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2008 année noire : le crépuscule des dieux
Depuis six mois, vous avez lu « ... a déclaré que les choses allaient s’arranger », « ... rebond deuxième trimestre... ». Et puis un jour le patron de Bear Sterns a dit que tout allait bien et une semaine plus tard cette banque à 30 milliards US$ avait disparu. Cette fois on y est ? On est tous d’accord ? La crise est bien là ?
Nous poursuivons ici notre chronique macro-économique d’une crise annoncée, commencée il y a un an, et les épisodes précédents de mars 2007, avril 2007, juillet 2007, octobre 2007 et janvier 2008. Ils étaient dans l’ensemble consacrés à l’annonce et aux symptômes de cette crise. Cette partie de la chronique est terminée, l’info étant maintenant parvenue dans la presse généraliste, à tel point qu’on va peut-être même finir par la voir dans Direct soir. Agoravox a ici fait honorablement son travail en diffusant à temps sur ce sujet des informations que l’on ne trouvait pas trop dans Le Monde ou La Tribune.
Le présent article sera consacré à caractériser cette crise.
Le stress ? Non, le cancer tout simplement.
Réfutons d’abord quelques interprétations positives.
Cette crise n’est pas une crise financière : l’impact sur l’économie est maintenant démontré.
Cette crise n’est pas une crise transitoire ou une crise de liquidités qui traduirait le fait que la monnaie est temporairement insuffisante pour accompagner une croissance vertueuse : les liquidités déversées depuis six mois à coup de kärcher n’ont eu aucun effet.
Cette crise n’est pas une crise immobilière : on la voit se propager rapidement à d’autres formes de titres.
Cette crise n’est pas une crise américaine : elle se propage déjà en UE et, malgré la fameuse « théorie du découplage » du FMI, on commence à sentir l’inquiétude gagner l’Asie.
En conclusion, c’est une crise économique mondiale. D’où vient-elle donc ?
Elle s’est manifestée au début par une augmentation des défaillances immobilières américaines. Le prix du logement avait beaucoup augmenté, mais la baisse des taux après 2002 avait permis aux ménages à la fois de s’endetter à taux apparemment faibles et même de continuer à consommer en gageant leurs logements. Cette baisse des taux vers 2002 tentait de relancer l’économie américaine après l’explosion de la bulle de 2001 qui portait sur les valeurs technologiques. Tout cela se résume à un excès de masse monétaire qui s’est porté d’abord sur les actions, puis la pierre, et résulte en un surendettement global.
Il apparaît ainsi que depuis l’époque Reagan les Américains s’endettent de plus en plus massivement pour maintenir leur train de vie. Pourtant, dans le même temps, on nous disait que leur « économie de la technologie et de la connaissance » était la plus performante et la plus productive de la planète. Pourquoi cette économie si performante ne leur a-t-elle pas suffi ? Pourquoi les ménages se sont-ils à ce point surendettés par rapport à leurs ressources (pour arriver au même résultat, il faudrait que les ménages français s’endettent de 750 milliards d’euros supplémentaires) ? Et pourquoi les actions puis les logements ont-ils été à ce point surévalués ?
Y=X*X
Commençons par une parabole.
Si vous inventez un métier à tisser automatique dans une ville où l’on fait la couture à la main, vous allez bien le vendre et gagner plein de sous. Et mettre plein de canuts au chômage. Vous allez bien placer vos sous, et pas tous les dépenser. Il va se vendre l’an d’après moins de pain. Si vous inventez maintenant l’électrophone, il n’y a plus personne à qui le vendre dans le coin. Ca sera par contre facilité si l’on augmente les salaires des gens qui font marcher les métiers automatiques. Il y en aura bien un ou deux pour acheter l’électrophone, et ça redonnera progressivement du travail aux anciens canuts.
