Le rêve arabe de Napoléon III
Le 17 septembre 1860, Napoléon III met le pied sur le sol algérien. Il a un grand projet en tête : un royaume arabe, qui s'étendrait d'Alger à Bagdad, sous la protection de la France. Un royaume où règnerait l'égalité entre indigènes et Européens. Napoléon III n'était ni un illusionniste ni un rêveur chimérique égaré en terre d'Afrique, mais plutôt un homme en avance sur son temps.
Le 17 septembre 1860 au matin, Napoléon III est le premier chef d'Etat français à débarquer à Alger, sur cette terre d'Afrique où la France, depuis 1830, progresse à coups d'expériences contrastées.
Si bref soit-il, ce premier contact avec l'Algérie produit sur lui une impression profonde. Non pas tellement le défilé de l'armée d'Afrique ou le bain de foule coloniale, mais la superbe fantasia orchestrée par Yûsuf, un aventurier drapé en mamelouk, et la réception arabe qui suit - occasion pour le souverain d'entrevoir les tréfonds de la société indigène. C'est pourquoi, après l'hommage rituel "aux hardis colons venus implanter en Algérie le drapeau de la France", il s'attarde sur la mission civilisatrice de celle-ci : "Notre premier devoir, dit-il, est de nous occuper du bonheur des trois millions d'Arabes, que le sort des armes a fait passer sous notre domination." Le renversement de perspective est saisissant : les colonisés passent au premier plan ; les indigènes se métamorphosent en Arabes.
Dès lors, l'Empereur fait entrer dans son domaine réservé cette Algérie qu'il avait d'abord considérée comme un "boulet attaché aux pieds de la France" puis comme une simple diversion pour l'Armée. Coup de coeur d'un Européen cédant au mirage de l'Orient ? Coup de tête d'un intellectuel chimérique en quête d'un grand dessein pour rehausser son règne ? Volonté d'une association avec les Algériens, mûrie par un homme inspiré et obstiné ?
Au seuil des années 1860, l'ancienne Régence ottomane est un lieu à la mode où se retrouvent gens huppés et intellectuels : l'Algérie entretient le goût des Français pour l'exotisme. La haute société s'arrache Bou Maza, l'insurgé du Dahra (1845), retenu en captivité dorée à Paris. Seuls quelques artistes échappent à cet Orient de convention : le peintre Théodore Chassériau, le peintre et écrivain Eugène Fromentin.
L'Algérie est aussi un terrain d'essai pour les questions sociales et industrielles qui préoccupent les contemporains - une version coloniale de l'Icarie[1] dont rêvent les socialistes utopiques. Après l'échec de l'équipée saint-simonienne en Egypte (1833), Prosper Enfantin, principal propagateur de la doctrine saint-simonienne (ses disciples l'appelaient "le Père" ), reporte sur l'Algérie ses projets de mise en valeur futuriste. En 1847, quelques fouriéristes fondent une éphémère colonie à Saint-Denis-du-Sig, près d'Oran. Echouent enfin, après juin 1848, sur le territoire algérien, ouvriers et idéologues, républicains réfractaires au coup d'Etat du 2 décembre 1851 (les "transportés" ), enfants trouvés et orphelins nécessiteux.
Des aristocrates légitimistes dépités par la révolution de 1830 viennent y chercher fortune. Des journaliers espagnols, maltais, italiens sont hommes de peine. Une plèbe rurale issue des montagnes pauvres de Provence végète dans les 211 villages lotis par l'Etat colonial. En ville, les 6000 "transportés" ne sont plus qu'environ 200 après l'amnistie de 1859, mais ils ont contribué à modeler durablement l'état d'esprit de la société coloniale en lui insufflant une psychologie de laissés pour compte, sinon de réprouvés.
Quant à l'initiative capitaliste métropolitaine, qui irrigue quelques grandes concessions et les premières entreprises minières (Mokta el Hadid depuis 1857), elle ne produit pas de dividendes importants. Ainsi, à la fin des années 1860, la Société générale algérienne, créée en 1865, sur l'instance de l'Empereur, par l'ingénieur Paulin Talabot, directeur du PLM (ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée), dotée d'un capital de 100 millions de francs, n'équilibre ses comptes qu'en réalisant des opérations boursières et immobilières en Egypte.
