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Bien le bonjour,
Nous sommes mercredi soir, nous pensions aller « monter la garde » au
camp retranché, qui défend la Radio Universitaire au sein de la cité du
même nom. Après réflexion, nous n'allons pas nous y rendre, c'est fort
Alamo et, en plus, cette cité universitaire est une véritable nasse,
j'ai horreur de me sentir ainsi pris au piège. Nous ne sommes pas les
seuls à prendre, ou à avoir pris, cette décision, d'autres se sont
rendus compte du danger que représente cette cité universitaire
complètement close. A l'extérieur, les habitants ont dressé des
barricades, mais la cité est vaste et n'est protégée que sur deux côtés,
pourtant ce n'est qu'à l'extérieur que l'on peut espérer, non pas
arrêter, mais ralentir, freiner, l'avancée de l'armée et laisser le
temps aux gens de la radio de s'échapper. Je pense que c'est finalement
ce qui va se passer, les mexicains (les gens du peuple, s'entend)
choisissent en général la solution la plus rationnelle.
Nous irons à Santo Domingo qui est toujours occupé par les membres de
l'assemblée populaire, avec une présence remarquée des maîtres d'école,
qui sont venus contre l'avis de leur direction syndicale. Ils ont le
sourire aux lèvres, les yeux clairs et brillants de ceux qui ont su garder
leur
dignité. La direction syndicale non seulement a apporté la division au
sein de l'assemblée, mais elle est devenue l'ennemie déclarée de tous
ceux qui l'ont critiquée et mise en cause, se rappeler Rueda Pacheco, un
dirigeant, courant sous les insultes et les débris de nourriture,
désormais, il n'a plus qu'une idée en tête, briser l'assemblée, il est
devenu l'allié inconditionnel de l'Etat. Il y avait bien 3000 personnes
qui occupaient ainsi l'espace devant le couvent des dominicains ce
matin. De Santo Domingo, nous pourrons toujours nous rendre aux abords
de la cité universitaire si la situation là-bas devient critique.
Au cours de son avancée, l'armée a perquisitionné, sans mandat,
évidemment, un grand nombre d'habitations (une cinquantaine) et arrêté
plus d'une trentaine (sans doute beaucoup plus avec les disparitions) de
personnes. Elle a l'ordre d'appréhender tous ceux qui ont un mandat
d'arrêt, plus de 200 personnes pour l'instant, mais le nombre augmente
tous les jours. Aujourd'hui, elle a repris deux barricades importantes,
Brenamiel, qui se trouvait à l'entrée nord d'Oaxaca, le long du /rio/
Atoyac, et celle du Canal 9. Nous avons appris qu'elle avait reçu
l'ordre de perquisitionner la cité universitaire, malgré l'opposition
clairement exprimée du recteur (cela mérite d'être signalé) ; ce ne sera
sans doute pas pour ce soir. Dans les jours qui viennent, la police
fédérale va chercher à détruire une par une les dernières barricades et
puis elle va occuper, par des rondes continuelles, toute la ville. Elle
n'occupera pas si facilement le coeur des habitants.