En résumé, le mécanisme d’absorption du progrès technique par une société est un mécanisme lent, qui implique une redistribution progressive de la plus-value du capital vers le travail. A court terme, il est seulement générateur d’inégalités. C’est paradoxal parce que produire autant de richesses avec moins de main-d’oeuvre peut sembler un bienfait global. Mais ça ne fonctionne qu’avec des mécanismes d’adaptation et de redistribution, c’est-à-dire un certain équilibre social.
Pendant ce temps-là, avec vos gains vous avez acheté cher un beau logement dans un quartier d’inventeurs. Comme vous avez été plusieurs, ça a fait monter les prix. Du coup, un investisseur avisé a acheté un bout du quartier. Il a dû emprunter pour cela, mais ce n’est pas grave parce qu’il revendra plus tard plus cher. Tant qu’il y a de nouvelles inventions qui se vendent bien, ce n’est pas un problème. Il a emprunté cher, parce que la banque ne lui aurait sinon pas prêté, étant donné qu’elle gagne d’habitude 10 %/an en prêtant aux inventeurs à succès. Si jamais ce mécanisme s’arrête, l’investisseur est ruiné et la banque aussi. Il faut donc que les inventions continuent sinon tout le monde plonge.
En résumé, l’avidité est génératrice d’avidité. Si l’on s’habitue à une rentabilité élevée du capital, elle devient nécessaire par effet de « pyramide ».
You haul sixteen tons and what do you get ? You are one day older and deeper in debt.
Le surendettement des ménages s’explique par l’augmentation du prix de l’immobilier et surtout celle des inégalités. Le salaire médian en monnaie constante n’a pas varié aux Etats-Unis depuis trente ans. Un ouvrier américain a le même pouvoir d’achat qu’en 1978. Dans le même temps, le revenu moyen a augmenté de 3 %/an. Cela signifie que certains sont devenus riches pendant que la majorité stagnaient, et rétrogradaient en termes relatifs. Quant à l’augmentation des prix de l’immobilier, elle profitait bien sûr plus aux rentiers propriétaires de foncier qu’aux salariés endettés pour leur logement. Dans le même temps où le pouvoir d’achat stagnait, le prix du logement a triplé. Tout cela suffit à expliquer le surendettement d’une partie de la population, qui souhaitait maintenir son niveau de vie face à la charge de plus en plus lourde des rentes.
Cela explique aussi la bulle technologique : il fallait de nouvelles activités très rentables pour absorber la bulle de capitaux qui s’était formée. Mais elle a crevé parce qu’il n’y avait pas de salaires suffisants pour fournir les rendements élevés attendus. De manière anecdotique, regardons les secteurs les plus surinvestis en 2000 : IT et génétique. On imaginait sérieusement à l’époque que les gens allaient payer 1 $ pour voir une minute de film sur leur portable. Où auraient-ils trouvé le $ ? (Je me plais ainsi à penser que eMule a été le catalyseur de la crise actuelle.) Quant à la génétique, on en voyait des applications dans le domaine de la santé, mais qui aurait pu payer de nouveaux médicaments hors de prix dans le temps où les salaires stagnaient et le médical était progressivement démantelé ? Quant aux OGM, même s’ils avaient permis 10 % de gains de productivité de plus en agriculture, ça n’aurait jamais pu rentabiliser à ce point les investissements faits, et ça n’a même pas été le cas.
On spéculait sur une demande inexistante puisque la redistribution ne fonctionnait pas. Mais pourquoi ne fonctionnait-elle pas ?
Quelles étaient les sociétés qui gagnaient vraiment des sous avant le krach ? Bear Sterns et les autres banques, ce qui était logique puisque le capital était très rentable. Exxon et les autres pétroliers, ce qui est un cas particulier dont on n’aura pas la place de parler ici. Mais on notera surtout que Walmart gagnait bien des sous tandis que Ford et GM en perdaient, à tel point que GM ne pense pas pouvoir payer les retraites de ses employés. Quelle différence entre Walmart et GM ? Walmart importe de Chine alors que GM fabrique aux Etats-Unis. Cela explique pourquoi la redistribution n’a pas fonctionné : grâce au jeu, qu’on ne peut décemment appeler qu’un jeu de cons, qu’a été la mondialisation telle qu’elle a été pratiquée.
