Cinquième Acte
La gazette de Cyrano
Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la croix occupaient à Paris.
Superbes ombrages. A gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d'une petite place ovale. A droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire.
Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d'une chapelle entrevue parmi les branches. A travers le double rideau d'arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d'autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel.
La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis.
C'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs.
Entre le banc de droite et l'arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d'écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée.
Au lever du rideau, des soeurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d'une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent.
[modifier] Scène Première
Mère MARGUERITE, soeur MARTHE, soeur CLAIRE, Les Soeurs.
SOEUR MARTHE, à Mère Marguerite
Soeur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.
MERE MARGUERITE, à soeur Claire
C'est très laid.
SOEUR CLAIRE
Mais soeur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l'ai vu.
MERE MARGUERITE, à soeur Marthe
C'est très vilain, soeur Marthe.
SOEUR CLAIRE
Un tout petit regard !
SOEUR MARTHE
Un tout petit pruneau !
MERE MARGUERITE, sévèrement
Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.
SOEUR CLAIRE, épouvantée
Non ! il va se moquer !
SOEUR MARTHE
Il dira que les nonnes
Sont très coquettes !
SOEUR CLAIRE
Très gourmandes !
MERE MARGUERITE, souriant
Et très bonnes.
SOEUR CLAIRE
N'est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
Qu'il vient, le samedi, depuis dix ans ?
MERE MARGUERITE
Et plus !
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !
SOEUR MARTHE
Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.
TOUTES LES SOEURS
Il est si drôle ! -- C'est amusant quand il vient !
-- Il nous taquine ! -- Il est gentil ! -- Nous l'aimons bien !
-- Nous fabriquons pour lui des pâtes d'angélique !
SOEUR MARTHE
Mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique !
SOEUR CLAIRE
Nous le convertirons.
LES SOEURS
Oui ! Oui !
MERE MARGUERITE
Je vous défend
De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !
SOEUR MARTHE
Mais... Dieu !...
MERE MARGUERITE
Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.
SOEUR MARTHE
Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier,
Il me dit en entrant : "Ma soeur j'ai fait gras, hier !"
MERE MARGURITE
Ah ! il vous dit cela ?... Eh bien ! la fois dernière
Il n'avait pas mangé depuis deux jours.
SOEUR MARTHE
Ma Mère !
MERE MARGUERITE
Il est pauvre.
SOEUR MARTHE
Qui vous l'a dit ?
MERE MARGURITE
Monsieur Le Bret.
SOEUR MARTHE
On ne le secours pas ?
MERE MARGUERITE
Non, il se fâcherait.
Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, avec la coiffe des veuves et de longs voiles ; de Guiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d'elle. Ils vont à pas lents. Mère Marguerite se lève.
-- Allons il faut rentrer... Madame Magdeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.
SOEUR MARTHE, bas à soeur Claire
C'est le duc-maréchal de Grammont ?
SOEUR CLAIRE, regardant
Oui, je crois.
SOEUR MARTHE
Il n'était plus venu la voir depuis des mois !
LES SOEURS
Il est très pris ! -- La cour ! -- Les camps !
SOEUR CLAIRE
Les soins du monde !
Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et s'arrêtent près du métier. Un temps.
[modifier] Scène II
ROXANE, LE DUC DE GRAMMONT, puis LE BRET et RAGUENEAU.
LE DUC
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ?
ROXANE
Toujours.
LE DUC
Aussi fidèle ?
ROXANE
Aussi.
LE DUC, après un temps
Vous m'avez pardonné ?
ROXANE, simplement, regardant la croix du couvent
Puisque je suis ici.
Nouveau silence.
LE DUC
Vraiment c'était un être ?...
ROXANE
Il fallait le connaître !
LE DUC
Ah ! Il fallait ?... Je l'ai trop peu connu, peut-être !
...Et son dernier billet, sur votre coeur, toujours ?
ROXANE
Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.
LE DUC
Même mort, vous l'aimez ?
ROXANE
Quelquefois il me semble
Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos coeurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !
LE DUC, après un silence encore
Est-ce que Cyrano vient vous voir ?
ROXANE
Oui, souvent.
Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends
En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends
-- Car je ne tourne plus même le front ! -- sa canne
Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et...
Le Bret paraît sur le perron.
Tiens, Le Bret !
Le Bret descend.
Comment va notre ami ?