Aujourd'hui, 1er novembre, c'est la fête des morts et l'assemblée a
hélas beaucoup de morts récents à fêter. La coutume consiste à dresser
un autel avec des berceaux faits de palmes et de fleurs, de ces fleurs
qui ressemblent à nos chrysanthèmes, mais plus petites, de couleur
orange foncé, que l'on appelle cempasúchitl, avec les pétales de ces
fleurs on trace le chemin des morts jusqu'à l'autel. A Oaxaca les autels
sont renommés pour leur débauche de fleurs et de fruits, ils sont en
général à trois étages où sont exposés les offrandes pour les morts qui
vont venir au cours de la nuit du 1^er au 2 novembre : du tabac, un
verre de mescal, des fruits, des petites têtes de mort en sucre, des
épis de maïs et, surtout le pain des morts, c'est un pain fait
spécialement pour eux et que l'on mangera le lendemain en buvant le
fameux chocolat bien mousseux d'Oaxaca. Ce matin nous nous sommes rendu
à Santa Lucia, à la barricade où a été tué le jeune reporter Brad Will,
les habitants de ce quartier populaire lui rendait hommage, ils ont
dressé un autel à un coin de rue, proche du lieu où il est tombé, lieu
dit le /Ferrocaril/, une ligne de chemin de fer partageant l'avenue en
deux ; la mort nous a laissé en mémoire une chaussure au milieu de
l'asphalte, les jeunes du quartier ont fermé un grand espace avec des
bougies autour de cette chaussure et ils ont écrit le nom de Bradley
Will en lettres dorées avec des étoiles. Les familles se sont ensuite
retrouvées pour une oraison publique autour de l'autel qu'elles lui
avaient élevé.
Je reprends cette chronique deux jours plus tard, nous sommes maintenant
vendredi soir. Jeudi, au matin, nous avons été appelés en renfort pour
protéger la radio universitaire, les troupes de la police fédérale
venaient de prendre la barricade de la /Glorieta// Cinco// Señores/, qui
protégeait la cité universitaire. La radio poussait son cri d'alarme et
lançait un appel au peuple d'Oaxaca : « Nous sommes menacés, venez en
grand nombre, ne restez pas chez vous, venez/ /défendre votre radio ! »
La police avait choisi son jour, jour de la fête des morts, le 2
novembre est une fête familiale importante : on invite les voisins à
déjeuner, à boire le chocolat et à manger le pain des morts, on a
préparé le "mole", la sauce aux vingt épices, au piment et au chocolat,
que l'on mange, accompagnée de poulet, en famille, avant de se rendre
au cimetière.
Nous sommes arrivés assez tôt et nous avons pu contourner, avec l'aide
des habitants des quartiers environnants, les flics qui avaient pris
los Cinco Señores pour nous trouver au pied de l'université. Il
fallait renforcer les barricades existantes et en élever d'autres à des
points stratégiques afin de ralentir les forces de police. Les habitants
du quartier se sont mis à l'oeuvre, pas tous, des familles du parti du
gouverneur déchu ont soulevé des objections, ce qui a entraîné de fortes
discussions entre voisins, finalement notre parti l'a emporté et les
familles récalcitrantes sont rentrées s'enfermer chez elles. Le matin,
de bonne heure, vers 7H, des gens du PRI étaient passés en camionnette
aux abords de l'université et avaient tiré en direction de la radio,
nous avons retrouvé 24 douilles de différents calibres.
Des carcasses de voitures, et même la carcasse d'un camion, ont été
soulevées et transportées à la force des poignets au pied des gendarmes
mobiles. Les habitants et les jeunes de l'université allaient faire feu,
c'est le cas de le dire, de tout bois, et nous pourrions ajouter, de
tout véhicule avec cependant une prédilection pour les bus. Trois
autobus de Montoya, une colonie assez éloignée, sont venus nous prêter
main forte, à leur arrivée les passagers ont pris les clés et ont dit
aux chauffeurs : « les bus ne sont pas à vous, donc on vous les prend,
on vous rendra les clés plus tard. » Les bus ont servi de barricades,
une des tactiques consiste aussi à mette le feu à un bus et à le lancer
ainsi tout enflammé sur les forces de police. A la fin de
l'affrontement, nous avons vu les chauffeurs partir avec les clés, mais
sans leurs bus.