Rappel des dogmes
Ce que vous disent tous les économistes officiels, tous les gens sérieux, toutes les institutions respectables, tous les partis politiques depuis vingt ans, RPR/UMP, PS et UDF/NC/MoDem inclus, c’est à peu près le truc suivant :
Les emplois peu qualifiés se barrent en Chine. C’est très bien. Ils nous vendront des chaussettes, gagneront ainsi un peu de sous et on leur vendra des Airbus. Il faut s’adapter ! Vive l’économie de la connaissance. Investissons dans la formation. Surtout laissons le marché fonctionner. Pas d’intervention ni de régulation. Le commerce international profite à tout le monde.
A long terme, ce n’est pas idiot, mais on a mis la charrue avant les boeufs en abandonnant des emplois avant d’en avoir d’autres pour les remplacer, et même une idée de mécanismes de solvabilité de la demande future. Dans quelques semaines, ces braves gens diront :
Ca a manqué un peu de régulation. Il faut une intervention pour empêcher l’absence de système financier d’asphyxier l’économie. Après, ça repartira comme avant.
Ces braves gens se sont foutus de votre gueule pendant vingt ans, consciemment pour ceux disposant d’un encéphale. La presse a relayé parce qu’elle était payée pour. Vous y avez cru parce que vous respectez l’autorité et pensez que vos gouvernants ont une certaine sagesse minimale. La crise de 2008 va mettre les masques à terre. On va maintenant vous demander de payer les pots cassés.
Le grand jeu de cons
En pratique, cela a été la mondialisation des riches contre les pauvres, des riches américains contre les pauvres américains, des riches français contre les pauvres français. Cela a été en pratique un moyen de bloquer les mécanismes de redistribution qui rendent le progrès technique supportable à moyen terme. Cela a permis de bloquer les salaires, multiplier et défiscaliser les revenus du capital, appauvrir les Etats et créer ainsi de nouvelles rentes capitalistiques.
Depuis quinze ans, la valeur des actions aux Etats-Unis a augmenté de plus de 10 %/an. Dans cette période, la croissance américaine et mondiale n’a jamais dépassé les 5 %/an. D’où est donc venue cette augmentation phénoménale des profits (nb. à P/E constant) ? D’une révolution technologique ? On la cherche encore, la bulle internet ayant crevé. Il ne reste qu’une hypothèse : elle provenait de la baisse des salaires. La stagnation des salaires occidentaux ne l’explique qu’en partie. Elle s’explique mieux par le recours à de la main d’oeuvre à bas prix. Ailleurs. En Chine. Ce qui avait par ailleurs l’avantage de maintenir la pression sur les salaires. L’utilisation progressive d’esclaves chinois limitait le salaire des ouvriers américains.
Il devenait impossible de taxer les revenus du capital. Cela aurait « fait fuir les investisseurs » vers des contrées plus accueillantes. En fait, ils résident dans une île de pirates, mais il faut bien qu’ils viennent collecter la soupe. Le fonds CCC qui vient de faire faillite était domicilié à Guernesey. Lazard et Microsoft sont domiciliés aux Bermudes. Halliburton à Dubai, etc. Les revenus du capital sont devenus intouchables.
Ne pouvant imposer les revenus du capital et imposant des salaires en baisse, les Etats s’appauvrissent. Ils vendent ainsi leurs bijoux de famille, comme ASF et GDF. C’est tout bénéfice pour les investisseurs, qui savent en tirer meilleur profit. La charge des rentes pèse ainsi de plus en plus lourdement sur le travail.
Le biais du système est que pour maintenir les profits élevés, il faut continuer à vendre au prix américain en fabriquant au prix de Shangai. Pour cela, il faut des acheteurs solvables. Il y en a eu de moins en moins. Il n’y en a aujourd’hui plus assez et la partie est terminée.
