je forward un article du monde
Dans la main invisible du Net, par Yves Eudes
LE MONDE | 03.08.05 | 12h34 Mis à jour le 03.08.05
| 13h00
Cet article de science-fiction n'est pas né de l'imaginaire. Il
projette dans un futur proche les tendances et programmes déjà lancés
en 2005.
Au réveil, Vincent ne se sent pas très en forme. Il a fait la fête hier
soir et a encore la tête qui tourne.
Il saisit à tâtons son PDA (personal digital assistant), le petit
ordinateur plat et souple qui ne le quitte jamais, et dit simplement
"alcootest".
Aussitôt, le PDA lance une requête aux capteurs intégrés dans le tissu
de son tee-shirt, qui lui transmettent en une seconde son pouls et son
taux d'alcoolémie. Les données sont envoyées pour analyse à
un serveur spécialisé qui renvoie ses résultats en quelques secondes :
rien de grave. Le PDA va quand même chercher sur le Net quelques
conseils alimentaires : en cet été 2030, la mode est à la
diététique assistée par ordinateur.
Audrey, l'amie de Vincent, se réveille à son tour. Elle n'est pas
sortie hier, car elle a été malade récemment. Pour surveiller sa santé
avec précision, elle s'est fait implanter dans le bras un ensemble de
micro-capteurs, couplés à un émetteur-récepteur, qui tiennent dans une
capsule de la taille d'un grain de riz. Toutes les heures, les capteurs
effectuent automatiquement un petit check-up. Les résultats sont
stockés dans la mémoire de la capsule qui contient le dossier médical
complet d'Audrey , puis ils sont transmis à son PDA, lequel les
affiche pour qu'elle puisse les lire. Enfin, ils sont envoyés à
l'ordinateur du cabinet de son médecin. Si l'ordinateur juge les
chiffres alarmants, le médecin
sera alerté en personne.
Tout en buvant son café, Vincent essaie de se rappeler
ce qu'il a fait hier soir. Ses souvenirs sont brumeux,
mais peu importe, car le PDA, qu'il avait accroché
autour de son cou, a tout enregistré en vidéo.
D'ailleurs, tous les invités avaient un PDA sur eux.
Les images de la soirée circulent déjà sur Internet.
Les fichiers audio de ses conversations seront faciles
à retrouver, plusieurs moteurs de recherche ont dû les
indexer mot à mot.
Réflexion faite, Vincent n'a pas très envie de savoir
ce qu'il a pu raconter hier soir et ordonne à son PDA
de chercher sur le Net la vidéo d'un match de football
joué avant-hier au Brésil. Dès qu'il l'a trouvée,
l'appareil transmet les images vers le papier
électronique recouvrant un mur de la cuisine, qui se
transforme en écran géant. Dans le salon, Audrey
préfère voir un concert amateur diffusé en direct
depuis une petite salle de Tokyo, car, là-bas, c'est
le soir. Elle regarde les images sur la table du
salon, dont le plateau est un écran : on trouve ces
nouvelles tables-écrans un peu partout, car elles
coûtent moins cher qu'une table en bois massif.
Audrey, qui joue un peu de guitare, demande à
l'orchestre si elle peut se joindre à eux, et une
petite jam session impromptue se met en place.
Comme la plupart des habitants des pays riches,
Vincent et Audrey vivent en partie sur le Net, mais
ils n'y font plus attention. Où qu'ils aillent, ils
sont entourés d'appareils connectés au réseau
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Net s'est
fondu dans le décor urbain, devenant à la fois
invisible et omniprésent. Pour le grand public, il a
pris la forme d'un réseau local sans fil à très haut
débit. En coulisses, il fonctionne grâce à des
routeurs robotisés et à des millions de kilomètres de
fibres optiques enfouies dans le sol de tous les
continents ou posées sur le fond des océans, qui
acheminent les flux de données jusqu'aux systèmes sans
fil locaux. Au cours de son expansion, il a avalé en
douceur les réseaux de téléphonie, de radio, de
télévision et de surveillance-maintenance. On s'en
sert aussi bien pour relier deux machines installées
dans le même immeuble que pour communiquer avec les
engins spatiaux.
