc un idéal d?autarcie et d?ataraxie, c?est-à-dire de tranquillité de l?âme, d?absence de trouble.
Maintenant, c'est vrai que l'hédonisme est aussi une attitude peu soucieuse de morale et qui accompagne souvent, avec frivolité ou cynisme, l'individualisme contemporain. Un appauvrissement des aspirations au bonheur apparaît ainsi dans la réduction de l'horizon de l'existence à des objectifs de consommation, et de tranquillité indifférente à tout ce qui n'est pas la " vie privée " ou l'intérêt immédiat.
En effet, l'agréable se distingue du bien. Le plaisir que le tyran prend à exercer arbitrairement son pouvoir provoque le malheur d'autrui et son propre mal moral. De même, ce qui nous fait envie n'est pas toujours un bien pour nous-mêmes. Par exemple, la volonté d'être bon sportif suppose un entraînement intensif, astreignant et douloureux, et peut s'opposer à l'envie de paresser ou de garder du temps libre. De plus, l'agréable peut correspondre au simple soulagement d'une douleur, et donc coexister avec un mal. Le plaisir s'oppose donc parfois, non seulement au bien (moral), mais aussi au bonheur lui-même.
C'est pourquoi, il est nécessaire de distinguer entre plaisir, joie et bonheur : le plaisir concerne les expériences corporels qui procurent un bien-être agréable ; la joie est une qualité de l'âme que Spinoza décrit comme une augmentation de sa puissance d'être. Le plaisir nous affecte, mais la joie est d'abord interne, elle représente, selon Spinoza, un passage d?une perfection moindre à une perfection supérieure, un état où la puissance d?agir de mon corps est augmentée, où domine en moi un sentiment de puissance et de force. Le plaisir peut me venir d'un autre, mais il reste partiel, lié à ce que je ressens ; la joie est un état affectif global et total qui concerne l'ensemble de ma relation avec cette autre personne (c?est sa personne toute entière et son attitude qui me réjouissent).
Le bonheur est, de ce point de vue, du côté de la joie, car il relève de la totalité ; et il suppose en outre la durée : nous l?associons d?emblée à un état permanent. La valeur que nous trouvons à rechercher le bonheur provient de l?idée que le bonheur est un bien illimité aussi bien dans le temps que dans ses effets sur notre vie, un bien définitif libéré des limitations imposées par notre existence empirique - tandis que la joie peut être momentanée, et coexister avec une souffrance ou une douleur. En ce sens, le bonheur se distingue à la fois du plaisir et de la joie puisqu?il correspond à un complet repos, alors que le plaisir (comme la joie) est un mouvement et un dynamisme que l?imagination et la mémoire amplifient et prolongent. De plus, Le bonheur implique un accord et une harmonie totale et durable entre soi et soi-même, entre soi et l'autre, entre soi et le monde. Pour qu?il y ait bonheur, ne faut-il pas, en effet, que s?opère une rencontre entre l?unité du " Je " et la pluralité des " Moi ", entre ma personne et celle d?autrui, vécu comme irréductible altérité, mais surtout entre mes choix et mes valeurs, et l?ordre universel, l?ordre du monde et des choses ?
Message édité par l'Antichrist le 20-01-2003 à 16:22:18