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Résumé : Berceau de l'humanité, l'Afrique noire a conservé un potentiel humain relativement important durant toute la préhistoire. Les conditions naturelles sont comparables à celles de l'Asie méridionale. Le peuplement s'est accru pendant l'Antiquité, particulièrement dans la région du Nil Moyen. Du 8e au 17e siècle, divers témoignages sur le nombre des habitants se recoupent entre eux et sont progressivement confirmés par l'archéologie
En partant des résultats du recensement de 1948-1949, on peut estimer à quelque 125/130 millions la population de l'Afrique noire en 1930. Entre 1870 et 1930, l'analyse des faits historiques montre que la population a diminué de plus du tiers : vers 1850-1870, elle était donc de l'ordre de 200 millions
Entre 1550 et 1850, les attaques portugaises et marocaines puis les différentes traites additionnées ont produit des effets analogues à ceux des guerres de Cent Ans et de Trente Ans en Europe. En comparant l'habitat du 19e siècle à celui des 15e/16e siècles, on constate que la population du 19e siècle est 3 ou 4 fois moindre. Il est donc plausible de supposer que l'Afrique noire subsaharienne, vers 1500/1550, devait probablement compter entre 600 et 800 millions d'habitants, soit 30 à 40 au km2.
Des simulations numériques effectuées à partir de nombres connus d'esclaves exportés, confirment l'impossibilité des hypothèses de 4 à 5 habitants/km2 au 16e siècle, admises jusqu'à présent et corroborent les chiffres ci-dessus indiqués.III. Le milieu intertropical africain et les hommes*
Malgré ces données beaucoup pensent encore que le milieu naturel de l'Afrique intertropicale est défavorable aux hommes. Parmi les causes possibles du faible peuplement de l'Afrique subsaharienne constaté durant la période 1910-1960, une multitude de facteurs naturels qui sont nettement défavorables à l'homme sont invoqués : grande étendue de la forêt dense, et plus encore des semi-déserts, irrégularité des pluies, extension des formations latéritiques et des sols pauvres sur roches gréseuses, sableuses, granitiques..., les ravages que font, parmi les hommes et les animaux, les nombreuses maladies, endémies, épidémies caractéristiques des climats chauds, l'isolement dû à la barre et à la situation géographique relativement excentrique, à quoi ils ajoutent naturellement les guerres intestines et la traite des esclaves. Pour la période coloniale, l'on se borne à citer quelques faits partiels et ponctuels bien connus, comme la chute démographique du Gabon.
"Afrique, terre accablante", "Nature grandiose mais inhumaine", tels sont les titres de paragraphes que l'on trouvait, il y a quelque trente cinq ans, dans les manuels de géographie destinés aux élèves français. Certains continuent de penser que ce n'est pas par hasard si l'Afrique est encore la terre de prédilection de l'animisme et des groupes tribaux
Cependant, "rendre le milieu naturel... seul, ou même principal responsable des ruines humaines qu'il recèle, est une erreur", écrivait J. RICHARD-MOLARD (1951).
D'ailleurs, des historiens et sociologues s'interrogent selon les vues de TOYNBEE [33]: le défi lancé par le milieu naturel intertropical africain doit-il être considéré comme "insurmontable" (nature écrasante), ou au contraire comme trop "sécurisant", c'est à dire insuffisamment stimulant
Cette manière de poser le problème appelle des remarques importantes : ou bien le milieu naturel est reconnu trop implacable pour être dominé par une économie préindustrielle; dès lors, les structures sociales et politiques sont étroitement "conditionnées" comme en régions polaires, et l'on ne peut leur imputer la responsabilité de l'état de fait observé qui incomberait entièrement au milieu naturel, comme le supposent de nombreux géographes ; ou bien le milieu est trop clément, et toutes les données naturelles défavorables énumérées par les géographes, même si elles existent, ce qui n'est pas douteux, perdent leur sens ; les facteurs naturels favorables, parfois jadis montés en épingle, mais aujourd'hui négligés, passent alors au premier plan : des températures permettant de cultiver toute l'année, absence de froid et ensoleillement puissant ; de l'eau inégalement répartie, certes, mais assez abondante en moyenne, de nombreux cours d'eau, une végétation permanente et souvent luxuriante, une relative profusion de graminées, de tubercules, de fruits, d'oléagineux, de poissons, d'animaux divers... et de métaux (du reste utilisés de longue date) ; mais, du même coup, ce sont les facteurs humains qui passent au premier plan : les hommes, suffisamment pourvus, se seraient dispensés des efforts conduisant aux systèmes d'organisation et de production susceptibles d'accroître le nombre des habitants, toujours dans cette optique.
On oublie souvent que l'Asie méridionale présente un milieu naturel analogue à celui de l'Afrique intertropicale. Or, l'Asie méridionale nourrit, elle, une population nombreuse. Le Sud asiatique comprend une très grande variété de sociétés et généralement de fortes densités moyennes, mais très inégalement réparties. Alors, faudrait-il admettre que seul le complexe, seule la rencontre milieu intertropical + sociétés noires assez isolées, aboutit à des densités de population faibles en raison de la structure et de l'organisation de ces sociétés ?
En fait, le monde sud-asiatique a vu éclore et s'épanouir des civilisations élaborées à côté d'autres restées au stade tribal, comme dans l'Afrique noire précoloniale : les Chenchus de l'Inde, les Veddas de l'île de Ceylan, les Semang et les Sakais de Malaisie, et bien d'autres, avaient des genres de vie typiquement rudimentaires. Il importe néanmoins d'examiner si les pays de l'Asie des moussons ne seraient pas plus favorables à l'homme que ceux de l'Afrique intertropicale.