Vincent va travailler en voiture. Dès qu'il est au
volant, l'ordinateur de bord lui lit un message de son
garagiste, qui reçoit en temps réel les données
transmises par les dizaines de capteurs surveillant
l'état de la voiture : les freins sont à refaire,
l'ordinateur du garage propose un rendez-vous pour la
semaine prochaine. En entrant dans son bureau,
Vincent, qui travaille dans un cabinet d'architecte,
dit bonjour à ses cinq collègues. Deux d'entre eux
sont assis dans la pièce, les trois autres se trouvent
sur un autre continent, mais leur image est projetée
en grandeur nature sur les murs du bureau. Depuis peu,
les visioconférences ponctuelles à heure fixe ont été
remplacées par la "télé-présence" : les membres de
l'équipe restent en ligne du matin au soir et se
parlent de temps à autre comme s'ils étaient en un
seul lieu. Ils se mettent à travailler tous ensemble
sur la maquette virtuelle d'un futur bâtiment qui
flotte au milieu de la pièce.
A midi, Audrey décide de sortir, et voudrait retrouver
Vincent. Pour ne pas le déranger, elle demande à son
PDA de le localiser discrètement. L'appareil se met à
scanner les réseaux de détection composés de milliers
de caméras-micros et de capteurs sans fil éparpillés
dans toute la ville. En une minute, il repère Vincent
dans une brasserie du centre-ville. Audrey connecte
son PDA sur le système vidéo du restaurant et voit que
Vincent est attablé avec une inconnue.
Elle écoute quelques instants la conversation et
devine qu'il s'agit d'une collègue de bureau. Pour
s'en assurer, elle télécharge la carte de visite
diffusée par le PDA de la femme et lance une recherche
sur le Net : elle obtient son CV professionnel, une
sélection de textes dont elle est l'auteur, ses photos
de vacances, et découvre qu'elle est en cours de
divorce, qu'elle a deux enfants et un casier
judiciaire vierge, à part quelques excès de vitesse.
Sachant à qui elle a affaire, Audrey décide de
prévenir le PDA de Vincent qu'elle va les rejoindre.
En chemin, elle fait son choix sur la carte du
restaurant, qui s'est affichée sur son écran, et passe
sa commande.
Au cours du repas, Audrey reçoit un message de
l'ordinateur de son médecin : le dernier check-up
effectué par les capteurs implantés dans son bras
n'est pas satisfaisant, elle doit aller se reposer.
Elle quitte le restaurant rapidement. Inutile de
demander une addition séparée : à la sortie, le
système de détection du restaurant s'est connecté à
l'implant logé dans son bras, qui contient aussi ses
coordonnées bancaires. Le montant du repas sera débité
de son compte.
De retour chez elle, Audrey décide de lire un peu.
Elle connecte son ordinateur sur son magazine préféré
et y trouve un article sur un roman qui lui semble
intéressant. Elle lance une recherche et, une seconde
plus tard, le livre est acheté et téléchargé. Si le
roman lui plaît, elle l'enverra gratuitement à
quelques amis. Comme la majorité de la population,
Audrey pratique le mélange des genres. Elle charge
régulièrement des copies pirates de livres, de musique
et de films, à tel point que son ordinateur contient
aujourd'hui des millions d'oeuvres. Elle n'en a pas
vraiment l'usage, sauf pour permettre aux autres de
venir se servir chez elle : désormais, les échanges
les plus massifs se font entre amis et voisins, par
connexion locale directe. Mais, par ailleurs, Audrey
fait souvent l'effort d'acheter les oeuvres de ses
artistes préférés, surtout ceux qui s'autodistribuent
en court-circuitant les intermédiaires traditionnels.