LE BRET
Mal.
LE DUC
Oh !
ROXANE, au duc
Il exagère !
LE BRET
Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !...
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, -tout le monde.
ROXANE
Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.
LE DUC, hochant la tête
Qui sait ?
LE BRET
Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
La solitude, la famine, c'est Décembre
Entrant à pas de loup dans son obscure chambre
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
-- Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.
LE DUC
Ah ! celui-là n'est pas parvenu ! -- C'est égal,
Ne le plaignez pas trop.
LE BRET, avec un sourire amer
Monsieur le maréchal !...
LE DUC
Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.
LE BRET, de même
Monsieur le duc !...
LE DUC, hautainement
Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien...
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
Saluant Roxane.
Adieu.
ROXANE
Je vous conduis.
Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron.
LE DUC, s'arrêtant, tandis qu'elle monte
Oui, parfois, je l'envie.
-- Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, -- n'ayant rien, mon Dieu, de vraiment mal !
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d'illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.
ROXANE, ironique
Vous voilà bien rêveur ?...
LE DUC
Eh ! oui !
Au moment de sortir, brusquement.
Monsieur Le Bret !
A Roxane.
Vous permettez ? Un mot.
Il va à Le Bret, et à mi-voix.
C'est vrai : nul n'oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ;
Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine
"Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident."
LE BRET
Ah ?
LE DUC
Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent.
LE BRET, levant les bras au ciel
Prudent !
Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais !...
ROXANE, qui est restée sur le perron, à une soeur qui s'avance vers elle
Qu'est-ce ?
LA SOEUR
Ragueneau veut vous voir, Madame.
ROXANE
Qu'on le laisse
Entrer.
Au duc et à Le Bret.
Il vient crier misère. Étant un jour
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre...
LE BRET
Étuviste...
ROXANE
Acteur...
LE BRET
Bedeau...
ROXANE
Perruquier...
LE BRET
Maître
De théorbe...
ROXANE
Aujourd'hui, que pourrait-il bien être ?
RAGUENEAU, entrant précipitamment
Ah ! Madame !
Il aperçoit Le Bret.
Monsieur !
ROXANE, souriant
Racontez vos malheurs
À Le Bret. Je reviens.
RAGUENEAU
Mais, Madame...
Roxane sort sans l'écouter, avec le duc. Il redescend vers Le Bret.
[modifier] Scène III
LE BRET, RAGUENEAU.
RAGUENEAU
D'ailleurs,
Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore !
-- J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore
À vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre
Sous laquelle il passait -- est-ce un hasard ?... peut-être !
--
Un laquais laisse choir une pièce de bois.
LE BRET
Les lâches !... Cyrano !
RAGUENEAU
J'arrive et je le vois...
LE BRET
C'est affreux !
RAGUENEAU
Notre ami, Monsieur, notre poète,
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !
LE BRET
Il est mort ?
RAGUENEAU
Non ! mais... Dieu ! je l'ai porté chez lui.
Dans sa chambre... Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit !
LE BRET
Il souffre ?
RAGUENEAU
Non, Monsieur, il est sans connaissance.
LE BRET
Un médecin ?
RAGUENEAU
Il en vint un par complaisance.
LE BRET
Mon pauvre Cyrano ! -- Ne disons pas cela
Tout d'un coup à Roxane ! -- Et ce docteur ?
RAGUENEAU
Il a parlé, -- Je ne sais plus, -- de fièvre, de méninges !...
Ah ! si vous le voyiez -- la tête dans des linges !...
Courons vite ! -- Il n'y a personne à son chevet ! --
C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait !
LE BRET, l'entraînant vers la droite
Passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle !
ROXANE, paraissant sur le perron et voyant Le Bret s'éloigner par la colonnade qui mène à la petite porte de la chapelle
Monsieur Le Bret !
Le Bret et Ragueneau se sauvent sans répondre.
Le Bret s'en va quand on l'appelle ?
C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !
Elle descend le perron.
[modifier] Scène IV
ROXANE seule, puis deux Soeurs, un instant.
ROXANE
Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau !
Ma tristesse sourit. Elle qu'Avril offusque,
Se laisse décider par l'automne, moins brusque.
Elle s'assied à son métier. Deux soeurs sortent de la maison et apportent un grand fauteuil sous l'arbre.
Ah ! voici le fauteuil classique où vient s'asseoir
Mon vieil ami !
