Hegel restera pour moi, fondamentalement, le philosophe du langage ! Affirmation étonnante sinon suspecte lorsqu'on connaît le nombre restreint de textes à proprement parler consacrés à la langue et au signe. Pourtant, un penseur comme Jacques Derrida, dès Marges de la philosophie, relevait dans le texte hégélien une condamnation de la procédure par laquelle "habituellement, le signe et le langage sont glissés quelque part, comme appendice, dans la psychologie ou encore dans la logique, sans quon ait songé à leur nécessité et à leur connexion dans le système de lactivité de lintelligence" (cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, "Philosophie de lEsprit" (éd. 1830), Vrin, 1988, §. 458, p. 253). Sur la base de ce texte, J. Derrida déterminait ainsi laxe de son commentaire : "En dépit des apparences, la place de la sémiologie aurait donc été au centre, non en marge de la Logique de Hegel (...). Justification préalablement requise par le fait que, au lieu de séjourner dans la Logique, dans les livres qui portent ce titre, nous procéderons surtout par détour, suivant des textes plus propres à démontrer la nécessité architectonique de ces rapports entre logique et sémiologie." (cf. J. Derrida, Le Puits et la pyramide, Introduction à la sémiologie de Hegel (1968), repris dans Marges de la philosophie, Minuit, 1972, p. 81). Autrement dit, pour Hegel le langage est présent en tout point du système ("nécessité architectonique" précisément) même, et peut-être surtout, là où il nest pas explicitement désigné comme objet danalyse. Face à cette situation ambiguë du langage, il est intéressant de dégager deux axes fondamentaux dinterprétation.
Le premier, et le plus répandu, consiste à comprendre Hegel comme le penseur qui accomplit, clôt et ainsi surplombe la "métaphysique", au sens où le Savoir absolu, résorbant lopposition du sujet et de lobjet, prononcerait le couronnement de la théorie de la connaissance, telle que linaugura le cogito cartésien. La disposition hégélienne du langage serait alors celle dun Logos tentaculaire, qui organiserait, par-delà le moment de la contradiction, le "bouclage" du discours sur lidentité de la pensée et de lêtre. Hegel serait donc le penseur de la déchirure, attentif à celle-ci plus que tout autre avant lui ! Sans aucun doute, mais seulement en vue de formuler un discours absolu sur la déchirure, ordonné à une exigence téléologique (voire théologique) de réappropriation du sens.
De là le statut particulier de la sémiologie hégélienne : tant quil y a signe, celui-ci se rapporte à linstance référentielle et il y a écart, cet écart que le concept hégélien de vérité aurait très exactement à charge de "réduire" dans son accomplissement. En dernière analyse, létude du signe ne suffit pas à circonscrire le statut que Hegel accorde au langage ; à la différence de ce quaffirmeront plus tard Saussure et Jakobson, au travers du concept de linguistique, létude du langage nest pas, pour Hegel, simplement une partie de la sémiologie, (et cest pourquoi on ne peut, comme le note J. Derrida, situer une théorie du langage chez Hegel, définie en termes strictement sémiologiques), et la place de la sémiologie dans léconomie du Système ne serait centrale que pour autant quelle est un moment certes essentiel, mais aussi bien limité, de lauto-développement du Concept.
Doù, par exemple, lambiguïté du nom (cest-à-dire du signe délivré de toute dimension intuitive, à la différence, par exemple du "souvenir-imageant" ) : sil importe de le déterminer comme la vraie présence de la chose à la pensée ("Cest dans le nom que nous pensons" ), il faut encore, pour ainsi dire, que le nom cesse dêtre signe, pour devenir à lui-même son propre objet ; cest pourquoi, apparu, dans la section "Psychologie" de la Philosophie de lEsprit, au cours de la détermination de la mémoire qui est toujours mémoire de la chose, quelle reproduit et reconnaît dans le nom , le nom ne sera "chez lui" que dans la pensée, pour laquelle "ce qui est pensé est, et ce qui est nest que pour autant quil est [une] pensée". Cest ce que souligne J. Derrida lorsquil écrit que "pris en lui-même, le signe se tient seulement en vue de la vérité", celle-ci sentendant comme unité de la pensée et de lêtre dans la pensée. Ainsi, le Savoir hégélien établirait la coïncidence de la vérité et de son "dire", en hissant le langage au-delà de sa disposition strictement signifiante.
Mais cest ici que cette première lecture de Hegel rencontre la seconde. Car si le Savoir hégélien ne se comprend plus en termes sémiologiques, articulant le signe et le référent selon lordre de la représentation de lobjet dans le sujet, cest peut-être quil cherchait moins à porter une telle organisation du sens à son apogée et ainsi à rassembler en lui lhistoire de la métaphysique, quà rompre avec une telle histoire et, surtout, avec les modalités dexpression qui lont, par leur permanence inquestionnée, rendue possible. Loin de constituer une théorie absolue de la connaissance, le Savoir absolu formulerait au contraire la critique des formes catégoriales investies dans toute théorie de la connaissance.
Telles sont les lignes de force de la lecture de Hegel que propose Gérard Lebrun dans La Patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien. Pour lui en effet, le langage est au centre des préoccupations de Hegel dans lexacte mesure où il sagit de dénoncer son enrôlement au service de la pensée représentative, qui considère les déterminations de pensée comme le redoublement de la présence (la re-présentation) des étants sensibles. Ainsi appréhendés, les concepts, silencieusement modelés sur la "simplicité", la "substantialité" immédiate du sensible, devenaient, de façon purement irréfléchie, des sujets de propositions logiques prédicatives, engendrant les apories traditionnelles de la métaphysique : "Cest même ce primat aveuglément octroyé à la forme prédicative qui rendit inévitable la constitution des objets de la Métaphysique spéciale. Sujets de propositions, "Dieu", le "monde" étaient visés doffice comme objets de discours, supports pour des prédicats possibles, à légal des substrats perçus. (cf. G. Lebrun, La Patience du Concept, p. 403)
De là la critique par Hegel de larticulation signe/référent, qui veut que la philosophie parle sur quelque chose (sur Dieu comme sur cet arbre...), et des formes logiques qui verrouillent, en prétendant constituer le canon de la pensée, une telle structure. Et cest tout le sens, dit G. Lebrun, du reproche adressé à Kant qui, en acceptant telle quelle la partition aristotélicienne des jugements, "pas plus quun autre, (...) na formulé la question qui laurait conduit à frapper de suspicion non plus le contenu, mais le clavier dexpression de la philosophie quil appelait dogmatique". (cf. Ibid., p. 402)
Ainsi Hegel, loin de se considérer comme le point daboutissement de la "Métaphysique" et de juger de la valeur des philosophies passées à laune de ce quelles auraient, en leur temps, deviné du Système, aurait bien plutôt eu lintention de délivrer la pensée des usages discursifs qui jamais ne questionnèrent lhéritage des Analytiques et par là détenaient en eux-mêmes une métaphysique latente. En ce sens, le Savoir hégélien viserait moins à circonscrire le pays de la "Vérité", que la théorie de la connaissance rêvait dhabiter en propre, quà abolir un tel concept de la vérité ; l"absolu" ne déterminerait pas la plus dogmatique des ontologies (ou des théologies) mais, libéré du souci de parler sur l"Être" (ou sur "Dieu" ou sur le "monde", etc...), serait au contraire "la première philosophie à se contenter dexplorer le fonctionnement de son langage et à ne jamais utiliser ce langage" (cf. Ibid., p. 410)
Message édité par l'Antichrist le 17-07-2005 à 07:22:32