L'Algérie n'est peuplée, en 1858, que de 189 000 Européens. Entre Français d'origine et Européens d'autres nationalités s'engage une course à la croissance longtemps indécise. En 1852, le nombre des étrangers (65 000) avoisine celui des Français (66 000). En 1872, ceux-ci (129 600) l'emportent sur ceux-là (115 000), mais seulement grâce à la naturalisation en bloc de 35 000 Juifs algériens. Du moins la colonie n'est-elle plus ce territoire insalubre qui épouvantait le journaliste catholique Louis Veuillot. A partir de 1856, au sein de la communauté européenne, les naissances l'emportent durablement sur les décès.
L'Armée, dont l'effectif oscille entre 57 000 et 74 000 hommes, administre la majorité des indigènes, ainsi qu'une mince cohorte d'Européens (6% d'entre eux en 1858) dans sa zone réservée, qui réduit le territoire civil au littoral, où les colons sont rois. Elle dispose pour ce faire, depuis 1844, d'un service spécial, les Bureaux arabes. Ils sont quarante en 1850, quarante-neuf en 1870, et découpent d'énormes circonscriptions. Celles-ci sont contrôlées par cent cinquante à deux cents officiers, secondés par des médecins, des khodja (secrétaires algériens) et des chaouch (plantons), et épaulés par des pelotons de spahis à cheval et de supplétifs à pied.
Leur mission est d'abord de renseignement : "Avoir, pour ainsi dire, la main sur le pouls des tribus" (note du ministère de la Guerre, 1857). Elle consiste, de plus en plus, à administrer les sociétés locales par l'intermédiaire de leurs chefs, dont le prestige s'effrite au contact prolongé de l'étranger. Les officiers exercent ainsi le "métier, plus que mixte, de soldats, de percepteur d'impôts et de juge de paix" (général Cousin de Montauban). Bon nombre d'entre eux sont imprégnées d'idées progressistes et assimilent l'assujettissement à une mission civilisatrice. Faire passer les tribus de la tente à la maison en dur, du douar (cercle de tentes) au village, de la propriété collective à la propriété individuelle, du conseil informel (djema'a) à la commune, ce n'est pas seulement surveiller et punir, c'est aussi introduire le progrès, donc émanciper les indigènes.
L'Algérie devient alors l'enjeu d'une rivalité entre militaires et civils. Les officiers veulent initier les indigènes à la civilisation moderne, par l'intermédiaire de l'école, de l'école et de la caserne. Leur objectif à terme, c'est la "fusion des races" : "Nous avons des citoyens français qui sont Juifs, protestants, catholiques ; pourquoi n'ajouterions-nous pas à cette liste des musulmans ?" suggères le capitaine Richard, du Bureau arabe d'Orléansville. Mais bon nombre de colons ne conçoivent pas d'autre sort pour les indigènes que le refoulement vers le Sud. "Les Français ne veulent pas partager ces prérogatives avec des races dont l'intérêt est notre anéantissement", proclame ainsi le quotidien L'Akhbar du 19 mai 1870. Selon le maréchal Randon, l'Armée doit, d'une part, apaiser "le mécontentement sauvage" des indigènes, d'autre part, endiguer l'"ambition démesurée et dangereuse" des colons[2].