SOEUR MARTHE
Mais c'est le meilleur du parloir !
ROXANE
Merci, ma soeur.
Les soeurs s'éloignent.
Il va venir.
Elle s'installe. On entend sonner l'heure.
Là... l'heure sonne.
-- Mes écheveaux ! -- L'heure a sonné ? Ceci m'étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La soeur tourière doit -- mon dé ?... là, je le vois ! --
L'exhorter à la pénitence.
Un temps.
Elle l'exhorte !
-- Il ne peut plus tarder. -- Tiens ! une feuille morte ! --
Elle pousse du doigt la feuille tombée sur son métier.
D'ailleurs, rien ne pourrait -- mes ciseaux... dans mon sac !
-- L'empêcher de venir !
UNE SOEUR, paraissant sur le perron
Monsieur de Bergerac.
[modifier] Scène V
ROXANE, CYRANO et, un moment Soeur MARTHE.
ROXANE, sans se retourner
Qu'est-ce que je disais ?...
Et elle brode. Cyrano, très pâle, le feutre enfoncé sur les yeux, paraît. La soeur qui l'a introduit rentre. Il se met à descendre le perron lentement, avec un effort visible pour se tenir debout, et en s'appuyant sur sa canne. Roxane travaille à sa tapisserie.
Ah ! ces teintes fanées...
Comment les rassortir ?
À Cyrano, sur un ton d'amicale gronderie.
Depuis quatorze années,
Pour la première fois, en retard !
CYRANO, qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voie gaie contrastant avec son visage
Oui, c'est fou !
J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !...
ROXANE
Par ?
CYRANO
Par une visite assez inopportune.
ROXANE, distraite, travaillant
Ah ! oui ! quelque fâcheux ?
CYRANO
Cousine, c'était une
Fâcheuse.
ROXANE
Vous l'avez renvoyée ?
CYRANO
Oui, j'ai dit
Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi,
Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
Rien ne m'y fait fait manquer : repassez dans une heure !
ROXANE, légèrement
Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.
CYRANO, avec douceur
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.
Il ferme les yeux et se tait un instant. Soeur Marthe traverse le parc de la chapelle au perron. Roxane l'aperçoit, lui fait un petit signe de tête.
ROXANE, à Cyrano
Vous ne taquinez pas soeur Marthe ?
CYRANO, vivement, ouvrant les yeux
Si !
Avec une grosse voix comique.
Soeur Marthe !
Approchez !
La soeur glisse vers lui.
Ha ! ha ! ha ! Beaux yeux toujours baissés !
SOEUR MARTHE, levant les yeux en souriant
Mais...
Elle voit sa figure et fait un geste d'étonnement.
Oh !
CYRANO, bas, lui montrant Roxane
Chut ! Ce n'est rien !
D'une voix fanfaronne. Haut.
Hier, j'ai fait gras.
SOEUR MARTHE
Je sais.
À part.
C'est pour cela qu'il est si pâle !
Vite et bas.
Au réfectoire
Vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon... Vous viendrez ?
CYRANO
Oui, oui, oui.
SOEUR MARTHE
Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui !
ROXANE, qui les entend chuchoter
Elle essaie de vous convertir !
SOEUR MARTHE
Je m'en garde !
CYRANO
Tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
Vous ne me prêchez pas ? c'est étonnant, ceci !...
Avec une fureur bouffonne.
Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets...
Il a l'air de chercher une bonne taquinerie, et de la trouver.
Ah ! la chose est nouvelle ?...
De... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.
ROXANE
Oh ! oh !
CYRANO, riant
Soeur Marthe est dans la stupéfaction !
SOEUR MARTHE, doucement
Je n'ai pas attendu votre permission.
Elle rentre.
CYRANO, revenant à Roxane, penchée sur son métier
Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin !
ROXANE
J'attendais cette plaisanterie.
À ce moment, un peu de brise fait tomber les feuilles.
CYRANO
Les feuilles !
ROXANE, levant la tête, et regardant au loin, dans les allées
Elles sont d'un blond vénitien.
Regardez-les tomber.
CYRANO
Comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol !
ROXANE
Mélancolique, vous ?
CYRANO, se reprenant
Mais pas du tout, Roxane !
ROXANE
Allons, laissez tomber les feuilles de platane...
Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf.
Ma gazette ?
CYRANO
Voici !
ROXANE
Ah !