En fait, elle a du mal à s'y retrouver, car des
millions de créateurs mettent leurs oeuvres en ligne
gratuitement, délaissant la protection juridique du
droit d'auteur et du copyright, qui ne correspond plus
à l'état des technologies. Cette tendance, lancée dès
la fin du XXe siècle par les auteurs de logiciels
libres (open source), a pris de l'ampleur au début du
XXIe avec la banalisation du piratage, le
dépérissement des éditeurs et distributeurs empêtrés
dans une guerre sans fin contre leur propre clientèle,
et l'explosion du mouvement Open Content :
aujourd'hui, pour un jeune créateur, le but est de se
faire connaître très vite dans le monde entier en
diffusant son travail sur le Net, dans l'espoir
d'attirer des sponsors privés, des subventions
étatiques, des dons provenant de fan-clubs et du
public, des invitations à participer à des événements
rétribués...
Audrey aime voir et toucher les vrais livres en
papier, mais le recours au Net est trop tentant car,
depuis peu, le contenu intégral de toutes les
bibliothèques du monde est numérisé, indexé et
disponible gratuitement en ligne. En ce moment, elle
découvre la littérature coréenne contemporaine : après
des décennies de tests infructueux, on a enfin réussi
à créer des logiciels de traduction instantanée
efficaces. En outre, elle a pris l'habitude de lire
sur écran des textes enrichis et interactifs, qui
offrent une profondeur et une variété d'informations
inépuisables.
Chaque mot de chaque ouvrage étant indexé, on peut
faire des recherches embrassant l'ensemble du
patrimoine littéraire mondial, ou la totalité de la
documentation technique sur un sujet donné. Chaque
citation peut être replacée dans son contexte
d'origine et son auteur peut être identifié et
contacté, s'il est encore en vie. On peut aussi se
faire aider par des moteurs intelligents capables de
comprendre l'orientation d'une recherche, de retrouver
l'ensemble des annotations déjà rédigées à propos d'un
texte et de produire de façon autonome des résumés,
des recueils de commentaires, des bibliographies, des
listes de définitions...
Ce nouvel univers est né d'une révolution technique
lancée discrètement dans les années 2000, et qui s'est
étalée sur deux décennies. Dès la fin du XXe siècle,
les chercheurs en informatique avaient compris que les
systèmes dits de peer-to-peer, créés par des jeunes
autodidactes pour échanger de la musique,
constituaient la partie du Net la plus robuste grâce à
leur architecture horizontale et décentralisée, et
aussi la plus efficace, car ils géraient de façon
rationnelle et dynamique les ressources disponibles en
mémoire et en bande passante. C'était aussi le secteur
le plus égalitaire et le plus créatif, car tout usager
était à la fois consommateur et fournisseur de
contenu. Sur cette base, un consortium d'universités
et de laboratoires américains lança un programme
baptisé IRIS (Infrastructure for Resilient Internet
Systems), visant à transformer en profondeur
l'infrastructure du Net pour en faire un réseau
intégralement peer-to-peer.
Aujourd'hui, les serveurs centralisés hébergeant des
grandes masses d'informations sont en voie de
disparition : le contenu du Net est éparpillé de façon
fluide et invisible dans la mémoire des milliards de
machines connectées au réseau sans que leurs
propriétaires aient à s'en soucier.
Chaque nouveau fichier reçoit un nom codé unique et
définitif qui servira à le pister et à le retrouver
indéfiniment, où qu'il soit hébergé. Ainsi, pour
publier un document, plus besoin de site Web ni de
blog : on le jette simplement dans la banque de
données planétaire constituée par la communauté des
machines interconnectées.
Autre avantage, n'importe qui peut créer une base de
données, un forum, un canal de dialogue, une boutique
en ligne ou une Net-TV en s'appuyant sur
l'infrastructure du Réseau, sans avoir besoin de
prestataire technique ni de logiciels spécifiques. De
même, une entreprise voulant effectuer un travail
informatique très lourd n'est plus obligée de louer un
super-ordinateur : la nouvelle architecture lui permet
de mobiliser à son profit, pour quelques minutes, la
puissance de calcul inutilisée de millions
d'ordinateurs.