Car les Arabes, dans leur immense majorité, "ont la conviction qu'un peu plus tôt ou un peu plus tard, (les Français) quitteront leur pays". "Notre présence est chez eux une catastrophe qui leur a été infligée par Dieu en punition de leurs péchés. Le Tout-Puissant satisfait, il pardonnera, et les chrétiens seront, à leur tour, vaincus et humiliés", explique le général Daumas, fondateur des Bureaux arabes. Les indigènes adoptent une attitude passive ombrageuse, qu'Eugène Fromentin a magistralement décrite : "Ce que ces proscrits volontaires détestent en nous (...) c'est notre voisinage, c'est-à-dire nous-mêmes ; ce sont nos allures, nos coutumes, notre caractère, notre génie. Ils redoutent jusqu'à nos bienfaits. Ne pouvant nous exterminer, ils nous subissent ; ne pouvant nous fuir, ils nous évitent. Leur principe, leur maxime, leur méthode est de se taire, de disparaître le plus possible et de se faire oublier."[3]
Or, depuis 1848, l'Algérie c'est la France. La IIème République s'est lancée dans une expérience d'assimilation administrative, en créant trois départements, et politique, en faisant élire trois députés par les colons à l'Assemblée législative - expérience biaisée par le maintien de la zone militaire. De 1852 à 1858, l'Armée redevient toute-puissante sous le gouvernement de Randon. Mais en 1858 une deuxième tentative d'assimilation fait de l'Algérie un véritable duplicata de la métropole. Presque tous les services administratifs sont transférés à Paris et concentrés en un ministère de l'Algérie et des Colonies confié à un ministre-résidant qui ne mettra jamais les pieds sur le territoire de son ressort : le prince Jérôme, un cousin mal pensant et protégé de l'Empereur.
Après son escale à Alger en septembre 1860, Napoléon III supprime ce ministère et rétablit le dispositif en vigueur au temps de Randon ("le régime du sabre", selon la métaphore polémique des colons). En somme, l'Algérie est toujours dans l'attente d'un statut organique fixant la répartition des pouvoirs entre civils et militaires, et la répartition des compétences entre Paris et Alger. La Constitution de 1852 avait stipulé que le Sénat y pourvoirait. En 1860, on attend toujours le senatus-consulte mettant fin à cette confusion des institutions.
La visite du souverain a donc lieu à un moment crucial, alors que l'équilibre entre l'Algérie des militaires et celle des colons n'est pas encore rompu et que la disproportion entre Algériens et Européens ne paraît pas irréversible.
"Un lac presque français"
Par ailleurs, la conjoncture internationale est favorable : entre Solferino (1859) et Sadowa (1866), l'Europe est calme, ce qui permet à Napoléon III de tenter sa politique des nationalités en Afrique du Nord. C'est l'époque de l'expédition du Mexique, entreprise pour contrebalancer l'expansion anglo-saxonne en Amérique centrale, c'est la tentative d'instauration d'un Etat progressiste au Nicaragua, mélange détonnant de nationalisme romantique à la Bolivar et d'affairisme saint-simonien.
L'Empereur déclare à Bismarck qu'il veut faire de la Méditerranée "un lac presque français". Ce dessein se concrétise lorsqu'il soutient la Compagnie universelle de Suez en 1859, contre l'Angleterre et la Turquie. En 1860, l'Empereur envoie une expédition contre les Druzes au secours des chrétiens du Mont-Liban et de Damas. Il découvre que, d'Alger à Bagdad, quinze millions d'Arabes vivent sous le joug ottoman : il y a là une nationalité potentielle dont il pourrait hâter la formation, comme il l'a fait pour l'Italie.
C'est pourquoi il envisage une entité arabe centrée sur Damas, autonome sans être indépendante de la Sublime Porte, à la façon de la vice-royauté d'Egypte. Il placerait à sa tête l'émir Abd el-Kader, exilé à Damas depuis 1852 et qui était intervenu pour arracher les chrétiens à la tuerie en 1860. Mais l'émir, pressenti au cours de l'été 1865, refuse catégoriquement et réitère son intention de consacrer le reste de sa vie à la prière et au commentaire de l'Islam[4]. Dans la perspective d'une nation arabe dont Napoléon III pourrait être le protecteur, l'Algérie prend une dimension symbolique et une importance stratégique considérables.
