Citation :
Provient du message de FautVoir
Prends l'Iliade. Grosso modo :
1 - La guerre de Troie fait rage depuis xx années.
- On plante le décor, on introduit les protagonistes du conflit, puisque conflit il va y avoir. Psychologique, guerrier, sentimental, c'est pareil. L'un des personnages au moins doit permettre une identification de la part du lecteur/auditeur/spectateur. Parce qu'une histoire arrivée à quelqu'un dont on se fout, ben on s'en fout, c'est assez normal. Après, on a le choix entre le héros solitaire (Odyssée) ou le héros symbole d'une communauté (Iliade). Dans le 2ème cas, le contexte sera de préférence le passé, parce que le caractère initiatique de l'histoire sera double : le client sera touché en tant qu'individu et en tant que membre d'une communauté dont on va inventer une jeunesse, une genèse.
2 - Un conflit oppose Agamemnon, roi des rois, à Achille, roi tout court. Agamemnon a piqué Briseis, sa servante préférée, à Achille.
- Première règle de la fiction populaire : le voili le voilou, le fameux conflit. On se doutait bien. Avant l'histoire, ça tournait, routine et tout, mais voila que se produit un évènement qui va remettre la vie du héros en question.
3 - Achille carrément dég' se retire sous sa tente en disant aux rois grecs : " [I]Si c'est ça, demerdez-vous sans moi, j'ai encore Patrocle pour faire des galipettes, donc je boude, inutile d'essayer de me supplier, j'ai débranché mon portable"[/I] (je cite de mémoire, il est possible qu'il ne dise pas tout-à-fait ça). - Premier soubresaut de l'histoire : ça va mal. Très mal. Forcément, puisque l'histoire repose sur l'espoir que ça aille mieux. Sinon, tout le monde s'en foutrait.
4 - Les grecs vont au combat sans Achille et se prennent une pâtée à pleurer leur mère. On voit même Ulysse se cavaler en hurlant qu'il n'y est pour rien dans cette histoire et que si on l'avait écouté, on aurait rendu Briseis à Achille tout de suite et on en serait pas là où on est, que merde à la fin, quoi.
- Conséquence du soubresaut : c'est la débâcle, on est au bord de la catastrophe, seule une intervention héroïque va pouvoir sauver la situation.
5 - Patrocle, le compagnon d'Achille, désesperé de voir Achille faire son boudin, le supplie de lui filer son armure afin d'aller combattre à sa place en se faisant passer pour lui. Achille finit par accepter, en lui recommandant de ne pas la salir, parce que trouver un teinturier à l'étranger, c'est une vraie galère.
- Rebondissement, suspense : ce compromis va-t-il sauver la situation ? On se doute que non, vu qu'on est seulement à la moitié du bouquin (ou rentré dans la salle de cinoche depuis 3/4h), mais vu qu'on était à deux doigts de voir les grecs rejetés à la mer, fallait bien un haut après le bas (une histoire qui tient en haleine, c'est comme les montagnes russes).
6 - Patrocle arrive au combat, déguisé en Achille, et rien qu'à le voir, les troyens font pipi sous eux ou se rappellent soudain qu'ils ont un film à ramener au vidéo-club et que c'est pas tout ça, mais ça ferme à 19h, on voit pas le temps passer, c'est fou, je sais pas si j'aurai le temps de repasser ce soir mais vous me direz qui a gagné, hein ?
- Renversement attendu : les méchants s'en prennent enfin un peu dans la tronche. On sait que ça va pas durer (cf plus haut), mais ça fait du bien et ça relance le conflit.
7 - Hector, qu'est pas la moitié d'un con, réalise avec un peu d'aide d'une déesse que c'est même pas Achille dans l'armure, rôôôô l'autre, eh ! Ca rate pas, il lui saute sur le paletot et fini, a pu Patrocle, tout cassé Patrocle, plus mort tu meurs. Il loote l'armure que l'autre a dropé, une armure magique c'est toujours bon à prendre, et les grecs recommencent à s'en prendre plein la tronche, au point que certains se demandent ce qu'ils sont bien venus foutre là, vu qu'à priori, c'est pas pour être médisant, mais la belle Hélène, elle a pas l'air malheureuse dans les bras de l'autre enflure de Pâris.
