Intéressantes vos références à Hobbes, Weber et Pascal ! Dommage que vous renonciez, comme à l'accoutumée, à proposer une réflexion argumentée et problématisée sur la question. Ce que vous avez pris pour une erreur de formulation constitue en fait l'enjeu de la question : il existe en effet une dialectique entre " guerre " et " politique " qu'il s'agit ici de formuler afin de donner sens à la question.
Dans la guerre, l'homme fait usage de la violence. Un être violent est un être qui use de sa force dans un processus daffirmation illimitée du moi. Toute altérité qui apparaît est alors vue comme une limite aliénante et donc refusée comme telle. La violence est donc caractérisée par le refus de lespace social. La guerre apparaît justement comme le lieu où lhomme laisse ses passions prendre le dessus sur sa raison. Alors la morale disparaît : limpératif catégorique nexiste pas pour le guerrier. Tel est le discours du pacifiste : nous naimons pas la guerre parce quelle autorise à transgresser la règle morale. Faire cela, cest libérer les forces de la mort, cest laisser se développer la destruction. Lhomme détruit la culture humaine en bombardant des bâtiments du patrimoine de lhumanité ou en tuant un autre homme. La guerre fait peur parce quelle introduit la disparition violente de ce que lhomme tente de construire. Doù la mélancolie du poète : " Oh Barbara / Quelle connerie la guerre / Ques-tu devenue maintenant / Sous cette pluie de fer / De feu dacier de sang ". Le discours du pacifiste roule sur le constat de labsurdité de la guerre cest-à-dire dun affrontement violent entre des hommes cest-à-dire entre des êtres qui ont un fond commun. Nous sommes donc effrayés par la possibilité quun homme tue un autre homme selon les préceptes de la guerre qui encourage ces actes. A la guerre, il faut faire couler le sang des autres hommes sous peine dêtre tué. La guerre apparaît dans toute son absurdité : je dois tuer cest-à-dire que le meurtre est érigé en loi de lhumanité. Doù la " connerie " de la guerre, pour reprendre lexpression de Prévert, qui est le lieu de la destruction de lhomme par lhomme. Dailleurs le pacifiste prend des risques : Bertrand Russell est emprisonné parce quil refuse la lutte armée contre lAllemagne en 1914. Quelles sont ces raisons ? La violence est le résultat inhumain dun manque de dialogue. La guerre apparaît comme la faillite de la discussion : la force prend le relais de la discussion parce que jexclus létranger de la sphère humaine, cest-à-dire quil nest plus considéré comme un interlocuteur valable. La violence guerrière est la manifestation de la faillite des hommes à dialoguer cest-à-dire à instaurer un pont entre eux. Faire la guerre revient donc à laisser le côté brutal de lhomme faire surface parce que le dialogue et la diplomatie demandent des efforts que la soif humaine de domination nest pas toujours prête à fournir.
Lhomme savilit à la guerre : il laisse parler sa force brute et brutale. Mais est-ce à dire que le guerrier est un être inhumain ? Au contraire, le guerrier ne permet-il pas de penser une sphère humaine où la morale nest pas lidéal à atteindre ?
Comment penser un monde où lidéal nest pas la loi morale ? Le guerrier sexcepte : il ne traite pas lhumanité comme fin. Il sexcepte : tous peuvent mourir, sauf moi. Dire que la guerre est immorale, cest être dans une idée de la belle âme qui consiste à penser que la vie se réduit à sa dimension morale. Or, pour le guerrier ou pour le soldat, il ny a pas de loi morale. Pourquoi ? Parce que la guerre noffre que le choix suivant : tuer ou être tué. Etre soldat, cest ressentir que la morale est dérisoire parce quun champ de mort nous entoure. La guerre fait donc vivre le dérisoire de la morale cest-à-dire lexpérience de la politique. Puisque la guerre nous place devant le " Tuer ou être tué ", elle est un acte de violence qui vise la domination cest-à-dire quelle est politique. Regretter que la guerre soit le moment de la suspension de la morale, cest regretter sa nature cest-à-dire la politique. Pourquoi politique ? Parce que la guerre vise la domination par des moyens violents, mais seulement plus violents quà laccoutumée. Là où le diplomate tente dimposer sa domination par les mots, le guerrier utilise un moyen moins raffiné : la lutte armée. La guerre nest donc quun relais plus violent de la politique des salons. Penser que la guerre est absurde, cest penser comme la belle âme que la morale prime sur la politique. Or, dans le monde tel quil est, et non tel quon voudrait quil soit, la politique régit les relations humaines. La guerre est donc inéluctable. Penser un projet de paix perpétuelle (cf. Kant), cest peut-être oublier le côté batailleur inexpugnable en lhomme. Cest oublier lhomme politicien. Penser la guerre, cest penser la suspension de la morale : cest donc penser la politique sans la mêler avec la morale puisque la morale est dérisoire sur un champ de bataille. La guerre est le lieu par excellence de la politique parce quil ny a pas dinterférence avec la morale. La guerre vaut comme lieu où se joue la peur : nous redoutons la guerre parce quelle est le lieu où la morale nest plus garde-fou mais lespace des fous de guerre.