Les pays tropicaux et équatoriaux d'Asie présentent, comme l'Afrique noire, sur environ 20 millions de km2 dans les deux cas, une forte proportion de superficies impropres à l'agriculture (une partie du Dekkan, de nombreuses chaînes de montagnes...), ou difficiles à mettre en culture (jungle...), et des régions presque inhabitées (Bornéo...). Sans doute les pays sud-asiatiques bénéficient-ils, grâce à leurs vallées et à leurs deltas, d'un pourcentage beaucoup plus élevé de sols fertiles (alluviaux surtout, car l'Afrique comprend aussi des étendues appréciables de sols volcaniques). Mais l'Afrique n'a pas de raz de marée, peu de cyclones, moins de séismes et moins de chaînes de montagnes très élevées ; maints endroits des hauts plateaux d'Afrique orientale et australe sont comparés à des paradis terrestres ; c'est dans ces régions que les premiers hommes sont apparus. Loin de lui être hostile, le milieu naturel qui fut son berceau convenait à l'humain non vêtu des origines. L'archéologie révèle que les sites néolithiques abondent en Afrique intertropicale, ainsi que nous venons de le voir.
IV. L'Afrique intertropicale du 8e au 17e siècle d'après les témoignages et l'archéologie
On peut se représenter la vie socio-économique et politico-administrative de l'Afrique noire durant cette période, à partir de l'étude des textes des voyageurs arabes, des écrivains soudanais (source interne), des récits des premiers navigateurs européens, et d'après les vestiges archéologiques (C. A. DIOP, [34], L. M. DIOP [35], [36], [37], [38], B. DAVIDSON [42], P. MERCIER [43], J. HURAULT [63], [77]... ainsi que les tomes III et IV de l'Histoire générale de l'Afrique publiée par l'UNESCO)
IV.1. Critique des sources
L'analyse critique préalable de divers textes d'époque décrivant "le pays des Noirs" a été faite par les historiens. Par exemple, M. MOLLAT [39] écrit au sujet des narrateurs :
"au premier rang d'entre eux, par la richesse et la qualité de ses informations vient CADAMOSTO (p.155) ... la vanité mise à part, CADAMOSTO vise à la sincérité et à l'objectivité (p. 56)... [il est] le plus exact des portraitistes (p. 178)... BATOUTAH, malgré son aversion pour les Noirs, reconnaît l'existence d'Etats et d'une vie urbaine d'ailleurs ancienne, par exemple au Mali (p. 214)... Ce brillant conteur supporte la confrontation avec certains témoignages irréfutables de la documentation et de l'archéologie. Malgré sa partialité fréquente, il se montre un observateur attentif... [il] appelle Gao, grande cité parmi les plus belles, les plus grandes et les plus riches du Soudan". Dans son histoire du Congo [40], M. SORET indique que DAPPER est "le compilateur type qui a lu tout ce qu'il était possible de lire à son époque" et que son "ouvrage peut être considéré comme la base de notre documentation"... Il ajoute que LABAT est plus complet que DAPPER, mais moins sûr que lui. Théodore MONOD note que les renseignements fournis par Joao RODRIGUEZ à Valentin FERNANDES sont souvent de première main, et que maints détails dont certains ont pu être vérifiés depuis, établissent la qualité de son témoignage ([46], texte introductif à la traduction). Nous pouvons constater avec l'ethnologue allemand FROBÉNIUS : "Ce qu'ont raconté ces anciens capitaines... les D'ELBÉE, les DES MARCHAIS, les PIGAFETTA et tous les autres, ce qu'ils ont raconté est vrai, on peut le contrôler" [41]
Des milliers de références ont été établies pour l'Histoire générale de l'Afrique publiée par l'UNESCO. Les sources ne sont donc pas rares, et leur fiabilité vient de leur confrontation, de leur analyse et de leur vérification par l'archéologie.
Par exemple, ce qu'on découvrit lors des fouilles de Koumbi-Saleh concordait avec la description de la capitale de l'empire de Ghana par EL BEKRI.
Pour Bénin, le nombre de rues énoncé par l'un correspond bien au nombre de quartiers indiqué par l'autre, le périmètre évalué par un troisième, à la longueur d'une rue principale donnée par le premier, le tout permettant de penser que le témoignage selon lequel le seul palais du roi abritait 10 000 à 15 000 personnes n'a rien d'exagéré.