L'Empereur, ancien carbonaro ayant conservé le sens du secret et le goût des coups d'éclat, s'entoure d'idéalistes impénitents et d'aventuriers désenchantés. Au premier plan se détachent trois hommes d'influence : Frédéric Lacroix, le colonel Lapasset et Isma'il Urbain. Frédéric Lacroix est la cheville ouvrière du groupe. Ce protestant agnostique, faiseur de fiches et semeur d'idées, a tâté de l'administration algérienne sous la IIème République et compris les vices du régime colonial. C'est lui qui fait la navette entre Alger et Paris, entre intellectuels et hommes d'action. Mais il meurt prématurément en 1863. Le colonel Lapasset, qui a l'oreille de l'Empereur, est un magnifique spécimen de la première génération d'officiers des Bureaux arabes, celle qui mena des années durant, sous la tente, une "vie de chefs à l'orientale"[5]. Cet intellectuel en uniforme remue les projets à la pelle. Se profile enfin l'étonnante figure d'Isma'il Urbain, mulâtre, fils naturel d'un négociant marseillais et d'une quarteronne libre de Guyane. Son existence résume l'aventure saint-simonienne. Il rêvait de jeter, grâce à l'islam, un pont entre l'Occident et l'Afrique noire. Urbain a accompagné Prosper Enfantin en Egypte, s'y est initié à l'arabe et converti à l'islam. Nommé interprète en Algérie, il y épouse une musulmane. Chef de mission au ministère de la Guerre, il s'impose comme le spécialiste des affaires algériennes. L'Empereur l'affecte en 1860 auprès du gouvernement d'Alger en qualité de conseiller-rapporteur. C'est là qu'il écrit deux brochures que Napoléon III avouera avoir pillées dans ses lettres directives[6].
A l'arrière-plan oeuvrent trois décideurs haut placés : le maréchal Randon, le général Fleury et le baron David. Après une longue carrière algérienne, le maréchal Randon est ministre de la Guerre de 1860 à 1867. Il est, à Paris, l'intraitable défenseur de l'armée d'Afrique, de son rang, de ses prérogatives; c'est un indigénophile par ricochet plutôt que par enthousiasme. Aide de camp de l'Empereur, puis sénateur, le général Fleury, ancien spahi, s'était engagé pour fuir ses créanciers. Ce sabreur mêlé de dandy aspire à tenir les rênes de l'Algérie. Fils adultérin du roi Jérôme - murmure-t-on - , le baron David a fait son apprentissage de l'Algérie dans les Bureaux arabes. Au Corps législatif, il joue le rôle de chef de la droite conservatrice, entre les autoritaires et les libéraux. Pour lui, l'Algérie est un tremplin politique.
Paradoxalement, ni le maréchal Pélissier, gouverneur de l'Algérie de 1860 à 1864, ni le maréchal Mac-Mahon, son successeur jusqu'en 1870, ne penchent du côté de ces arabophiles.
De 1861 à 1862, lesté en arguments et en statistiques, Napoléon III précise son projet. Il s'émeut d'apprendre que des douars du Constantinois émigrent en Tunisie et scellent leur réinsertion en terre d'islam par une véritable cérémonie expiatoire. Il est choqué par l'ostracisme dont est frappé le délégué algérien de la part de ses collègues coloniaux à l'exposition universelle de Londres en 1862. Il constate que "l'Algérie a dévié de sa voie naturelle du jour où on l'a appelée une colonie". Il assure que "notre possession d'Afrique n'est pas une colonie ordinaire, mais un royaume arabe"[7]. Il en déduit qu'il faut lui donner "une impulsion toute contraire à celle qui existait jusqu'à ce jour", en stoppant le cantonnement, en freinant le bourgeonnement des villages de colonisation et en restreignant le territoire civil.
En outre, Napoléon III multiplie les égards vis-à-vis des chefs indigènes et reçoit en grande pompe, à Compiègne, le fameux Moqrani, agha (équivalent de "gouverneur" ) de la Medjana, traité "comme un citoyen illustre"[8]. Il témoigne ainsi qu'il est bien l'empereur des Français et des Arabes : "Egalité parfaite entre indigènes et Européens, il n'y a que cela de juste, d'honorable et de vrai"[9]. C'est par coups d'éclat qu'il procède, étant de plus en plus irrité par la résistance des colonistes (partisans de la colonisation) organisée à Alger par Mercier-Lacombe, le puissant directeur des services civils, et envenimée, à coups de brochures, par le docteur Warnier et l'économiste Jules Duval, et par des socialistes utopiques ayant tourné casaque.