CYRANO, de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur
Samedi, dix-neuf
Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
Et cet auguste pouls n'a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'Autrichien ;
On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
De madame d'Athis a dû prendre un clystère...
ROXANE
Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !
CYRANO
Lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant.
ROXANE
Oh !
CYRANO, dont le visage s'altère de plus en plus
Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque
Non ! Jeudi : Mancini, reine de France, -- ou presque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ;
Et samedi, vingt-six...
Il ferme les yeux. Sa tête tombe. Silence.
ROXANE, surprise de ne plus rien entendre, se retourne, le regarde, et se levant effrayée
Il est évanoui ?
Elle court vers lui en criant.
Cyrano !
CYRANO, rouvrant les yeux, d'une voix vague
Qu'est-ce ?... Quoi ?...
Il voit Roxane penchée sur lui et, vivement, assurant son chapeau sur sa tête et reculant avec effroi dans son fauteuil.
Non ! non ! je vous assure,
Ce n'est rien. Laissez-moi !
ROXANE
Pourtant...
CYRANO
C'est ma blessure
D'Arras... qui... quelquefois... vous savez...
ROXANE
Pauvre ami !
CYRANO
Mais ce n'est rien. Cela va finir.
Il sourit avec effort.
C'est fini.
ROXANE, debout près de lui
Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
Elle met la main sur sa poitrine.
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où l'on peut voir encor des larmes et du sang !
Le crépuscule commence à venir.
CYRANO
Sa lettre !... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ?
ROXANE
Ah ! vous voulez ?... Sa lettre ?
CYRANO
Oui... Je veux... Aujourd'hui...
ROXANE, lui donnant le sachet pendu à son cou.
Tenez !
CYRANO, le prenant
Je peux ouvrir ?
ROXANE
Ouvrez... lisez !...
Elle revient à son métier, le replie, range ses laines.
CYRANO, lisant
"Roxane, adieu, je vais mourir !..."
ROXANE, s'arrêtant, étonnée
Tout haut ?
CYRANO, lisant
"C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
"J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée,
"Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
"Mes regards dont c'était..."
ROXANE
Comme vous la lisez,
Sa lettre !
CYRANO, continuant
"...dont c'était les frémissantes fêtes,
"Ne baiseront au vol les gestes que vous faites
"J'en revois un petit qui vous est familier
"Pour toucher votre front, et je voudrais crier..."
ROXANE, troublée
Comme vous la lisez, -- cette lettre !
La nuit vient insensiblement.
CYRANO
"Et je crie
"Adieu !..."
ROXANE
Vous la lisez...
CYRANO
"Ma chère, ma chérie,
"Mon trésor..."
ROXANE, rêveuse
D'une voix...
CYRANO
"Mon amour..."
ROXANE
D'une voix...
Elle tressaille.
Mais... que je n'entends pas pour la première fois !
Elle s'approche tout doucement, sans qu'il s'en aperçoive, passe derrière le fauteuil se penche sans bruit, regarde la lettre. -- L'ombre augmente.
CYRANO
"Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde,
"Et je suis et serai jusque dans l'autre monde
"Celui qui vous aima sans mesure, celui..."
ROXANE, lui posant la main sur l'épaule
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d'effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l'ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D'être le vieil ami qui vient pour être drôle !
CYRANO
Roxane !
ROXANE
C'était vous.
CYRANO
Non, non, Roxane, non !
ROXANE
J'aurais dû deviner quand il disait mon nom !
CYRANO
Non ! ce n'était pas moi !
ROXANE
C'était vous !
CYRANO
Je vous jure...
ROXANE
J'aperçois toute la généreuse imposture
Les lettres, c'était vous...
CYRANO
Non !
ROXANE
Les mots chers et fous,
C'était vous...
CYRANO
Non !
ROXANE
La voix dans la nuit, c'était vous.
CYRANO
Je vous jure que non !
ROXANE
L'âme, c'était la vôtre !
CYRANO
Je ne vous aimais pas.
ROXANE
Vous m'aimiez !
CYRANO, se débattant
C'était l'autre !
ROXANE
Vous m'aimiez !
CYRANO, d'une voix qui faiblit
Non !
ROXANE
Déjà vous le dites plus bas !
CYRANO
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !
ROXANE
Ah ! que de choses qui sont mortes... qui sont nées !
-- Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ?