Ainsi peut-on entendre Hobbes : " (...) la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans lacte de combattre, mais dans cet espace de temps pendant lequel la volonté den découdre par un combat est suffisamment connue (...). Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses, mais en une tendance au mauvais temps, qui sétale sur plusieurs jours, de même en ce qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps quil ny a pas dassurance du contraire " (cf. Léviathan, chapitre 13). Autrement dit, la guerre nest pas le temps de la bataille rangée mais le temps de la disposition à la guerre. La guerre est donc à entendre comme tendance. Etre " sur le pied de guerre " cest déjà être dans la guerre puisque cest être dans une tendance guerrière. Létat de guerre nest donc pas à confondre avec la bataille et léchange de coups. Etre un guerrier réside en la tendance à se battre, à laisser toujours ouverte la possibilité de la guerre. Autrement dit, létat de guerre est un état de disposition permanente à la guerre. Nous pouvons alors penser la période qui sétale de 1914 à 1945 comme une guerre. Il ny a pas deux guerres et une période d " entre-deux guerres " puisque entre 1918 et 1939, les pays européens développement leur armement et prennent des dispositions guerrières. Hobbes détruit le " si vis pacem, para bellum " puisque la guerre est toujours le moment davant. La guerre ne réside pas dans la lutte armée mais en la disposition à la guerre. Celle-ci est linsécurité permanente. Cette guerre divise lhumanité en peureux et en furieux : les hommes qui ont peur de la mort et les hommes dont la soif de domination nest pas contrebalancée par la peur. Les peureux ne se désarment pas et montrent ainsi (en cachant leur peur de la mort) quils sont prêts à se battre. La guerre produit une division entre furieux et peureux. Le furieux qui fait la guerre est confronté à sa mort parce que le peureux peut faire comprendre au furieux la faiblesse suprême : la mort. Il sagit de mettre lautre homme en face de sa faillibilité. La guerre fonctionne donc comme lévaluation généralisée de lorgueil : suis-je un peureux qui doit surmonter sa peur en défiant le furieux ou suis-je un furieux qui doit apprendre la possibilité de sa mort ? Létat de guerre développe certes des passions anti-sociales (tuer lautre) : la guerre nest donc pas absence de lien avec lautre homme mais elle est la présence dun lien fort et violent. Je peux mourir de la main dun autre homme. Mon existence ne dépend pas que de moi, que de ma subjectivité : un autre homme peut me faire passer de vie à trépas, peut me retirer mon bien fondamental à savoir ma vie.
Mais si la guerre est l'espace d'une politique amorale, la politique amorale n'est-elle pas elle-même un espace de guerre ?
En observant les enseignements du droit qui règlent la vie des citoyens, la violence se voit définie dans le cadre de la société. Elle prend un sens cest-à-dire une signification si elle est rapportée à lEtat. Sinterroger sur le sens de la violence cest alors se demander de quel droit elle seffectue. Il revient à Hobbes de thématiser ces réflexions puisquil assoit sa théorie sur une anthropologie qui cherche dans la nature de lhomme anté-social les raisons de lentrée en société. Cest lhostilité des passions cest-à-dire lillimitation du désir qui amène létat dinsécurité permanente, état qui rend nécessaire linstitution du souverain (cf. Léviathan, I, 13).
