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Les antidouleurs
LE MONDE | 19.12.03
En France et à l'étranger, le traitement des souffrances rebelles progresse. A travers l'association Douleurs sans frontières (DSF), des spécialistes ont décidé d'en faire bénéficier aussi les plus pauvres, comme au Mozambique.
Il appelle ça le "point-gâchette", parce que c'est de là que le coup part. Le coup d'une douleur fulgurante, atroce, "comme une décharge électrique, vous voyez ?". Du bout de l'index, le sexagénaire effleure un coin du menton, juste en dessous de la lèvre inférieure. "Avant, explique-t-il, j'étais toujours sur le qui-vive, vu qu'on ne peut jamais prévoir à quel moment ça va vous prendre." Se raser, parler, manger, se brosser les dents... Un rien, et hop ! le coup part. Le calvaire. Parfois, il en pleurait. "Quand il avait trop mal, il partait se cacher", lâche son épouse, Nicole, tout en surveillant le ragoût qui mijote et embaume le vieil appartement des Pavillons-sous-Bois, dans la banlieue nord de Paris. Michel Fallet sourit.
Après "vingt ans à tourner en rond", sans parvenir à vaincre ses crises, le malade au long cours a fini, en 1990, par trouver le chemin de l'hôpital parisien Lariboisière et du bureau des consultations du docteur Claude Thurel. Ce dernier, chef de service, est alors responsable du centre de traitement de la douleur, créé quelque cinq ans plus tôt.
Michel Fallet n'hésite pas à parler de "miracle". Les vertus anesthésiantes de la thermocoagulation - geste médical qui consiste à chauffer le nerf responsable de la douleur, et, par-là même, à endormir celle-ci durablement - ont rendu sa vie supportable. Certes, sa joue est presque totalement engourdie, mais qu'importe ! Même l'odeur du ragoût est nouvelle. "Avant, la viande, les légumes, il fallait tout passer à la moulinette. Et je mangeais d'un seul côté, en avalant tout rond", note l'ancien commerçant, aujourd'hui à la retraite. Certains de ceux qui souffrent de névralgies faciales se nourrissent à la paille, pour éviter de réveiller le monstre de la douleur qui sommeille en eux. Un monstre à plusieurs têtes.
Rebelles, récurrentes, plus ou moins intenses, plus ou moins fréquentes, les douleurs ont en commun de résister aux traitements prescrits par le généraliste. Névralgies, céphalées, maux de dos... sans oublier le supplice des brûlés et les souffrances des amputés, des sidéens ou des cancéreux en phase terminale, ni même les maux psychologiques, moins évidents, mais désastreux pour la guérison. En France, les centres de traitement spécialisés se comptent sur les doigts de la main : il n'en existe que quatre à Paris - dont celui, pionnier, de Lariboisière. Certains médecins de cet hôpital jouent également un rôle important dans l'association française Douleurs sans frontières (DSF), créée en 1995, et désormais implantée dans sept pays.
Sur une feuille de papier, Michel Fallet, le "miraculé", a fait la liste de toutes les "médecines" vers lesquelles il s'est vainement tourné, durant vingt ans, avant de se rendre à Lariboisière : "Acupuncture, étiopathie, injections d'alcool, appareil à ultrasons... Et, naturellement, ajoute-t-il, les guérisseurs." Pas les marabouts de Barbès, non, mais des guérisseurs qu'il a consultés "en banlieue", dit-il évasivement.
A Maputo (Mozambique), où DSF dispose d'une antenne, les guérisseurs et les sorciers ne manquent pas non plus. La femme de Miguel a dépensé sans doute pas mal de meticals (la monnaie nationale) pour recevoir l'avis d'un de ces présumés devins. Miguel ? Une ombre filiforme sous les couvertures. Sur le mur en parpaings de la chambre, le poster d'une équipe de footballeurs africains, tout en muscles et en sourires, rappelle ce que fut la vie du jeune homme avant que le sida ne le foudroie. Irène et Albertina, deux infirmières de l'hôpital de Maputo, ne l'ont pas vu depuis plusieurs semaines : la voiture de l'hôpital était en panne. Après avoir bavardé un moment dans la cour, les trois femmes retournent dans la chambre. "Il tousse un peu, il fait de la diarrhée. Hier, il a vomi", murmure la femme de Miguel, le visage épuisé. Albertina note tout dans un grand cahier. Irène prend la main de Miguel - elle est "chaude, à cause de la fièvre".