Les circonstances du recensement des maisons de Gao, l'exactitude du chiffre, 7626, ne laissent guère place au doute quant à sa valeur. Les milliers d'embarcations abordées dans cette ville, sa comparaison avec Kano, le témoignage de Léon l'Africain confirment le grand nombre d'habitants de cette agglomération, d'ailleurs capitale d'un empire très vaste
Pour la région de Djenné, constatons que S. K. et R. J. MAC INTOSH [31] ont procédé à une investigation archéologique par photographie aérienne complétée par une prospection au sol et des datations. Une première Djenné remonte au 3e siècle avant notre ère. La région est en pleine expansion depuis la fin du premier millénaire après J. C., ce qui recoupe exactement ce que disait ES SA'DI dans le Tarikh es-Soudan, selon lequel la nouvelle Djenné fut fondée au 2e siècle de l'Hégire. Les auteurs remarquent que cette expansion n'est pas due au commerce transsaharien, mais bien au développement interne d'un réseau commercial de plus en plus complexe. Ainsi se trouve confirmés par l'archéologie la description que ES SA'DI donne du territoire entourant Djenné (plus de 7000 villages). Un rapprochement s'établit aussi avec le témoignage de Léon l'Africain concernant Guber (Gobir ou Gober) : dans cette ville, "il y a grand nombre de tissiers et cordonniers, lesquels font des souliers à la mode... dont il s'en transporte en quantité à Tombut et à Cago" (c'est-à-dire Tombouctou et Gao; p. 301-302). Or, Gober est situé à près de 1000 km de la boucle du Niger. Cette phrase de Léon l'Africain montre bien l'importance de l'artisanat, de la population et du commerce intra-africain avant les attaques portugaises et marocaines. A Engarouka, 6800 maisons en ruine sont là [42]. Dongola comptait 10 000 feux selon Léon l'Africain. Remarquons, en outre, que si les navigateurs parlent d'un million de guerriers en Angola (VAN LINSCHOTEN, LOPEZ), c'est de toute façon que cette armée avait paru extrêmement nombreuse aux Européens qui l'avaient vue, même si nous ne pouvons prendre un tel chiffre au pied de la lettre. P. MERCIER note aussi dans l'introduction de son ouvrage [43] : "Les premiers voyageurs parlent de peuples et de nations là où les derniers voyageurs, avant la conquête coloniale, parleront de tribus et de peuplades. Les premiers parlent avec sérieux et même avec respect des rois et de leur puissance. Avec le 18e siècle, l'irrespect commence à apparaître". En fait, dès la fin du 17e siècle, le changement d'attitude est déjà opéré; c'est ce que montre le récit du Hollandais W. BOSMAN.Le style de vie dans les paillotes a semblé médiocre ou misérable à divers témoins, mais tous s'accordent sur l'abondance de la population, du ravitaillement, de la production artisanale (textile, métallurgie...) ce qui est confirmé par la densité des vestiges de bas-fourneaux , sauf dans un certain nombre de régions que les auteurs de l'époque ont également désignées [44].
L'analyse de ces diverses sources conduit à poser comme tout à fait vraisemblable l'hypothèse d'une population fort nombreuse en Afrique noire aux 15e et 16e siècles. Des villes de 6000 à 7000 demeures importantes, sans compter les cases alentour et quantité de villages de toutes tailles existaient dans la plupart des régions de l'Afrique intertropicale : l'agriculture, l'artisanat et le commerce y prospéraient dans le cadre de vastes Etats assez stables, et, comme l'a remarqué l'ethnologue allemand FROBENIUS, ordonnés "jusque dans les moindres détails ", contrairement à ce qu'on continue à croire généralement [41].IV.2. Quelques témoignages
CA DA MOSTO (1457) parle des Nègres du Mali qui transportent le sel "par long espace de chemin avec un tel amas de gens à pied qu'ils ressemblent à un exercite" (c'est à dire une armée). Il ajoute plus loin : "... Je vous laisse à penser quelle multitude de personnes est requise pour porter ce sel et combien est grand le nombre de ceux qui en usent " [45].
V. FERNANDES rapporte, dans les premières années du 16e siècle, le témoignage de Joao RODRIGUEZ : "Au peuple gyloffo (woloff) s'ajoute ou confine une nation qui s'appelle Turucooes (Tekrour)... Et c'est une énorme multitude."; "Dans la rivère de Gambia terminent les gyloffos... ils ont un pays grand et très peuplé et ici le long de la côte comme à l'intérieur, tout est peuplé de villages. Dans ces pays (Mandingues), il y a beaucoup de lieux habités avec 5000, 10 000 habitants et plus" [46].
Selon DAPPER, on trouve au Bénin "une infinité de villages" (p. 308) ; la province de Dingi est un grand pays plein de bourgs et de villages (p. 323), le prince de Bamba commande à "quantité de villages" (p. 342) ; le royaume de Ngola (Angola) comptait "huit provinces principales dont chacune" était "divisée en plusieurs seigneuries : Lovando en a 39, Ilamba 42, Massingan 12, Cambamda 60 et Embacco tout autant" (p. 361), et, dans la province de Sinfo (nord de Lovando), on trouve un village "presque de 3 lieues en 3 lieues" (p. 362) ; il s'y est élevé "32 seigneuries" [44].
A partir du nombre de maisons, d'écoles, d'élèves, de tailleurs mentionnés dans les chroniques soudanaises, il a été possible de restituer un ordre de grandeur des populations de Tombouctou et de Gao avant 1591 : 140 000 à 160 000 habitants [L. M. DIOP MAES, 37].
En ce qui concerne Gao et Kano, il est possible de se faire une idée assez précise de leur importance numérique grâce à cette curieuse et très intéressante anecdote rapportée par KATI [Tarikh el-Fettach, trad. HOUDAS & DELAFOSSE, Paris, Maisonneuve, 1964] :
"Des gens du Soudan [pays à l'est du Niger, donc haoussa] eurent une discussion avec des gens de Gao, les Soudanais disant que Kano était plus importante et plus grande que Gao
Frémissants d'impatience des jeunes gens de Tombouctou et quelques habitants de Gao intervinrent et, prenant du papier, de l'encre, des plumes, ils entrèrent dans la ville de Gao et se mirent à compter les pâtés de maison, en commençant par la première habitation à l'ouest de la ville, et à inscrire l'un après l'autre : "maison d'un tel, maison d'un tel", jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés aux derniers bâtiments du côté de l'est. L'opération dura trois jours et l'on trouva 7626 maisons, sans compter les huttes construites en paille".