La seule passion " réciprocable " ou commutable qui constitue le ressort de linstitution souveraine est la crainte de la mort. Cette crainte est mutuelle puisquelle est une limitation réciproque issue de la violence. Agresseur aujourdhui, je peux devenir agressé demain quand bien même je serais lhomme le plus fort ou le plus rusé : en tant que mortel, je ne peux faire autrement que de dormir offrant ainsi la position la plus vulnérable. Je peux donc toujours être tué par la main de lautre homme. Cest de cette crainte que naît linstitution du souverain, censée protéger les hommes. Il revient au souverain davoir un pouvoir absolu cest-à-dire lusage exclusif dune force encore plus grande. Cest ainsi que seule lopposition de la force à la force peut limiter la violence. Nous comprenons alors quà la violence " naturelle " sajoute une force de coercition sociale qui peut elle-même devenir violence. Ainsi ce nest pas la violence qui soppose au domaine collectif, cest au contraire le pacte social qui soppose à la violence, en obligeant chaque liberté limitée à vivre en collectivité comme acceptation forcée de laltérité que refusait le principe dillimitation. Le sens de la coercition se trouve au niveau de la société : elle doit user de la force pour lutter contre la violence.
Mais un danger apparaît : il se pourrait que lEtat confisque en droit toute la violence pour de fait exercer sa coercition sans garde-fous. Nest-ce pas alors que la signification portée par cette violence supra-individuelle se mue en une justification dun acte de violence ? Cette instance supérieure produit alors la justification de la violence, et cela dans un double sens. Dune part, elle donne les explications de la violence : on ne peut laisser les citoyens régler leurs problèmes entre eux puisque cela déboucherait sur le désordre et que cela rendrait inepte lEtat dans lequel ils vivent. Dautre part, elle répond à la question " Quid juris ? " La forme de la coercition sociale vise donc à restreindre la violence naturelle. Sa signification produit alors une nouvelle forme de violence. La force de contrainte exercée par la collectivité devient elle-même violente. Originairement, il est vrai que les structures représentatives de la collectivité sont à lorigine de simples moyens, qui comme tels se bornent à utiliser, quand besoin est, leur force contre celle de la violence individuelle. Dans ce jeu mécanique de la force contre la force, il ny a pas à proprement parler de place pour la violence. Cependant, pour reprendre la thèse de Max Weber, linstitution est un moyen qui tend à sériger en fin : dès lors, il ny a plus de jeu des forces puisque le pouvoir institué tend à sa propre illimitation, entrant ainsi lui-même dans la logique de la violence. Ainsi, Max Weber peut-il écrire : " Comme tous les groupements politiques qui lont précédé historiquement, lEtat consiste en un rapport de domination de lhomme sur lhomme fondé sur le moyen de la violence légitime (cest-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime) " (cf. Le savant et le politique, " Le métier et la vocation dhomme politique ", éd. 10/18, p. 101). La violence individuelle transgresse (viole) la liberté finie de la personne violentée : le pouvoir tend à son propre accroissement : lEtat se définit ainsi par lexercice du monopole de la violence légitime. Le danger est que cette définition se mue en justification pour laccroissement par lEtat de sa propre violence.
N'est-ce pas ce que nous constatons dans la situation de guerre ? N'est-ce pas la transgression qui fait peur dans la guerre ? La guerre est un lieu fascinant où nous pouvons transgresser les interdits sans pour autant être poursuivi par la justice de notre pays. Un bon guerrier est récompensé par des médailles (la croix de guerre, par exemple) et par des aides financières pour " services rendus à la nation ". La guerre apparaît comme le moment où des hommes peuvent tuer dautres hommes sans être traités dassassins. Un guerrier qui tue un autre guerrier nest pas emprisonné au sein de son Etat mais est célébré comme un héros. Les soldats sont remerciés par la nation tout entière. Lieu étrange que la guerre qui suspend la morale et qui autorise la transgression des interdits ! Linterdit du meurtre est transgressé (des hommes sont tués) mais cela est autorisé : on autorise la transgression. Pendant un temps, le " temps de la guerre ", il est possible de faire couler le sang dun autre homme sur le sol tout en étant " couvert " ou encouragé par les officiers supérieurs cest-à-dire les représentants de lEtat. Mais cette transgression autorisée n'appelle t-elle pas aussi une perte de repère par rapport à la loi qui devient soudain fragile et discutable ? Ce temps de guerre n'ouvre t-il pas la porte à la déshumanisation de la loi ? Dans la transgression, c'est le désir qui impose sa loi à la loi elle-même ! Le désir se trouve alors comme privé d'objet et, comme un moteur qui s'emballe, il se fixe sur la transgression elle-même au point de dépasser toute limite (d'où la notion de " crime contre l'humanité " ), de se justifier lui-même par lui-même !