De 1863 à 1865, l'Empereur passe à l'offensive à coups de senatus-consultes, c'est-à-dire d'actes émanant du Sénat et ayant force de loi. Dans Le Moniteur du 6 février 1863, il publie une lettre-manifeste au maréchal Pélissier. Son objectif y apparaît sans équivoque : "Convaincre les Arabes que nous ne sommes pas venus en Algérie pour les opprimer et les spolier, mais pour leur apporter la civilisation." Napoléon III réfute de façon cinglante l'argumentation coloniale. Il rappelle que les 420 000 hectares livrés par l'Etat à la colonisation sont sous-exploités. Il dénonce les intellectuels colonialistes qui veulent perpétuer les "droits despotiques du Grand Turc" et invoquent le droit de conquête pour "refouler toute la population arabe dans le désert et lui infliger le sort des Indiens de l'Amérique du Nord, chose impossible et inhumaine". Enfin, il préconise une division des tâches. Aux fellahs incombent l'agriculture et l'élevage, aux Européens l'industrie agro-alimentaire, les activités minières, le grand commerce. L'Etat doit donc s'effacer en tant qu'"entrepreneur d'émigration et de colonisation" au profit des grandes compagnies ; il doit rendre les sociétés locales "propriétaires incommutables des territoires (...) dont elles ont la jouissance traditionnelle".
Dans le même esprit, l'Empereur imposera le senatus-consulte du 22 avril 1863, qui stipule l'établissement de la propriété individuelle entre les fellahs qui vivaient en état d'indivision "partout où cette mesure sera reconnue possible et opportune". La délimitation des biens dont la jouissance est reconnue aux tribus est retirée au Service des domaines - cette machine à faire du cantonnement clandestin au profit de la colonisation. Cette tâche est attribuée à des commissions provinciales, qui dépendent des Bureaux arabes. Dès qu'une aliénation de terre de tribu ('arch) excède 5 000 francs, l'approbation du souverain est nécessaire. Le senatus-consulte stabilise ainsi la propriété indigène sur la base de l'indivision, collective ou familiale, et arrache à la soumission passive les autochtones en les faisant participer aux sous-commissions de délimitation.
L'Empereur dote en outre les douars de la personnalité civile. A terme, les conseils de douar devaient être assimilés à des municipalités. C'est peut-être l'intuition la plus forte dans cette nouvelle donne politique : non pas changer la société de haut en bas par décret, mais revivifier la citoyenneté locale encore incomplètement dégagée des servitudes hiérarchiques et des contraintes communautaires.
Ce n'est pas tout. Au printemps 1865, Napoléon III, escorté par Isma'il Urbain, effectue un long séjour d'études en Algérie. Il découvre les fléaux qui accablent l'Algérien : impôts arabes, justice expéditive, usure, etc., et mesure les privilèges des colons : exonération de l'impôt foncier et exemption du service militaire. Ses impressions, il les consigne dans une brochure de 88 pages destinée à Mac-Mahon et publiée en novembre 1865, où il définit ainsi l'Algérie : "Ce pays est à la fois un royaume arabe, une colonie européenne et un camp français."
Sur la lancée du senatus-consulte de 1863, une série de décrets démantèle le bastion de la Direction générale des affaires civiles, absorbe, pour mieux le contrôler, le budget de l'Algérie dans celui de la Guerre, ramène l'étendue du territoire civil de 1,8 million à 1 million d'hectares, introduit le principe électif dans les conseils généraux et en ouvre l'accès aux indigènes au prorata d'un tiers des élus.
A la suite de sa tournée d'inspection en Algérie, l'Empereur promulgue un deuxième senatus-consulte (14 juillet 1865) pour fixer le statut des personnes : "L'indigène musulman est Français", mais régi par la "loi musulmane". Ce faisant, il confère aux Algériens, musulmans ou juifs, des droits civils (accès aux fonctions administratives et aux grades militaires) et politiques (droit de vote et éligibilité aux élections locales en territoire civil). Pour jouir non seulement de la nationalité mais aussi de la citoyenneté, les sujets indigènes sont toutefois tenus de renoncer à leur statut personnel fixé par la loi religieuse : ils doivent abandonner la polygamie, le divorce (interdit en France jusqu'en 1884) et les prescriptions de leur droit successoral.