La scène se passe vers la fin du 16e siècle, sous le règne d'un fils de l'Askia DAOUD.
Dans Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen âge [Dakar, Mém. IFAN, n° 61], R. MAUNY propose 75 000 habitants pour Gao, chiffre qu'il juge "énorme", mais qu'il a été amené à envisager en rapprochant les 13 000 âmes dénombrées par BARTH à Tombouctou en 1854 pour "980 maisons et quelques centaines de paillotes", des 7626 maisons recensées par les Soudanais à Gao avant 1591 ; rapprochement extrêmement intéressant en effet : appliquons la "règle de trois" : nous trouvons 101161 et non 75 000 habitants !
La population de Gao devait d'ailleurs être largement supérieure à ces 100 000 personnes :
- parce que BARTH lui-même ajoute qu'à la saison du grand trafic (novembre-janvier), la population de Tombouctou passe de 18 000 à 23 000 habitants ["the floating population may amount
to 5 000
to as many as 10 000" in Henri BARTH, Travel and Discoveries in North and Central Africa in the years 1849-1855, vol. IV, London, 1858, Longman, p. 482],
- parce qu'en période de paix et de prospérité, les banlieues en paillottes s'étendent et que le cfficient d'occupation des habitations est peut-être aussi plus élevé.
Un témoin oculaire a raconté à KATI qu'il a dénombré dans Tombouctou 150 à 180 écoles où "l'on enseignait aux jeunes garçons à lire le Coran". Il faut donc présumer qu'il s'agissait de garçons de 6 à 15 ans environ. Une de ces écoles, visitée au hasard, comptait 123 élèves. En adoptant le chiffre moyen de 165 écoles, le nombre des élèves de 6 à 15 ans devait être approximativement de 165 x 120 = 19 800, disons de l'ordre de 18 000 à 20 000. A supposer que tous les jeunes garçons de la ville suivent cet enseignement ce qui n'était certainement pas le cas cette tranche de population, avec les filles, aurait compris de 36 000 à 40 000 enfants. Dans une population totale de type ancien , la pyramide des âges est à base large et la tranche des 0 à 6 ans à peu près égale à 63% ou 64% de celle des 6 à 15 ans, soit environ 24 000 petits enfants. En admettant que, s'agissant d'une population urbaine, les moins de 15 ans ne représentent que 36 ou 37% de la population au lieu de 39% en moyenne, nous obtenons la population de Tombouctou au 16e siècle par l'opération suivante : (24 000 + 38 000) x 100 / 36,5 = 170 000 habitants environ.
Le fait que, fin 15e siècle, des villes africaines étaient effectivement importantes, commence à être admis : dans L'état du Monde en 1492 (Ouvrage collectif, Paris, La Découverte, 1992, p. 332), le chiffre de 140 000 habitants est retenu pour Gao. Or, ainsi que le savent les spécialistes de la démographie historique, cela implique une population étoffée alentour. Bénin était encore plus peuplée. C'est le lieu de rappeler, à titre de comparaison, la population de quelques villes de l'Europe occidentale au 16e siècle :
Europe Afrique noire au 16e siècle
Lisbonne : 65 000 (en 1550) Gao 140 000 à 190 000
Venise : 130 000 (en 1540) Tombouctou 140 000 à 170 000
Londres : 80 000 (en 1545) Bénin 125 000 à 250 000
Cologne : 30 000 (fin 16e siècle)
Paris : 200 000 (fin 16e siècle)
Cf. [52, pp. 85 à 89] et [35, p. 798] Cf. [37] et [35, p. 788 à 801]
Dans toute l'Afrique orientale et australe on a découvert de nombreux vestiges d'établissements et de cités de pierre, de terrasses, de travaux d'irrigation, de puits, de routes et surtout de mines et de forges [42]. Sur la côte, les ruines des villes portuaires, envahies par la végétation, sont toujours visibles et le R.P. MATHEW montre qu'il s'agissait bien de villes noires africaines [46]
Le peuplement ne semble pas lacunaire sauf aux confins du désert au nord (Oualata), et dans le sud-ouest où DAPPER n'énumère qu'un demi-millier de familles, ainsi que dans quelques autres régions (les pays Tago et Majumba au Congo, les terres situées entre le royaume Sofala et le cap des Courants sur la côte orientale etc.) [44]
Soulignons que la thèse d'une population noire africaine antécoloniale nombreuse et active s'accorde parfaitement avec l'existence d'un dynamisme africain autochtone supposé par P. CURTIN dans une optique toute différente.
Les éléments passés en revue montrent que l'Afrique intertropicale était bien peuplée, mais comment chiffrer cette population ?