De même, le pouvoir politique se veut lui-même. Nous pouvons lire dans Le Prince : " Aussi est-il nécessaire à un prince, sil veut se maintenir, dapprendre à pouvoir nêtre pas bon, et den user et nuser pas selon la nécessité " (cf. chapitre XV). Sous un angle pragmatique, cest-à-dire sous un angle des valeurs defficacité, nous sommes confrontés au dilemme du mal nécessaire et de la réalisation dactes mauvais. Le prince se doit dêtre capable dorienter sa volonté vers le mal. Lhomme doit savoir user de moyens immoraux. Il sagit en ce sens dune force de la volonté : le bien que vise lhomme dEtat nest pas morale mais politique. Pour orienter sa volonté, celle-ci se doit dêtre forte. Vouloir des moyens immoraux relève dune force de la volonté et dune force du caractère non pas forcément liée au cynisme mais à ce que Max Weber appelle " léthique de la responsabilité ". Mais elle est liée à la volonté du prince de se maintenir. Celui-ci a une " virtù " dont lune des traductions possibles est la " force " ce qui implique que le prince nest pas un être dominé par le destin. Dans cette optique, la volonté tire sa force de la possibilité dorienter ou de maîtriser son destin. Quand la pensée émancipe la volonté de la tutelle dun destin omnipotent, alors la " Fortune " (chance, hasard) nest plus à subir mais plutôt à prendre en main. La Fortune ne doit plus être la roue représentée sur les tarots qui élève ou abaisse alternativement et aléatoirement lhomme. Le prince, comme figure de lhumanité, est principe de ses actions cest-à-dire que sa forme est celle dun être libre et créateur. Il est possible de devenir maître de son destin. Cela est possible parce que la volonté de lhomme possède une force à savoir celle de maîtriser lexistence et non de se laisse porter (sans volonté et donc sans force) par le destin. La force de la volonté consiste dabord à sopposer à une vision fataliste de la réalité (du fatum) et à laisser la possibilité de la liberté pour lhomme. Sopposer au destin, telle serait la force de la volonté.
En suivant ces analyses, nous sommes apparemment contraints de distinguer entre deux violences : la violence coercitive du pouvoir et la contre-violence de la résistance au pouvoir. Mais cela sestompe dans la considération de la vertu dynamique de la violence. En suivant la position marxiste développée par Engels dans lAnti-Dürhing, on peut considérer que la violence de résistance ne se développe que comme réponse à une violence séculaire qui sest accumulée. La violence est laccoucheuse de toute vieille société : en tant quelle marque lopposition des classes, elle commence par accélérer lévolution économique, ce qui souligne les distinctions de classes. Les tensions sexacerbent jusquà lapparition dune société nouvelle dans la lutte violente des classes. Ainsi la violence a-t-elle un sens : elle est justifiée historiquement parce quelle est loutil privilégié de lévolution de la société et même de laccélération de cette évolution. La violence sexplique et se justifie par son rôle moteur : la violence prolétarienne peut et même doit sélever contre la société bourgeoise pour provoquer une violence répressive. Celle-ci se justifie par la fin quelle vise à savoir lidéal de la société sans classes où il ny aura plus de violence puisque toute violence est analysée et vécue comme violence de classes. Ce sens dynamique de la violence apparaît lors de lévénement qui est le paradigme des penseurs du XIXe siècle à savoir la Révolution Française. La violence a un sens cest-à-dire une signification au niveau des structures historiques : le mouvement révolutionnaire a un sens cest-à-dire est explicable dans son opposition à la stratification sociale limitante. Le mouvement doit donc entrer dans la violence pour nier lAncien Régime : par exemple, dans le changement des Assemblées ou dans la modification des poids et des mesures. Mais une fois établi comme pouvoir, le mouvement révolutionnaire développe à son tour une violence coercitive contre les individus dont la liberté constitue une menace. Le phénomène d " accouchement " décrit par Engels est ici flagrant et permet de comprendre comment la société se construit et trouve son sens dans la négation dune violence par une autre. Ainsi toute forme de société renferme une violence latente qui est à la fois son origine et le secret de son devenir.
La violence de lEtat a un sens : elle signifie limportance de régler les problèmes des violences individuelles. Elle peut cependant se targuer de cela pour justifier la violence quelle exerce sur les individus. Cela peut entraîner une progression dans la violence : les couches qui se sentent violentées légitiment leurs actions violentes contre la société. Le sens peut se trouver des deux côtés : ou bien dans la légitimité de violence de la société ou dans la légitimité de violence contre la société. Du point de vue générale de la société, la violence na plus un seul sens mais au moins deux dans un rapport dopposition. La société trouve un sens (et fournit une explication) à la violence, comme par exemple la férocité dune guerre.
Message édité par l'Antichrist le 03-03-2005 à 07:42:13