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CHACUN DES MOTS de son récit est un mot de souffrance. Chacune de ses paroles le replonge dans l'enfer de la guerre. De nationalité camerounaise, Patrick, 20 ans, est arrivé en France en janvier dernier, caché dans la soute d'un cargo chypriote chargé de bois qui ralliait le Liberia à l'Allemagne. Un périple cauchemardesque qui a duré un mois, depuis Abidjan, en Côte d'Ivoire, jusqu'au port de Bayonne, et au cours duquel deux des cinq autres jeunes, Nigérian et Ghanéens, qui s'étaient embarqués clandestinement avec lui, ont trouvé la mort. L'un a été empoisonné par des vapeurs toxiques dégagées par la cargaison, l'autre écrasé par des billes de bois.
« Longtemps je n'ai pas su qu'il existait un monde sans guerre » Les risques d'un tel voyage, Patrick les connaissait. Il se dit certain que le jeune Africain dont le cadavre a été retrouvé dans le train d'atterrissage d'un vol Brazzaville (Congo) - Paris le 10 octobre ou les trois Guinéens qui se sont noyés au Havre début octobre en se jetant à l'eau depuis un pétrolier les connaissaient aussi. Hébergé à Toulouse, en attente d'une réponse à sa demande d'asile, il accepte de livrer son histoire pour, dit-il, « qu'ici vous compreniez pourquoi ». Le visage crispé, le corps parfois secoué de sanglots, Patrick débute ainsi son récit. « Je suis né en 1983 sur la péninsule de Bakassi, un petit territoire que se disputent le Cameroun et le Nigeria. C'est une sorte d'île très peu civilisée. Nous y vivions de la pêche et de la vente de nos poissons. Les combats et les tueries dans la rue, pour un bout de terre ou pour rien, étaient permanents. Longtemps je n'ai pas su qu'il existait un monde sans guerre, un Occident. Je croyais que nous étions nés pour combattre ou tuer. » En 1994, lors d'un de ces affrontements dans son village, Patrick reçoit une balle dans la jambe. Il a 11 ans. Pour la première fois, il est personnellement confronté à la mort. Mais il ne ressent pas encore la peur. La peur vient l'année suivante, lorsque son père et son petit frère sont assassinés par des militaires nigérians. « C'était un samedi, le jour où j'accompagnais ma mère vendre le poisson au marché. Quand nous sommes revenus, ils étaient morts et notre maison détruite. Ils avaient été ligotés et tués à la grenade. Nous sommes allés vivre dans un autre village, chez une amie de ma mère, une Ivoirienne qui tenait un restaurant. J'ai arrêté l'école parce que ma mère craignait qu'on me tue moi aussi. » Après cinq ans de répit, où Patrick travaille comme apprenti dans un atelier d'art, les combats reprennent et gagnent toute l'île. La terreur revient. En avril 2000, la fille de leur hôtesse est violée et assassinée. Quelques jours plus tard, un militaire nigérian entre dans le restaurant. « Une dispute a éclaté. L'homme a agressé ma mère. Il la tenait par le cou en la secouant. J'ai pris un bâton et je l'ai frappé deux fois à la nuque. Il est tombé, il était mort. Nous avons caché son corps sous la table. Il n'y avait plus le choix. Il fallait fuir. Nous avons pris nos affaires et sommes partis pour la Côte d'Ivoire avec ma mère et son amie. J'avais 17 ans. » Lorsque les troubles commencent en Côte d'Ivoire, en septembre 2002, le trio vit à Bouaké (NDLR : nord, actuelle zone rebelle) où les deux femmes ont rouvert un restaurant. « Une nuit, des rafales de coups de feu m'ont éveillé. J'ai regardé par la fenêtre, j'ai vu des gens armés se rapprocher de notre maison. J'ai paniqué, j'ai frappé à la porte de la chambre de ma mère en hurlant qu'il fallait partir. Ensuite, j'ai sauté par la fenêtre et j'ai couru sans m'arrêter. Je me suis caché pendant six jours, dans un tuyau puis en haut d'un arbre. Quand je suis revenu, elles étaient mortes. J'ai trouvé leurs cadavres sur le sol, à 200 mètres de chez nous. Ma mère avait été brûlée. Son corps était à moitié carbonisé. Elle était tout ce que j'avais. Sans elle, il n'y a plus d'amour, plus d'espoir. » Après des jours d'errance dans une ville agitée par les combats entre rebelles et loyalistes, Patrick rejoint un groupe en partance pour Abidjan, qu'il rallie au bout d'une semaine de marche. Durant plusieurs semaines, il dort où il peut, survit en aidant des commerçants, subit plusieurs contrôles de police, maltraité voire torturé à chaque fois. Des coups, dont l'un lui brise un doigt, des brûlures de cigarette. Puis vient une nouvelle arrestation avec, cette fois-là, un viol. Deux semaines plus tard, sur les conseils de deux jeunes Ghanéens rencontrés sur le port - ceux-là même qui décéderont lors de la traversée -, Patrick embarque sur le « Konstantinos » avec un peu de farine de manioc et d'eau. Lorsque le navire appareille, les billes de bois s'écroulent. Coincé, dans l'obscurité, il survit ainsi quinze jours avant d'être miraculeusement sauvé par un autre clandestin qui entend ses appels au secours.
« Si j'avais pu grimper sous un avion, je l'aurais fait » Patrick se sait aujourd'hui « en sécurité ». Mais il vit avec le sentiment que la mort le poursuit. Comme un survivant, rongé par la culpabilité et les images de violence. « Je n'ai connu que la guerre et la mort. Ma tête est pleine de cadavres. Je les vois jour et nuit. Il y a mon père, mon petit frère, ma mère et tous les autres. Et, souvent, c'est moi qui les tue. Si j'avais pu grimper sous un avion, je l'aurais fait. Avant de monter dans le bateau, je savais que je risquais de mourir de faim ou d'être jeté par-dessus bord. On y va quand même parce qu'on n'y pense pas. On ne pense qu'à partir. Pas pour quitter l'Afrique. Simplement pour fuir l'horreur. Pour moi, l'Afrique n'est qu'un cimetière, une terre de souffrance. Des gens heureux là-bas, il y en a sans doute. Mais il y a tous ceux qui ont besoin d'aide. Tous ceux qui fuient parce que, même s'ils ne veulent plus vivre, ils en ont encore l'envie. Je suis de ceux-là. »
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