V. Méthode d'évaluation de la population de l'Afrique noire aux 15e/16e siècles
Contrairement à la thèse soutenue ici, les estimations généralement avancées pour la population de l'Afrique noire au 16e siècle sont de l'ordre de 75 à 95 millions, soit 4 à 5 habitants au km2 [83]. Elles se fondent, d'une part, sur la constatation qu'en 1949, l'Afrique subsaharienne comptait seulement 140 à 150 millions de Noirs africains, d'après le recensement, d'autre part, sur l'idée erronée que le tribalisme observé au 20e siècle s'était perpétué depuis la préhistoire, les empires et royaumes constitués pendant le Moyen Age européen ne l'ayant, croyait-on, que peu réduit. Cette vision ethnographique de l'Afrique noire est fausse. Il s'agit d'un émiettement postérieur au 16è siècle (cf. L. M. DIOP-MAES, Tyanaba n° 2, 1992). Enfin, il est admis indépendamment de toute étude, que l'Afrique devait avoir aux 16e et 17e siècles, une population représentant un cinquième de la population mondiale, elle-même évaluée à 500 millions d'habitants
Comme nous l'avons indiqué dans l'introduction, la méthode que nous proposons pour évaluer la population de l'Afrique noire fin 15e/début 16e siècle, consiste à effectuer un calcul régressif en deux étapes, à partir des chiffres obtenus par les premiers recensements coordonnés de 1948/49, en tenant compte des éléments d'appréciation dont nous disposons
- 1re étape : évaluation de la population de l'Afrique noire au 19e siècle par rapport aux chiffres approximatifs résultants des recensements de 1948/49, c'est-à-dire 140 à 150 millions après correction.
- 2e étape : évaluation de la population de l'Afrique noire avant la traite en utilisant les données relatives aux effets directs et indirects des différentes traites.
V.1. Recherche d'un ordre de grandeur de la population de l'Afrique noire au 19e siècle
Dans l'hypothèse habituellement admise de quelque 90 ou 95 millions d'habitants au milieu du 19e siècle, l'accroissement général de la population de l'Afrique noire de 1850 à 1948 aurait été de 50 à 60 millions soit de l'ordre de 60%.
Pour ma part, je pense qu'il y a eu en effet, de 1930 à 1948, une croissance globale de la population de l'Afrique noire avec un taux d'accroissement de 0,7 à 0,8 % par an [48]. Il apparaît qu'en revanche, de 1880 à 1930, c'est une diminution importante qui s'est produite du fait de la pénétration militaire (conquête de l'intérieur du continent) et d'une exploitation coloniale très dure pendant les 25 à 30 premières années. C'est ce qui ressort des éléments énumérés ci-après
Il faut se rappeler que l'artillerie européenne pulvérisait les "groupes compacts" de combattants armés de fusils de traite, que les résistances jadis minimisées, se manifestèrent, dans la plupart des régions, multiformes et souvent désespérées (défenses suicidaires) ; migrations et guerres intra-africaines se précipitèrent dans le plus grand désordre d'un bout à l'autre du continent, des carnages massifs furent perpétrés par les uns et par les autres (Allemands, Anglais, Français, Brs, RABAH, SÉNOUSSI, BANGASSOU, etc.) ; disettes et famines sévirent partout où les cultures, les récoltes, les réserves alimentaires furent brulées, abandonnées, perdues; en outre, comme les colonisateurs enrôlaient les Africains de pays déjà vaincus pour conquérir les autres, il faut presque ajouter les combattants tués des deux camps. Ensuite, ce furent des révoltes, un peu partout, presque chaque année, jusqu'en 1920 et même au-delà, parfois jusqu'en 1930 [49]. Il était d'usage de les réprimer dans le sang et par l'incendie [50]. Parallèlement, la première phase de l'exploitation coloniale se traduisit par les portages* et les pagayages indéfiniment exigés, des réquisitions et confiscations de toutes sortes, des impôts abusifs et amendes de guerre, divers travaux forcés pour les voies ferrées, pour les plantations et les récoltes destinées à l'exportation, pour les chantiers forestiers ; disettes et famines persistèrent, s'aggravèrent même en plusieurs points (Gabon, 1924-1927 ; sept régions lors de la crise 1920-1930 [33], [51], [56]). Les infrastructures sanitaires restèrent médiocres ou absentes jusque vers 1930 ; il faut ajouter à cela le départ massif de la population active masculine (jusqu'à 60 % des hommes de 15 à 45 ans) vers les mines, les chantiers, les villes et dans les armées des colonisateurs, ce qui provoqua une dislocation des familles villageoises. L'esclavage et les fameux "villages de liberté", véritables camps de misère, ne furent abolis que très progressivement à partir de 1905, en Afrique noire française. Rappelons encore que pour obtenir les porteurs indispensables et le versement des impôts, femmes et enfants furent pris en otage par dizaines, enfermés dans des cases et intentionnellement non nourris jusqu'à ce que les hommes se fussent présentés. Beaucoup de ces otages moururent ainsi sur place, dans le lieu de détention. "Entre l'expansion des maux importés et le recul des fièvres, des maladies intestinales, de la lèpre et du choléra " la balance demeure incertaine, notent M. REINHARD et A. ARMENGAUD [52]. Les mêmes auteurs rapportent la réflexion suivante : "l'Afrique noire a pu survivre à trois siècles de traite mais risque de succomber après un siècle de colonisation".
Pour tenter une évaluation du recul démographique engendré par l'accumulation des faits historiques mentionnés, il est possible de citer un certain nombre de chiffres :
- au Tchad, selon Annie LEBEUF (1959), l'agglomération de Logone Birni, en pays Kotoko, comptait 12 000 habitants lorsque NACHTIGAL y passa en 1872 et à peine un millier dans les années 1950. L'auteur précise que ce pays était alors "infiniment plus peuplé qu'aujourd'hui" ; "le moindre village comptait 3000 à 6000 âmes". Elle note de même que la capitale du Baguirmi serait passée de 25 000 habitants en 1850, d'après BARTH, à 10 000 en 1900 et un millier environ lorsqu'elle y était.
