Citation :
Esbjörn SVENSSON, le jazz à la conquête des grands espaces
Leader du trio E.S.T., le pianiste suédois propose une musique de fusion qui se rapproche parfois du format pop et séduit un large public. Le groupe joue cet été à Paris, à Juan-les-Pins et à Marseille
Ils arrivent à trois, naturellement, comme en concert ou sur disque. Dans l'allée boisée menant à l'auberge d'Enskede, banlieue apaisante de Stockholm, Esbjörn Svensson (au centre sur la photo) déambule, mains dans les poches, entre son contrebassiste, aimable chauve flegmatique, et son batteur, un grand sec au visage d'ange tourmenté. "Deux bons gars !", dit-il de ses acolytes, une fois attablé. Le pianiste joue avec eux de manière quasi exclusive depuis onze ans. Le trio est devenu plus connu sous les initiales d'E.S.T. (Esbjörn Svensson Trio) que sous le nom de son leader.
De fusion, il est bien question entre ces représentants suédois d'un certain jazz contemporain. "Il me serait impossible de créer un nouveau trio aujourd'hui. C'est comme ça : nous formons un groupe", constate le pianiste. Dans un univers où les musiciens ont pour habitude d'évoluer au sein de diverses constellations à géométrie variable, la longévité d'E.S.T., formation soudée et étanche comme on parle d'un groupe de rock , a de quoi étonner.
"Nous sommes trois caractères indépendants, poursuit-il, qui font chacun ce qu'ils veulent, mais s'entendent très bien à différents niveaux et peuvent passer beaucoup de temps ensemble." Les membres du trio sont plus souvent en tournée que dans leurs foyers respectifs. Flirtant avec la quarantaine, Esbjörn Svensson, Magnus Öström (batterie) et Dan Berglund (contrebasse), tous trois pères de famille, s'efforcent néanmoins de limiter leurs apparitions.
En contrepartie, et le succès aidant, ils jouent devant des audiences de plus en plus nombreuses. A Cologne (Allemagne), quelques jours avant l'entretien, ils ont réuni 2 000 personnes. "Nous avons appris à maîtriser les grands espaces", avance le pianiste. Un autre point commun avec la musique pop ou rock. Après avoir participé à divers festivals de rock suédois, E.S.T. a d'ailleurs été invité par la chanteuse canadienne k.d. lang (mi-pop, mi-country) à assurer la première partie de ses concerts, lors d'une tournée aux Etats-Unis en 2003. Et seul un problème de calendrier a empêché le trio suédois de précéder Lou Reed sur la scène du Carnegie Hall, à New York, en juin.
Car les compositions d'Esbjörn Svensson ont le don de séduire un cercle plus large que celui des amateurs de jazz. Les plus récentes, en particulier, livrées dans ses disques From Gagarin's Point of View (1998), Good Morning Susie Soho (2000), et surtout Strange Place for Snow (2002) et Seven Days of Falling (2003). De plus en plus écrits, ces morceaux s'écartent souvent des schémas habituels pour emprunter des pistes où se croisent rythmes binaires, marches funèbres, traits d'archet planants, traficotages électroniques, piano marteau ou sirène.
"Nous faisons une musique qui suit presque une sorte de format pop, en termes de mélodie. Ce sont des hits de jazz, au sens positif du terme", s'essaie Magnus Öström. Une démarche qui peut s'apparenter à celle d'un trio américain, The Bad Plus, voire, par certains aspects, à celle du pianiste Brad Mehldau, à qui Svensson voue une grande admiration. Dans son panthéon personnel, il place également Keith Jarrett, Chick Corea, Glenn Gould, Vladimir Ashkenazy et le compositeur estonien Arvo Pãrt.
"Nous n'avions pas en tête l'idée de créer une musique nouvelle, mais de jouer celle qui nous convenait naturellement", se souvient-il en évoquant les débuts de son trio. Ce parcours l'a conduit, entre autres embardées, à rendre hommage à Thelonious Monk. "Même s'il représente l'époque be-bop, explique le leader du groupe, c'était quelqu'un d'ouvert, auquel il était plus facile de nous référer qu'à Charlie Parker, dont les compositions sont plus figées."
FORTES TÊTES
Peu après sa formation, en 1993, le trio d'Esbjörn Svensson a acquis une certaine notoriété à Stockholm. Il a réussi à jouer dans des coffee shops à la mode et des bistrots où se croisaient célébrités locales, comédiens et enfants du couple royal. De même a-t-il choisi une maison de disques spécialisée dans la pop et la variété, dans le dessein avoué d'atteindre un large public. "L'intérêt était bien là, latent : le contact ne demandait qu'à être noué."
Svensson venait alors de retrouver Magnus Öström, son vieux camarade et voisin d'enfance. A l'âge de 10 ans, ils avaient fait ensemble leurs premiers pas dans la musique, dans la villa de la famille Svensson, à Skultuna, petite ville du centre de la Suède. L'un à l'orgue électrique, l'autre à la batterie, ils avaient joué du rock des années 1950 et quelques compositions personnelles. Ils étaient ensuite partis étudier à la Haute Ecole de musique de Stockholm, où leurs chemins s'étaient séparés.
Deux fortes têtes, Esbjörn et Magnus. Ils avaient chacun besoin d'espace pour s'affirmer. Jusqu'au jour où le pianiste, lassé de se dissiper entre divers orchestres plus ou moins satisfaisants, a recontacté le batteur. "C'était toujours excitant de jouer avec lui", se souvient-il. Après avoir "usé cinq ou six bassistes", ils ont fini par rencontrer Dan Berglund, descendu de sa province septentrionale muni d'une formation de contrebassiste classique et d'un goût immodéré pour le jazz. "Dan a adouci notre relation. D'une certaine façon, il a servi d'huile dans la machine. Magnus et moi avons aussi pris sur nous-mêmes, et ça fonctionne mieux de cette façon", reconnaît le pianiste. De petite taille, le corps ramassé, ce dernier dégage une énergie intense, qui transparaît dans sa façon, très physique, de jouer, prostré sur le clavier dans ses envolées les plus lyriques. Très porté sur la compétition, pour ne pas dire mauvais perdant "surtout hors du monde de la musique" , il a "commencé à se calmer un peu ces dernières années", sourit Magnus.
"On me demande parfois si je n'ai pas envie de prendre un saxophoniste ou un trompettiste avec nous, reprend Esbjörn Svensson. Mais j'aime bien les limites imposées par le trio. A l'intérieur de ce cadre à trois côtés, auquel il faut ajouter Aake, notre preneur de son, nous cherchons à faire évoluer notre musique aussi loin que possible. Et nous sentons toujours que nous découvrons de nouveaux territoires."
Antoine Jacob
Concerts : le 11 juillet au Parc floral de Paris, à 16 h 30 (Mo Château de Vincennes, concert gratuit -entrée du Parc : 3 -) ; le 12 à Jazz-à-Juan-les-Pins (tél. : 04-92-90-53-00) ; le 22 à Marseille, au Palais Longchamp (Festival des Cinq-Continents, tél. : 04-91-70-70-10).
|