La règle du partage s'est aussi imposée pour les
connexions : chaque appareil connecté au réseau sert
de relais pour les systèmes situés dans les alentours.
Lorsque Audrey appelle Vincent, le flux de données de
son PDA n'est plus envoyé vers une antenne fixe qui se
charge de le "re-router" vers un central. Il est
transporté en tâche de fond par les ordinateurs de
quelques dizaines d'habitants de la ville qui se
trouvent à cet instant sur la bonne trajectoire.
Chaque connexion suscite l'apparition d'un réseau ad
hoc temporaire et évolutif, fourni par la communauté
des usagers.
Après le travail, Vincent a envie de prendre l'air.
Tandis qu'il flâne dans la rue, son PDA l'informe
qu'une manifestation syndicale passe dans le quartier.
Il demande à en savoir plus : aussitôt, des centaines
de manifestants le bombardent de messages pour
l'inciter à venir les rejoindre. Mais, un instant plus
tard, il reçoit un avis officiel de la police
rappelant que l'ordre de dispersion vient d'être
lancé...
Alors qu'il s'éloigne, son PDA le prévient qu'un de
ses amis passe dans une rue voisine. Les deux copains
se retrouvent et décident de se rendre dans un centre
de jeux immersifs - système mis au point au Japon
vers 2005, qui a conquis le monde entier.
Chacun loue une "cave", pièce cubique dont les six
faces intérieures sont des écrans 3D. Totalement
immergé dans le décor réaliste du jeu, Vincent se
lance dans une aventure compliquée en compagnie de son
ami, enfermé dans une cave voisine. Ils affrontent une
équipe installée dans un autre centre de jeux situé
dans une ville lointaine dont le nom leur est inconnu.
Soudain, la voix d'Audrey se fait entendre dans la
cave. Elle assiste aux exploits de Vincent sur son PDA
depuis quelques minutes, mais elle voudrait qu'il
rentre à la maison, il est temps pour lui d'aller
passer un moment dans le monde réel. Ce soir, Vincent
et Audrey s'endormiront en pleine nature : Audrey a
réglé son PDA pour qu'il diffuse sur les murs de leur
chambre un décor champêtre.
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Sources
Cet article de science-fiction a été rédigé en
s'inspirant librement d'une série d'entretiens
accordés au Monde par différents spécialistes de
l'Internet, mais ne reflète pas nécessairement leurs
opinions, notamment :
Vint Cerf, pionnier de l'Internet, vice-président de
la compagnie de télécom américaine MCI, Ashburn,
Virginie, Etats-Unis.
Douglas Van Houweling, professeur à l'université du
Michigan à Ann Arbor et directeur général du
consortium Internet 2, Etats-Unis.
David Karger, professeur au Massachusetts Institute of
Technology (MIT), Cambridge, Massachusetts
(Etats-Unis), coresponsable du programme
Infrastructure for Resilient Internet Systems (IRIS).
Scott Schenker et Ion Stoica, professeurs
d'informatique à l'université de Californie à
Berkeley, Etats-Unis.
Larry Smarr, directeur du California Institute for
Telecoms and Information Technology, université de
Californie à San Diego, Etats-Unis.
Frode Hegland, responsable des projets Liquid
Information et Hyperword, Uclic, université de
Londres, Grande-Bretagne.
Ted Nelson, pionnier de l'Internet, créateur du projet
Xanadu, professeur invité à l'université d'Oxford,
Grande-Bretagne.
Blake Ross, étudiant, chef d'entreprise, coauteur du
logiciel de navigation Firefox. Stanford, Californie,
Etats-Unis.
Susan Vojcicki, directrice de Google Print, division
de Google chargée de numériser les bibliothèques.
Mountain View, Californie, Etats-Unis.
Rob Conant, vice-président de la société Dust
Networks, spécialisée dans les capteurs miniatures
sans fil, Hayward, Californie, Etats-Unis.