- au Soudan, selon K. J. KROTKI [53], la population serait passée de 9 millions d'habitants en 1882 à 2,165 millions en 1903.
- au Kenya, M. H. DAWSON considère que la population Kikuyu avait sensiblement diminué entre 1890 et 1925 [54].
- au Zaïre, selon Hannah ARENDT, s'appuyant sur plusieurs auteurs, les agents de LÉOPOLD II auraient fait diminuer la population de plus de moitié [55].
- en Tanzanie et en Namibie, les Allemands passent pour avoir supprimé quelque 120 000 Massi-Massi et Ngoni, 75% à 80% des Héréro (le fait a été confirmé), 50 % des autres Namibiens [56].
- le pays Massaï perdit 50% de sa population par suite d'une épidémie de variole à partir de 1897 (même source).
- dans l'ensemble Gabon, Congo, Oubangui-Chari, C. COQUERY-VIDROVITCH estime que la population a diminué d'un tiers, durant la première phase de la domination coloniale [57]. J. SURET-CANALE cite une circonscription où la population aurait été réduite de 40% entre 1908 et 1916 et une nouvelle fois de 40% de 1916 à 1924. Il mentionne également le témoignage d'un colon qui avait écrit qu'entre 1911 et 1921, la population des trois colonies aurait perdu 63% de ses effectifs [49]. Concernant un secteur du cercle de Gribingui, le chef de poste écrivait dans son rapport en 1902 : "Quelques mois encore... et ce ne sera plus qu'un désert semé de villages en ruine et de plantations abandonnées. Plus de vivres et de main-d'oeuvre, la région est perdue." [58]. Trois ans plus tôt, le capitaine JULIEN notait à propos d'une région proche de la Kotto : "On ne voyait que des vestiges de villages incendiés qui pouvaient compter jusqu'à un millier de cases... tout a été razzié et rasé par BANGASSOU.. Pas une maison debout pendant 25 km. Le mil arrivé à maturité a été coupé et emporté". La ville de Saïd Baldas, en pays Kreich, avait plus de 5000 habitants en 1901. Elle fut détruite de fond en comble par SÉNOUSSI en 1902 [59]. Le R. P. DAIGRE (1947) raconte qu'on imposait même le travail de nuit pour la récolte du caoutchouc, que les récolteurs affamés et épuisés tombaient comme des mouches, et que les Banda mouraient par milliers de l'dème des camps de concentration (pp. 113-116, cité par SURET-CANALE [49] qui constate que ces conditions, ajoutées à la séparation forcée des hommes et des femmes, rendaient la procréation elle-même impossible). Quant aux chantiers, les démographes M. REINHARD et A. ARMENGAUD ont noté qu'ils ont "vidé des régions entières : telle la construction du Congo-Océan qui exigea de 1920 à 1940 de 20 000 à 30 000 travailleurs". Il en fallut autant dans la région côtière du Gabon pour les exploitations forestières où la mortalité était très forte : 17% de l'effectif en un seul mois à Oyem en 1922. "Comme ils n'engageaient en général que des hommes de 20 à 40 ans, une grande partie de la population mâle en âge de procréer fut perdue" (1961, p. 477). Au total une surmortalité extrêmement élevée durant un demi-siècle, presque sans répit. Anne RETEL-LAURENTIN souligne en outre les forts pourcentages d'infécondité dus aux maladies vénériennes importées notamment chez les Nzakara [60], [61].
- en Afrique australe, on sait par ailleurs que les Anglais et les Brs menèrent des guerres meurtrières contre les Bantous et les Hottentots.
- en Afrique occidentale, A. DEMAISON estimait à 30 000 le nombre de morts en huit mois, lors des conflits avec EL-HADJ OMAR (cité par Oumar BA [62]). Cet auteur signale que la bataille de Diaty au Sénégal fit beaucoup de victimes. Sikasso comptait 40 000 habitants : après bombardement avec des obus, "tout fut pris ou tué" (témoin cité par VIGNÉ D'OCTON et SURET-CANALE). Le passage de la colonne VOULET-CHANOINE se signala par de multiples pendaisons et des monceaux de cadavres. Le soulèvement général des Ashantis fut écrasé par les Anglais qui saccagèrent également Bénin et réduisirent les révoltes Temne et Mende en Sierra-Leone. Seize villages Dogon furent pris un à un à grand renfort d'artillerie, les villages Coniagui, brûlés, en A.O.F., où se révoltèrent également les Abé, les Kissi, les Toma, les Somba, les Bobo, les Baoulé, les Gouro, les Dan, les Lobi, les Bété..
- au Cameroun, J. HURAULT signale que l'invasion peule en Adamaoua réduisit la population dans de très fortes proportions et que "l'enceinte de la ville de Banyo, construite vers 1880, correspond à une population dix fois supérieure à la population recensée en 1954" [63].