Nous avons fait de belles rencontres, des mères de famille, des
personnes âgées, des gens simples, sans parler des jeunes et des gamins,
tous sur le pied de guerre, et ils allaient être toujours là aux moments
les plus durs et les plus critiques, quand les hélicoptères nous
bombardaient avec des grenades de gaz lacrymogène, que l'on appelle ici
"bombas molotof". La bataille a duré 7 heures. Des équipes médicales
étaient présentes avec du vinaigre, du coca-cola et de l'eau, le
vinaigre pour respirer sous les gaz lacrymogènes, le coca pour s'en
asperger, ce qui a pour effet d'atténuer rapidement les brûlures du gaz,
on peut employer aussi de l'eau sucrée, mais les gens ici préfèrent le
coca, et l'eau pure pour les yeux. Les jeunes ont fait preuve d'une
vaillance et d'une imagination à toute épreuve : bazookas improvisés
avec des tubes de PCV, bouteilles de gaz enflammées, je vous assure
qu'une grande bouteille de gaz, comme ils ont ici, au milieu de la rue
fait le vide autour d'elle, aussi bien du côté de la police que des
assaillants, ils ont aussi des fusées, sans parler du traditionnel
coktel molotof ; j'ai pu apprécier leur habileté à la fronde, la pierre
atteint une vitesse, une hauteur et une distance impressionnante.
Offensive, repli, offensive?, vers trois heures nous avons ressenti
comme un petit relâchement, le combat semblait se déplacer vers les rues
adjacentes, on annonçait à la radio une série d'arrestations, j'ai pensé
que les flics nous encerclaient et que je devais trouver un moyen de
sortir de cet encerclement si je ne voulais pas me trouver déporté.
Nous avons offert notre aide à un groupe médical qui avait une
camionnette, transporter du coca-cola et du vinaigre sur le front, mais
le front reculait au fur et à mesure que nous avancions, la troupe
battait en retraite et finalement nous nous sommes retrouvés tous sur la
"Glorieta Cinco Señores", et les gens venaient de partout. Les
habitants d'Oaxaca venaient de remporter la victoire sur 4000 hommes de
troupe, les hélicoptères ont fait un dernier passage pour lancer
quelques grenades et ils sont partis.
Réduit à ma portion de quartier, pour ne pas dire de rue, entre la cité
universitaire et le bataillon de flics, je n'avais aucune vision
d'ensemble. En fait les habitants, qui peu à peu arrivaient par vagues
sur les lieux à l'appel de la radio, ne purent passer le barrage des
policiers qui tenaient les cinq avenues, bientôt ceux-ci se sont trouvés
pris en tenaille, les arrivants ont commencé à dresser des barricades et
à s'affronter aux forces de police, et ils étaient de plus en plus
nombreux, au bout de quelques heures la police fédérale préventive a
commencé à manquer de munitions et les canons à eau se sont trouvés
vides. Elle a été débordée par le nombre. La seule solution qui lui
restait était de faire feu sur la foule qui l'entourait, elle a choisi
de battre en retraite. La victoire revient au peuple d'Oaxaca qui s'est
mobilisé pour défendre sa radio.
Depuis le début nous avons affaire à une révolte sociale, qui émerge des
profondeurs de la société, et tout l'appareil d'Etat est en train de se
fissurer sous la poussée de cette force. Ces deux mobilisations
populaires, celle de dimanche et celle de jeudi, ont pallié l'absence,
pour ne pas dire la trahison de la section 22, et l'assemblée s'est
trouvée toute revigorée, ce qui est bon signe pour le congrès
constituant qui doit se tenir le 10, 11 et 12 novembre. Ce n'est qu'une
victoire dans une guerre sociale qui promet d'être longue. Déjà le
lendemain, c'est-à-dire aujourd'hui, à 6h50 du matin, des escadrons de
la mort dans un style commando ont tiré avec des armes de gros calibre
sur les installations de la radio. Une grande manifestation est prévue
dimanche prochain avec l'arrivée de trois caravanes venant du Nord, du
Centre et du Sud. Les caravanes, qui ne pourront entrer, dresseront une
barricade à l'endroit même où elles seront arrêtées, cette proposition
fut faite à l'assemblée cet après-midi. A dimanche !
Oaxaca, vendredi 3 novembre 2006.
George
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