La politique du "royaume arabe"est complétée par des "gages irrécusables de tolérance, de justice et d'égards pour les différences de moeurs, de cultes et de races" (Napoléon III à Mac-Mahon). Evoquons, par exemple, le décret du 13 décembre 1866, qui est le fruit d'une collaboration étroite entre magistrats français et musulmans réunis en commission pour endiguer les empiètements de la justice française sur la coutume musulmane.
La colonisation est limitée au littoral : "Il faut cantonner les Européens et non les indigènes" (Napoléon III au général Desvaux, 9 mai 1865). L'Empereur envisage la partition de l'Algérie en deux, avec une large façade maritime réservée aux colons, qui devraient évacuer la partie méridionale des hauts plateaux et les abords du Sahara. La garde de cette frontière serait confiée à des spahis répartis dans des bordjs (forteresses) érigés en fermes-écoles. Au-delà, il conçoit une politique de protectorat, fondée sur les grands commandements indigènes, quasi-autonomes.
L'Armée, attirée par le Sud, s'oppose à ce qu'elle considère comme une marotte du souverain. Mais le message de l'Empereur est bien accueilli par les indigènes : "Il y a consternation dans les bureaux, mais joie dans les tribus."[10] Napoléon III fait un peu figure de sultan succédant au dey d'Alger défaillant. Mais la réserve des Algériens, musulmans et juifs, vis-à-vis de tout ce qui ressemble à l'assimilation, ne faiblit pas. D'où le refus massif de la naturalisation : de 1865 à 1875, 371 indigènes seulement y consentiront.
Dans le Sud profond, la société traditionnelle persiste à rejeter l'étranger. En 1863, une nouvelle flambée de révoltes, allumée par la grande confédération maraboutique des Oulad Sidi Cheikh, embrase le Sud-Ouest oranais. De là, elle se propage le long des hauts plateaux jusqu'au Hodna, s'insinue dans le Tell jusqu'à Tlemcen, contourne le Djurdjura et vient lécher la basse Kabylie orientale. Elle durera jusqu'en 1869. Cette forme de refus traduit l'asphyxie des éleveurs-arboriculteurs du Sud, dont la complémentarité avec le Tell - grenier à blé, jardin, zone d'estivage - est progressivement menacée par la poussée de la colonisation. Toutefois, bien plus que cette révolte des tribus, c'est la terrible disette - accablant les fellahs de l'automne 1867 à l'été 1868 - qui ébranle le "royaume arabe". Conjuguée au retour offensif du choléra, puis du typhus, la famine décima environ 300 000 Algériens. Comme au Maroc et en Tunisie où elle sévit encore plus durement, cette disette s'explique d'abord par des calamités naturelles : sécheresse prolongée entrecoupée d'orages dévastateurs, invasions de criquets. Mais ses effets sont amplifiés par la monétarisation de l'économie. La récolte désastreuse de 1867 surprend des fellahs, qui ont pris l'habitude de puiser dans leurs réserves pour s'acquitter de l'impôt, rembourser l'usurier, améliorer leur train de vie. Elle éprouve encore plus les populations du Sud, durement atteintes par la répression de l'insurrection (razzias, amendes de guerre). La faim jette vers la zone côtière les tribus des hauts plateaux.
"Le Waterloo du royaume arabe"
Cette terrible épreuve est l'occasion pour les colonialistes de rouvrir le procès du "régime du sabre". Une tempête de protestations s'élève, amplifiée par les "écarlates" (les républicains déportés), qui usent des méthodes d'agitation de 1848 : comités de défense, affiches, tracts, pétitions. L'Empereur ne plie pas. Le régime est encore solide sur ses bases, malgré la défection du parti catholique.