Surtout, Miguel ne bouge plus. Impossible pour lui ne serait-ce que de soulever son corps amaigri et de se redresser le temps d'avaler ses médicaments. Les prend-il régulièrement, au moins ? "Il n'arrive même plus à parler", dit sa femme. Irène corrige : "Quelque chose l'empêche de parler." Miguel fixe un point devant lui, sans rien dire. Ses grands yeux noirs ont la dureté triste des pierres polies par les marées. Irène le houspille. "Tu es vivant, tu m'entends ? Tu dois te battre pour rester du côté des vivants ! Ne t'inquiète pas de ce que disent les gens, n'écoute pas les sorciers - ils sont juste là pour voler ton argent. Prends tes médicaments et ne te tarabuste pas pour le reste", bougonne-t-elle. Miguel, soudain, semble sortir d'un rêve. Il fait oui de la tête. Irène continue sa harangue, tandis qu'Albertina prépare des médicaments. "Tu te soignes et c'est tout. C'est Dieu qui décide : c'est lui qui donne la vie et qui la reprend. Les sorciers n'ont rien à y voir. Tu m'entends, Miguel ? Je veux que tu te soignes." A la surprise générale, le jeune homme tourne son visage vers Irène et lui répond, d'une voix faible mais distincte : "D'accord."
EN quittant la maison, Irène explique que le sorcier consulté par la femme de Miguel a assuré que, si celui-ci était malade du sida, c'était parce qu'une de ses tantes paternelles lui avait jeté un sort. Un sort ? "Oui, pour le punir de trop courir les filles", sourit Irène. "L'idée d'avoir été maudit par sa propre famille lui a brisé le moral, ajoute Albertina. Il s'est dit que, dans ces conditions, il n'y avait plus rien à dire, à faire, qu'il valait mieux mourir." Irène et Albertina sont sûres que Miguel, lors de la prochaine visite, aura commencé de récupérer. S'il doit mourir bientôt, au moins partira-t-il sans ces douleurs physiques et psychiques qui font de l'agonie un enfer et une humiliation.
Luisa Anselmo Sampaio, 38 ans, blouse blanche et lunettes rondes, les cheveux crépus tirés en chignon impeccable, travaille dans cet hôpital depuis 1988. A l'époque, la guerre civile battait son plein, avec son lot de massacres et d'horreurs - celles causées, notamment, par les explosions de mines antipersonnel. Mais ce n'est pas la guerre qui a poussé Luisa à demander à passer au service des soins palliatifs et à s'initier, aux côtés du docteur Sophie Laurent, française expatriée et médecin, mariée à un Mozambicain, à l'évaluation et au traitement de la douleur. "Avant, les gens allaient aux urgences et on leur donnait des analgésiques. Si les douleurs étaient récurrentes, il n'y avait rien à faire", explique-t-elle.
Le père de Luisa a, lui aussi, travaillé toute sa vie comme infirmier. Autre temps, autre monde : "Avant, on faisait taire la douleur. Aujourd'hui, on l'écoute et on la traite. Et, pour bien la traiter, il ne faut pas seulement s'occuper de la maladie, il faut s'intéresser au malade. Non seulement on le soulage, mais ça rend la médecine beaucoup plus efficace - et souvent moins coûteuse."
Représentante de DSF à Maputo depuis 1996, Sophie Laurent sait que son travail s'inscrit dans un combat plus large que celui d'un donneur de morphine. "L'espérance de vie étant en baisse constante, notamment à cause du sida, le pays manque de vieux, et donc de mémoire, constate-t-elle. Les familles partent en lambeaux ; les gens perdent leur humanité." Onze ans après le retour de la paix, le Mozambique demeure l'un des pays les plus pauvres du monde : on y compte un médecin pour cinquante mille habitants (du moins dans la région de la capitale) et l'espérance de vie ne dépasse pas 40 ans. "Nos patients ne sont pas les mêmes qu'en France, poursuit Sophie Laurent. Ce qu'ils veulent ? Retrouver l'autonomie et la dignité. Qu'on leur permette de vivre avec l'invivable : les mauvaises odeurs, les bouches infectées, les difficultés respiratoires ou urinaires..."
Créée par DSF en 2002, à l'hôpital central de Maputo, la consultation bihebdomadaire réservée aux patients souffrant de douleurs chroniques accueille une vingtaine de malades par mois - dont 24 % d'amputés, 11 % de cancéreux et 10 % de sidéens. C'est la première du genre en Afrique australe.