L'accroissement de population dans plusieurs sites refuges ou épargnés, avec les conditions de vie et d'hygiène que l'on sait, ne pouvait compenser toutes les coupes sombres. Il s'en faut de beaucoup
Tout ce qui vient d'être répertorié conduit à penser qu'en moyenne, en incluant les effets tragiques de la continuation de la traite orientale jusqu'au début du 20e siècle, l'Afrique noire a dû perdre plus d'un tiers de ses habitants entre 1880 et 1930
Pour avoir un ordre de grandeur de la population de l'Afrique noire vers 1850/1870, il faut donc retrancher d'abord du chiffre retenu en 1948/1949, l'accroissement démographique enregistré entre 1930 et 1948 : on trouve environ 127 millions d'habitants en 1930. En accord avec ce qui précède, ces 127 millions représentent moins des 2/3 du chiffre approximatif de la population de l'Afrique noire vers 1850/1870. On obtient ainsi un ordre de grandeur de cette population : 200 millions d'habitants en Afrique noire vers 1860.
V.2. Recherche d'un ordre de grandeur de la population de l'Afrique noire au 16e siècle
Que s'est-il passé entre le 16e et le milieu du 19e siècle ?
Observations diverses
Au colloque international d'Haïti (1978) [64] puis à celui de Nantes (1985) [65], les chercheurs se sont efforcés d'analyser les effets des différentes traites des esclaves, particulièrement en Afrique noire même. Selon les dernières mises au point qui se rapprochent des chiffres antérieurement proposés par J. D. FAGE, une trentaine de millions d'individus, au moins, ont quitté l'Afrique noire de 1550 à 1900, soit par l'Atlantique (pour plus de la moitié), soit par le Sahara, la mer Rouge et l'océan Indien
Mais ces pertes sont loin de représenter l'ensemble des effets démographiques sur le grand triangle subsaharien. Avant même l'installation de la traite sur une grande échelle, les attaques portugaises puis marocaines (1591), provoquèrent beaucoup de morts et de destructions. On l'oublie trop souvent. Les riches villes de la côte orientale, dont les vestiges sont toujours visibles, ont été détruites, la Mozambique et la Zambézie, ruinées, ainsi que le Kongo, l'Angola et, par ailleurs, la boucle du Niger. Les anciens royaumes et empires se disloquèrent.
Dans les décennies qui suivirent, "le contexte économique de la traite a largement déterminé l'éclosion des conflits intérieurs et des guerres civiles, la multiplication des pillages sur les populations paysannes". C'est ce qu'ont observé C. BECKER et V. MARTIN en Sénégambie [66]. La traite fut en même temps la cause de nombreux mouvements de population qui n'allèrent pas sans heurts.
Pendant quelque trois siècles, par la force des choses, la plupart des royaumes, réduits à la dimension de principautés, accumulèrent des prisonniers de guerre-esclaves, à échanger contre des armes à feu et certains produits européens ou arabes. Au Congo, au Dahomey, au Sénégal, certains rois essayèrent de s'opposer à l'exportation des esclaves, en vain [67]. Le système fut le plus fort. Le pourcentage d'esclaves dans la population devint énorme (plus de la moitié). Or, "le taux de natalité d'une population servile est souvent bas" [68], [69]. Les esclaves étaient répartis entre les marchés, les captiveries, des villages/réserves d'esclaves relevant du prince et enfin, les notables et les particuliers.
C. BECKER constate en Sénégambie le dépeuplement des zones frontalières entre les royaumes; ces zones sont reconquises par la brousse ou la forêt "alors qu'elles représentaient des secteurs densément peuplés" [70].
On observe des phénomènes analogues dans la plupart des régions : (Fuuta Jallon, Bénin, Oyo, Dahomey (cf. communications de B. BARRY et celle de J. E. INIKORI au colloque de Nantes). Au Kongo et en Angola ce fut bien pis. W. G. L. RANDLES rapporte, d'après les archives portugaises, que des milliers de combattants furent tués et d'innombrables esclaves capturés en Angola directement par les Portugais. La population de l'intérieur avait "gravement diminué" à cause des guerres intestines, des razzias pour capturer les esclaves et des effets de la variole, selon les termes même de Manuel FERNANDES (1670). La région d'Ambacca avait perdu en 1782, les 2/3 de ses habitants [82].
Il y eut évidement, formation de nouvelles villes portuaires le long de la côte Atlantique, mais, à certaines distances variables alentour et surtout à l'intérieur, dépeuplement de régions entières où, comme l'a souligné R. MAUNY [71], des bandes armées pillaient, brûlaient, volaient continuellement, "emmenant vers la captivité tous ceux qu'ils pouvaient prendre". Les cultures, écrit-il, étaient abandonnées, la famine s'installait à demeure. "L'on assista à une effroyable régression de la civilisation nègre... le guerrier devenant désormais le seul maître. La pax maliana n'était plus qu'un souvenir de l'âge d'or du Soudan". Les villages se perchent sur des hauteurs faciles à défendre mais défavorables à l'agriculture, l'artisanat autochtone s'étiole ainsi que le commerce inter-régional des produits indigènes (dont nous avons des preuves qu'il était auparavant très actif).