A partir de 1868, la campagne contre le "royaume arabe" s'amplifie. Une conjonction d'intérêts s'esquisse entre les républicains, qui utilisent l'Algérie comme un tremplin pour dénoncer le césarisme en métropole, les orléanistes déçus par l'incertaine libéralisation du régime, les catholiques entraînés par Mgr Lavigerie, évêque d'Alger, qui rêvent de ramener les barbaresques à la civilisation latine et chrétienne de leurs pères. Un best-seller consacre en 1868 cette percée de l'Algérie dans le champ des passions françaises : La France nouvelle, de Prévost-Paradol, qui assigne à la colonie un rôle providentiel.
Les partisans de la colonisation à outrance fustigent les opérations de délimitation foncière poursuivies par les officiers de Bureaux arabes avec une minutie et une probité impressionnantes. On crie haro sur la terre 'arch : "L'indivision de la propriété est la véritable cause de la marche rétrograde dont les Arabes nous donnent le spectacle, et la division de la propriété, voilà le salut", professe devant le Corps législatif le comte Le Hon, que l'Empereur avait choisi comme émissaire personnel pour mener en Algérie l'enquête agricole de 1868.
Cette fois, Napoléon III, usé par la maladie de la pierre, inquiet de l'hégémonisme prussien, harcelé par la conjonction des oppositions, est contraint de lâcher du lest. En mai 1869, il institue une commission chargée de doter l'Algérie de cette fameuse Constitution toujours en suspens et y nomme des représentants plutôt favorables à l'extension du régime civil. Son rapporteur, Armand Behic, un sénateur orléaniste, propose, en janvier 1870, un projet conciliateur, repoussé à l'unanimité, des arabophiles aux ultras. Le Corps législatif reprend l'initiative. Le 9 mars 1870, un ordre du jour, présenté par la gauche et voté à l'unanimité, préconise l'avènement du régime civil. L'Echo d'Oran exulte : c'est "le Waterloo du royaume arabe".
L'Echo d'Oran triomphe trop tôt. En effet, le plébiscite du 8 mai 1870 donne un répit au régime vacillant. L'Empereur n'en promulgue pas moins deux décrets, fin mai et début juin, qui concrétisent l'effilochement de son projet de royaume arabe. Le premier autorise l'établissement de titres individuels de propriété en terre 'arch, ce qui permet aux courtiers-usuriers étrangers de rogner les possessions des tribus, d'autant que le droit de préemption familial ou tribal en cas de licitation (vente aux enchères d'un bien indivis) est supprimé. Le deuxième limite aux territoires militaires les prérogatives des généraux de division, émancipant ainsi de leur tutelle les préfets en territoire civil.
C'est finalement l'effondrement de l'Empire qui sonne le glas du "royaume arabe". Dès la fin d'octobre 1870, une avalanche de décrets substitue un gouvernement civil au gouvernement général militaire, octroie la bagatelle de six députés aux 30 000 électeurs français, mais supprime la représentation des musulmans, démantèle les Bureaux arabes, suspend l'application du senatus-consulte de 1863, enfin élargit considérablement l'étendue des territoires civils en subordonnant les territoires militaires à l'autorité préfectorale.
Faut-il voir dans ce projet de royaume arabe l'extravagance d'un illusionniste ou l'anticipation d'un réaliste visionnaire ? Napoléon III n'a pas été compris par son entourage ni servi par son administration. A partir de 1867, il n'est plus l'homme du 2-Décembre. Il atermoie sur un terrain miné par Mac-Mahon et reconquis par les colonistes. Il navigue à contre-courant de l'irrésistible débordement de l'Europe en Afrique. Jules Ferry le dira en peu de mots : "La politique coloniale est fille de la politique industrielle."
Alors, Napoléon III était-il un quarante-huitard chimérique et anachronique égaré en terre d'Afrique ? Non, car force est de reconnaître en lui un homme en avance sur son époque. Dans sa proclamation du 5 mai 1865 "au peuple arabe", il rappelle que les Gaulois vaincus se sont assimilés aux Romains vainqueurs sans rien abdiquer de leur personnalité. Et il se hasarde à ce pronostic futuriste : "Qui sait si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée et confondue avec la race française, ne retrouvera pas une puissante individualité semblable à celle qui pendant des siècles l'a rendue maîtresse des rivages méridionaux de la Méditerranée ?"
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