- Le passage triste annoncé s'est produit : le bon mais pas assez sublime copain du héros est mort, c'était gros comme une maison. Plus de tergiversation : c'est tout ou rien, on entame la dernière ligne droite, il [B]faut[/B] que le héros surmonte ses problèmes, se dépasse, sauve le monde.
8 - Achille culpabilise comme un fou, il a la haine, on a tué son compagnon et par-dessus le marché piqué son armure, alors qu'il faut jamais jouer avec les affaires, c'est pas des manières. Foin de l'affront qui lui a été fait, il va revenir dans la mêlée, même pas parce qu'on lui demande, non, juste comme ça parce qu'il a les boules et que qu'est-ce que c'est que ce monde où un grosse pourriture de métèque comme Hector s'autorise à tuer un brave type comme Patrocle, si beau et si jeune, hein, je vous le demande ? Il se commande une nouvelle armure aux Trois Grâces (célèbre maison de VPC dans l'antiquité), on a droit au long passage où il l'enfile, pièce après pièce (faire monter la tension) eeeeeeeeeet c'est parti !
- Dernière montée de sève avant l'éjaculation finale, ça va saigner, on s'en pourlèche les babines d'avance
9 - Achille fond sur les troyens comme un hamster sur un tournesol, massacre un petit peu à droite à gauche, en cherchant cette lopette d'Hector qui transpire tellement dans son armure qu'il regrette de pas avoir appris à nager. Quelques centaines de cadavres plus tard, Hector n'y coupe pas : il a eu beau s'être déguisé en cactus mexicain (mais si on danse ?), Achille l'a reconnu, se jette sur lui en proférant des insanités rated PG13, et l'envoie en bas, sous terre, où les morts s'occupent comme ils peuvent pour l'éternité en se disant les uns les autres que c'était mieux avant, y'a pas à chier.
- Sortez les mouchoirs, soit pour essuyer les larmes, soit pour essuyer le ... mmmh... bref, l'histoire est finie, le personnage dans son droit a gagné, l'autre a perdu et a été puni, la vie va reprendre son cours comme avant, les sorties sont à gauche et à droite, attention à la marche, n'oubliez rien dans la salle, faudra pas venir pleurer après.
Bref, en retirant mes facéties, et en ne gardant que la charpente du scénario, puis en ajoutant les variations du voyage/cheminement intérieur initiatique de l'Odyssée (que je voulais décomposer dans le même style, mais je fatigue un peu et surtout ma mémoire va me trahir), tu obtiens la charpente type de 99% des oeuvres de fiction populaire de la Grèce archaïque à nos jours (Grèce archaïque car Homère et la guerre de Troie sont déjà le témoignage de temps très anciens pour les grecs antiques, un "récit historique" fondateur de leur identité, de leur "nationalisme" ). Tu peux essayer avec Alexandre Dumas, Robin des Bois, Rambo, Dirty Harry ou Les guerres de l'Etoile, ça marche. Mais aussi avec des thèmes moins orientés action, même une comédie sentimentale. Pareil.
Après, on peut s'amuser à comparer la structure de nos récits à celle d'une autre civilisation, comme l'Inde, où la pensée, la religion, l'art, sont plus formés autour d'une charpente [I]cyclique[/I], contrairement à nos trajectoires éjaculatoires. Ca donne d'autres oeuvres, sans fin réelle, sans vrai début, une autre façon de concevoir une histoire. Pas de messie chez eux, mais des réincarnations, un cycle, une façon d'envisager la durée qui imprègne toute leur culture. Suffit de voir les différences en musique. Chez nous, c'est couplet/refrain/couplet/refrain puis ça monte jusqu'au final vlam bam thank you mam', encore une batterie à racheter, je connais pas ma force. Chez eux, un morceau ralentit, repart, monte, descend, recommence, semble vouloir s'arrêter, mais non c'est reparti pour une heure, ouch, on m'y reprendra à faire mon intéressant en prétendant a-do-rer la world music. C'est pas un hasard si ce sont eux qui ont inventé le Kama-Soutra, après tout.
[SIZE=1]J'ai p't'être fait un peu long, là, non ?[/SIZE]
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