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Bernd Stange, 54 ans, allemand, ancien sélectionneur de la RDA, veut continuer à entraîner l'équipe nationale de foot d'Irak.
Résolution 4-4-2 Cet homme-là a un rêve, qui peut paraître un peu déplacé ces temps-ci: il veut qualifier l'Irak pour la Coupe du monde de football de 2006. «Je le sens, on peut y arriver. L'Irak est un grand pays du foot. Il est à la 50e place mondiale, il suffit de gagner quelques places en Asie et ce sera bon. Ce qui me rendrait fou, c'est si la politique venait à nouveau se mettre en travers de mes plans.» Une raison originale d'être contre la guerre.
Depuis novembre, Bernd Stange, ancien sélectionneur de la RDA (de 1983 à 1988), est entraîneur de l'équipe nationale d'Irak. Que les clubs y soient intégrés aux forces armées, que le président de la Fédération s'appelle Oudaï Hussein, fils de Saddam, n'est pas son problème : «Le foot, c'est le foot. Amener une équipe au mondial en Allemagne, dans mon pays, cela serait un beau couronnement.» A peine arrivé à Bagdad, le nouvel entraîneur a tenté une reprise en main générale : «Les joueurs irakiens sont tous des petits Zidane. Ils sont très bons techniquement. Ils aiment la balle. Mais ils n'ont pas idée de la tactique moderne, ils sont trop isolés, explique-t-il. Et ils manquent aussi de condition physique, ils sont tout fluets !»
Attablé devant un cappuccino dans le meilleur hôtel de Iéna, sa ville est-allemande, Bernd Stange n'est plus qu'entraîneur à distance : l'ambassade d'Allemagne à Bagdad l'a sommé de quitter l'Irak, ce qu'il s'est empressé de faire. Sa femme avait préféré rester à Iéna. «De toute façon, mes joueurs allaient être mobilisés par l'armée, dit-il. Et en attendant, ils continuent à travailler selon les plans que j'ai établis. J'ai tout fixé, les heures d'entraînement, les heures des repas. Et ils m'appellent tous les jours : "Entraîneur, quand reviens-tu ? Tu nous manques !"» Bernd Stange n'a pas besoin d'en dire plus. On devine que cela fait du bien, pour un entraîneur de 54 ans, au rebut dans son pays, de se sentir à nouveau désiré. Même si c'est par le diable. «Avant d'accepter ce contrat, j'étais au chômage depuis neuf mois, rappelle-t-il. Les six premières semaines, on est content d'être chez soi. Mais on devient vite dingue. Dans le jardin, le gazon est tondu. Les roses taillées. Le soleil brille. Et tu te dis : "Ça y est, je n'ai plus rien à faire."» Le foot fut sa porte de sortie d'un milieu un peu étriqué, père petit employé, mère au foyer, dans un village de RDA après la guerre, où les distractions n'étaient pas si nombreuses. Le foot l'a déjà emmené vivre en Australie et lui permet de dire aujourd'hui : «Nous sommes une famille cosmopolite : un de mes fils a étudié en Australie, l'autre à Paris, et il travaille maintenant à Metz à des projets sur l'intégration européenne. Ça serait bien si vous le mettiez dans l'article.»
Sur le terrain, Bernd Stange avoue être toujours resté un défenseur, un homme de devoir, jusqu'à ce que sa carrière soit brisée net, à 23 ans, «le meilleur âge», par une fracture. Son énergie et son sens du jeu, le blessé les réinvestit dans ses études d'entraîneur, à l'école des sports de Leipzig, grande fabrique de médailles de la RDA. La deuxième grande rupture de sa vie fut politique, déjà, en 1984, alors qu'il est le prometteur entraîneur de l'équipe nationale. La RDA s'est qualifiée pour les Jeux olympiques de Los Angeles, quand est tombé brusquement l'ordre soviétique de boycotter ces JO, se souvient-il, encore meurtri.
Parmi ses anciens collègues de RDA, qui mirent tout de même quelques déculottées aux Girondins de Bordeaux, à l'Olympique de Marseille, voire à l'équipe de France en 1987, l'un vend aujourd'hui des voitures, un autre des chaussures, et beaucoup sont au chômage. En comparaison, Bernd Stange s'en est plutôt bien sorti. Reconnu comme un «grand pro» par ses pairs, il a retrouvé à s'employer après la chute du Mur dans deux clubs de la Bundesliga, à Leipzig et à Berlin. Jusqu'à ce que soient révélés les rapports qu'il rédigeait sur ses collègues pour le compte de la Stasi, la police politique. «J'avais 23 ans quand j'ai dû signer une promesse de collaboration, avant un match à l'étranger», se défend-il.
N'empêche, grillé à vie en Allemagne, il n'a plus retrouvé de travail qu'à l'étranger : en Ukraine, en Australie et au sultanat d'Oman, où il n'est resté que quelques semaines, avant de revenir tailler ses roses à Iéna. «Bernd Stange, c'est un entraîneur corps et âme, témoigne Harald Irmscher, autre ancienne star des pelouses est-allemandes. Il est logique qu'il aille là où il y a du boulot.» Son «contrat avec Saddam Hussein» a tout de même fait quelques vagues. «Laquais de Saddam», «ses crampons trempent dans le sang»... se sont indignés des journaux populaires. Stange accepte la critique, mais voit les choses autrement : «J'ai travaillé pour des régimes communistes, capitalistes, pour un sultanat, et maintenant pour une dictature. Eh bien, je peux vous assurer que mon travail est partout le même. Il ne s'agit que d'une seule et même chose : envoyer la balle dans les filets.» En Irak, Bernd Stange indique qu'il s'est embauché «aux tarifs en usage dans le football international», non par sympathie pour Saddam, ni pour agacer les Américains, mais parce que c'était «une belle occasion».
En Irak, il a vu non pas des armes de destruction massive, mais des terrains de foot plutôt piteux. «Le fils de Saddam Hussein, je ne l'ai même pas rencontré. Ce que j'ai vu, ce sont des pelouses qui manquent d'engrais, à cause de l'embargo. Tout manque.» A son arrivée, il a demandé au médecin de l'équipe d'ouvrir sa trousse: «Dedans, il n'y avait que des herbes ! Ils n'ont même pas d'aspirine ! Pas d'onguents, pas de seringues. Pour soigner les joueurs, il n'y a que de l'eau et de la glace.» Insuffisant pour des professionnels : «Quand j'ai un blessé, j'ai besoin de le remettre sur pied en deux ou trois jours. On ne peut pas travailler avec des joueurs qui sont arrêtés deux ou trois semaines pour la moindre blessure.» En Irak, Bernd Stange raconte aussi devoir se battre contre une «certaine léthargie». «Les gens vivent au jour le jour. C'est très difficile de parler du lendemain avec eux.» L'entraîneur a ses vieux trucs pour remotiver les troupes : «Je leur montre des photos d'Oliver Kahn ou de Zidane dans des maillots un peu moulants. Et je leur dis : ces biceps, vous croyez que ça vient des bons fromages français ? Non, ça vient de l'entraînement. Il faut s'entraîner plus dur !»
Vu du gazon, le monde de Bernd Stange a le mérite de tourner rond : «Ce que je souhaiterai à la politique, c'est d'avoir des règles aussi claires que celles du foot», explique-t-il, revendiquant pleinement sa «naïveté politique». «Ce n'est pas un hasard, expose-t-il, si la Fifa compte plus de pays membres que l'ONU.».
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