Comment en est-on arrivé là ?
« Comment en est-on arrivé là ? », question que l’on voit maintenant tous les jours dans les journaux.
Vous souvenez-vous d’avoir un jour assisté à un débat à l’Assemblée où l’on discutait du pour et du contre du « libre-échange international » ? Vos représentants vous ont-ils souvent interpellé sur ce sujet ? Vous l’ont-ils présenté comme enjeu majeur, avec avantages, inconvénients ? Vous souvenez-vous comment nous y sommes venus ?
Ou bien vous souvenez-vous plutôt de tous ces gens qui vous disaient « la mondialisation est un phénomène inéluctable auquel nous devons faire face en nous adaptant et en montrant que nous, Français, sommes aptes à remporter la compétition internationale ; il n’y a pas de débat ; c’est une évidence ; circulez ».
La plupart des traités de libre-échange ont été négociés au GATT puis à l’OMC par un représentant de la commission de l’UE, rédigés en directives européennes et ratifiés par transposition. Il n’y a jamais eu de débat de fond. C’est l’UE qui voulait. L’UE, ce n’est personne. C’est une nécessité si l’on veut continuer à exporter, ce qui est vital, n’est-ce pas. « NAFTA, we hafta ».
Ces traités sont par définition supérieurs aux lois des pays. Vos Parlements discutent pour rien d’économie depuis vingt ans. Ils sont tellement ficelés dans tous les sens que l’on ne peut plus s’en sortir avec simplicité.
En route pour Verdun
Qui va payer la crise ? Les créanciers ou les salariés ? Il y aura une forte pression pour « nationaliser les pertes », c’est-à-dire sauver les créances des créanciers pour « empêcher l’asphyxie du système financier ». Même si vous râlez un peu, on vous en collera un paquet. C’est par exemple la nationalisation de Northern Rock, la garantie de Bear Sterns vis-à-vis de JP Morgan, la baisse des ratios prudentiels de « Freddie et Fannie », etc.
C’est ce à quoi appelle dans Le Monde du 20/3 un certain Jean-Hervé Lorenzi « professeur à Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes, conseiller de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, membre du Conseil d’analyse économique » :
Si l’on veut éviter le pire, c’est-à-dire une vraie phase de dépression économique aux Etats-Unis et en Europe, il faut employer les grands moyens. Cela consisterait à créer de grands instruments vraisemblablement publics qui récupéreraient une large partie de ces fameux actifs dépréciés et qui les cantonneraient en se donnant ainsi le temps et les moyens de mutualiser les pertes et de les étaler sur une longue période. Ce ne serait pas la première fois que l’on procéderait ainsi. Toute crise financière suppose à un moment de prendre en charge collectivement les pertes. Reste que plus l’on attend, plus cela coûte cher.
Si ce n’est pas un plaidoyer pro domo, ça... C’est le meilleur moyen d’engager la dépression. Ceci coûtera cher aux contribuables et abaissera encore leur pouvoir d’achat.
En tout cas, l’argent redevant rare, ce monde va être encore plus sans pitié. Les mécanismes de redistribution seront moins que jamais à l’ordre du jour, et cela va finir d’étrangler la machine. Y a-t-il une nouveauté dans tout cela ? Non, la situation est exactement la même qu’en 1880 et en 1925. S’il y a un Zola ou un Steinbeck parmi vous, qu’il affûte sa plume.
Nota bene
Il peut être surprenant dans un article sur cette crise de n’avoir parlé ni du pétrole ni de l’Irak ni du dollar en tant que monnaie d’échange, qui ont tous bien évidemment un rôle important. C’est uniquement pour obtenir un article de taille raisonnable. Et puis il faut bien préserver la suite de cette chronique, ainsi que les nombreuses publications universitaires qu’il y aura pendant quelques décennies sur la crise de 2008.
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