Retour à Paris. En ce début décembre, Michel Fallet a repris le chemin de Lariboisière. Cette fois, ce n'est plus le docteur Claude Thurel, à la retraite (et secrétaire général de DSF), mais le docteur Alain Serrie, nouveau chef de service et responsable de l'unité du centre de traitement de la douleur, qui le reçoit. Depuis sa dernière thermocoagulation, il y a neuf ans, les crises de M. Fallet avaient disparu. Mais voilà qu'il y a six mois la douleur s'est réveillée, explique l'ancien commerçant. "Ce n'est pas encore trop fort, ça fait comme des mini-décharges... Mais j'ai préféré venir avant que ça tourne", ajoute-t-il. Parmi la quinzaine de patients reçus ce matin-là, M. Fallet n'est pas (n'est plus) un cas très grave.
Certains, pour lesquels les traitements classiques ne peuvent être appliqués, du fait d'une allergie à la morphine ou d'antécédents vasculaires, subissent un vrai martyre. "J'ai l'impression qu'on m'arrache l'?il avec une broche, puis la douleur s'étend au crâne, à l'oreille, elle prend la gorge, les mâchoires... Si jamais je pleure, c'est pire, alors je me retiens, murmure une patiente, qui souffre, en période dure, de trois crises par vingt-quatre heures. Je n'en peux plus. C'est à se mettre une balle dans la tête - pas pour mourir, mais simplement pour ne plus souffrir", souffle-t-elle. Le docteur Serrie hoche la tête, prend des notes. Il sait qu'il y a urgence. Il est arrivé que des patients, victimes, comme cette jeune quadragénaire, de douleurs violentes et chroniques, finissent vraiment par se suicider.
"La douleur est universelle : les êtres humains ont tous le même système neurologique. Mais elle s'exprime sous des formes diverses, en fonction des situations", souligne le docteur Serrie. Cet ancien conseiller du ministère de la santé, à qui on doit le lancement du premier plan triennal sur le traitement de la douleur (le deuxième, prévu sur quatre ans, est en cours d'exécution), est président de DSF (www.douleurs-sans-frontières.org). Malgré des moyens limités, l'ONG est désormais implantée au Mozambique, mais aussi en Angola, au Cambodge, en Arménie...
AU Cambodge, où les expatriés de DSF dispensent des formations à l'université de Phnom Penh, plusieurs consultations de la douleur, créées à l'initiative de l'ONG française, reçoivent quelque mille patients par mois. Mieux : un centre palliatif a été ouvert dans la capitale cambodgienne, afin d'accueillir les malades du sida et du cancer. "Ce centre a une capacité de trente lits. Malheureusement, faute de financement, seulement la moitié ont pu être ouverts", souligne le docteur Serrie. C'est du côté finances, en effet, que le bât blesse : en dehors des aides ponctuelles (surtout du ministère des affaires étrangères), et malgré une arrivée timide de dons privés, DSF ne roule pas sur l'or. L'administrateur de l'association, Jacques Mestoudjian, résume les choses plus crûment encore : "Notre budget est d'environ 1 million d'euros par an. Autrement dit, pas loin de zéro !"
Cette austérité est, en partie, de principe : tous les membres de DSF en France, professeurs de médecine, chefs de service, cliniciens ou chercheurs, sont des volontaires bénévoles, et 60 % du budget de l'association est consacré à la formation. Quant aux expatriés, leurs indemnités dépassent rarement les 1 000 euros par mois et les véhicules qu'ils utilisent sont, pour la plupart, des voitures d'occasion. Comme le résume Alain Serrie, qui a le sens de la litote, les militants de DSF "ne sont pas des rentiers de l'humanitaire"...
A l'hôpital central de Maputo, Luisa Anselmo Sampaio fait asseoir Angelo, un jeune homme récemment opéré et qui souffre, depuis lors, de douleurs intestinales. Ils discutent un moment. Luisa lui prescrit des médicaments. Ici, au Mozambique - où l'utilisation de la morphine a commencé avec l'arrivée de DSF -, le changement des m?urs médicales s'amorce lentement. Ailleurs, les choses piétinent. En Angola, le taux de mortalité parmi les patients hospitalisés à la suite de brûlures au centre de Neves Bendinha est de 50 % : le personnel infirmier, ne disposant pas de traitement antidouleur, préfère, le plus souvent, ne pas changer les pansements (ceux-ci, chaleur humide oblige, collent à la peau des blessés) afin d'éviter les hurlements. La moitié des brûlés, des enfants pour la plupart, finissent donc terrassés par la septicémie. Comme le dit un proverbe de Tunisie, où DSF dispose d'une antenne de formation : "La mort est obligatoire, mais pourquoi la souffrance ?"
Catherine Simon
? ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 20.12.03
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