CYRANO, lui tendant la lettre
Ce sang était le sien.
ROXANE
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd'hui ?
CYRANO
Pourquoi ?...
Le Bret et Ragueneau entrent en courant.
[modifier] Scène VI
Les Mêmes, LE BRET et RAGUENEAU.
LE BRET
Quelle imprudence !
Ah ! j'en étais bien sûr ! il est là !
CYRANO, souriant et se redressant
Tiens, parbleu !
LE BRET
Il s'est tué, Madame, en se levant !
ROXANE
Grand Dieu !
Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ?... cette ?...
CYRANO
C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette
... Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
Il se découvre ; on voit sa tête entourée de linges.
ROXANE
Que dit-il ? -- Cyrano ! -- Sa tête enveloppée !...
Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?
CYRANO
"D'un coup d'épée,
Frappé par un héros, tomber la pointe au coeur !"...
-- Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !...
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par-derrière, par un laquais, d'un coup de bûche !
C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.
RAGUENEAU
Ah ! Monsieur !...
CYRANO
Ragueneau, ne pleure pas si fort !...
Il lui tend la main.
Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?
RAGUENEAU, à travers ses larmes
Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière.
CYRANO
Molière !
RAGUENEAU
Mais je veux le quitter, dès demain ;
Oui, je suis indigné !... Hier, on jouait Scapin,
Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène !
LE BRET
Entière !
RAGUENEAU
Oui, Monsieur, le fameux : "Que diable allait-il faire ?..."
LE BRET, furieux
Molière te l'a pris !
CYRANO
Chut ! chut ! Il a bien fait !...
À Ragueneau.
La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?
RAGUENEAU, sanglotant
Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !
CYRANO
Oui, ma vie
Ce fut d'être celui qui souffle -- et qu'on oublie !
À Roxane.
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien toute ma vie est là
Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau
Molière a du génie et Christian était beau !
À ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit tout au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l'office.
Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne !
ROXANE, se relevant pour appeler
Ma soeur ! ma soeur !
CYRANO, la retenant
Non ! non ! n'allez chercher personne !
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend l'orgue.
Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà.
ROXANE
Je vous aime, vivez !
CYRANO
Non ! car c'est dans le conte
Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil...
Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.
ROXANE
J'ai fait votre malheur ! moi ! moi !
CYRANO
Vous ?... au contraire !
J'ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de sur.
Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur.
Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.
LE BRET, lui montrant le clair de lune qui descend à travers les branches
Ton autre amie est là, qui vient te voir !
CYRANO, souriant à la lune
Je vois.
ROXANE
Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois !
CYRANO
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine...
ROXANE
Que dites-vous ?
CYRANO
Mais oui, c'est là, je vous le dis,
Que l'on va m'envoyer faire mon paradis.
Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !
LE BRET, se révoltant
Non ! non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop
Injuste ! Un tel poète ! Un coeur si grand, si haut !
Mourir ainsi !... Mourir !...
CYRANO
Voilà Le Bret qui grogne !
LE BRET, fondant en larmes
Mon cher ami...
CYRANO, se soulevant, l'oeil égaré
Ce sont les cadets de Gascogne...
-La masse élémentaire... Eh oui ?... voilà le hic...
LE BRET
Sa science... dans son délire !
CYRANO
Copernic
A dit...
ROXANE
Oh !
CYRANO
Mais aussi que diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?...
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand risposteur du tac au tac,
Amant aussi -- pas pour son bien ! --
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
... Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent à la réalité, il la regarde, et caressant ses voiles
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.
ROXANE
Je vous jure !...
CYRANO, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement
Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !
On veut s'élancer vers lui.
-- Ne me soutenez pas ! -- Personne !
Il va s'adosser à l'arbre.
Rien que l'arbre !
Silence.
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
-- Ganté de plomb !
Il se raidit.
Oh ! mais !... puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout,
Il tire l'épée.
et l'épée à la main !
LE BRET
Cyrano !
ROXANE, défaillante
Cyrano !
Tous reculent épouvantés.
CYRANO
Je crois qu'elle regarde...
Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
Il lève son épée.
Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
-Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
Il frappe de son épée le vide.
Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !...
Il frappe.
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
-Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.
Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
Il s'élance l'épée haute.
et c'est...
L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.
ROXANE, se penchant sur lui et lui baisant le front
C'est ?...
CYRANO, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant
Mon panache.
RIDEAU
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