Comparaison significative *
Dans une étude intitulée Conditions écologiques et traite des esclaves en Sénégambie"[72], C. BECKER souligne qu'au 18e siècle, les crises de subsistance se multiplient, de nouveaux problèmes sanitaires apparaissent, et les épidémies - comme celles de la fièvre jaune - tendent à devenir endémiques
Voici l'extrait d'une lettre de R. C. GEOFFROY de VILLENEUVE, médecin, collaborateur du chevalier de BOUFFLERS au Sénégal à la veille de la Révolution, citée par F. THÉSÉE [73] :
"On voit dans l'île de Biffeche nombre de villages dépeuplés, et il n'y en a pas moins dans le Oualo. Il n'y a pas de crique ni de recoin qui n'ait été ravagé. Presque tous les villages ont été troublés et alarmés par ces voleurs d'hommes. Ces infortunés habitants ne savent que devenir. Le seigneur de Biffeche ni le roi du Oualo n'ont le pouvoir de les protéger car le premier est tributaire du second, et celui-ci dépend des Mores. Dans le temps des semailles et de la moisson, ils sont obligés de se tenir dans leurs villages, à portée de leurs terres pour les travaux de culture et pour assurer leur récolte. Ils ont alors quelque abri et un moyen de se cacher grâce à la hauteur des herbes aux approches de la moisson. Mais après cette époque, ils n'ont aucun espoir de se cacher, à moins de se loger auprès des forêts+. C'est pourquoi les habitants de ces contrées se joignent alors deux ou trois villages en un seul pour pouvoir résister aux incursions des Mores. Venue la saison de semer et de recueillir, ils retournent à leurs terres, mais ils y vivent dans un état continuel d'inquiétude et de crainte. On ne saurait décrire tous les ravages horribles que font les Mores... "
Que l'on compare avec la description de la France rurale pendant la guerre de Cent Ans
"Les calamités qui secouent jusque dans ses fondements la paysannerie... sont en réalité d'origines variées et de natures diverses. Elles ne sont pas pour autant indépendantes les unes des autres. Les soldats, tout comme les marchands, propagent les épidémies... La sous-alimentation et la malnutrition, fruits d'une série de récoltes perdues ou déficitaires, créent un terrain favorable au progrès et à la dissémination géographique et sociale des maladies contagieuses. Donc, plus que d'une collection de facteurs juxtaposés qui opéraient pour leur propre compte, il s'agit d'un écheveau touffu d'interactions complexes qu'il n'est pas toujours aisé de démêler" [74]
Tout comme la peste en France, diverses maladies "s'installent" (choléra, dysenteries...), "se signalent ici ou là" ou "se déploient en grandes vagues", deviennent endémiques, "détraquent par à coups successifs la mécanique fragile de l'économie" (id. p. 44)... "se réveillent au cours d'une disette" (p. 47), "s'acharnent sur les enfants, d'où, vingt ans plus tard, des classes creuses... La répétition des coupes sombres, l'action différentielle sur les tranches d'âge débouche sur une irrémédiable décadence des peuplements, renforcée par l'immigration"(id)..."comme la peste, les campagnes militaires procèdent par vagues... les provinces sont inégalement touchées"(p. 48)..."La simple menace du retour des troupes, même s'il ne se produit pas, suffit à paralyser l'activité"(p. 50)... "A la fois conséquence et cause des difficultés, le brigandage prolifère"(p. 54)..."Les paysans recourent à un vieux refuge, la forêt+. Ils s'y cachent. De là ils surveillent le déplacement des troupes armées... La nourriture, si précaire soit-elle, n'est jamais totalement absente des sous-bois; quand elle vient à manquer, un coup de main sur les soldats isolés ou sur un voyageur solitaire peut y remédier au prix d'un meurtre parfois" (p. 70)
C'est aussi à peu de choses près ce que raconte Mungo PARK (1795/1797), avec un élément supplémentaire : la caravane d'esclaves.
De sa relation de voyage se dégage un tableau qui s'oppose point par point à celui que traçaient les voyageurs arabes du 10e au 16e siècles et les premiers navigateurs*. Pas plus que pendant la guerre de Cent Ans, une "poussée nataliste" ne pouvait "compenser" les pertes cumulées, d'autant que les razzias se pratiquaient avec les armes de la guerre de Trente Ans, puis celles du 18e siècle.
P. KALCK montre que la traite atlantique atteignait aussi le territoire centrafricain et que c'est à tort qu'on cherche à minimiser les ravages de la traite atlantique en prétendant que les esclaves vendus ne pouvaient provenir que du proche hinterland de la côte. Il ressort de plusieurs relations des 16e et 17e siècles et de diverses constatations, que des esclaves venus des confins de la Nubie ou du Tchad étaient conduits au Congo ou sur les rivages guinéens en raison du "commerce de tribu à tribu, articulé sur la vente des hommes" [75]. Le même auteur cite le lettré tunisien, EL TOUNSY, qui voyagea dans le nord-est du territoire centrafricain de 1803 à 1813 : 80 razzias fondaient sur cette région chaque année, les captifs mouraient "par milliers sur le chemin de la servitude". Il donne l'exemple d'un lot de 20 esclaves dont 2 ou 3 seulement parvinrent à Darfour, et observe que "de nombreuses épidémies se déclaraient dans les colonies". Semblables expéditions décimaient les Sar
J. E. G. SUTTON signale une ville du Ghana (actuel) qui comptait jadis 77 rues; "it was reduced to nothing in 1679 (plus or minus two years" [79
Cependant, les auteurs de l'histoire rurale de la France poursuivent : "Tout départ d'habitants, même partiel, s'accompagne d'une sous-exploitation des terres" (p. 71). "Mal entretenues, les terres voient simplement tomber en flèche leur rendement de 50% ou plus" (p. 72)
Enfin, ils concluent par une estimation globale de la dépopulation de la France pendant cette période, en ces termes
"La comparaison des feux, des feux réels dits 'allumants' (et non des feux fiscaux)... demeure source d'évaluation : grâce à elle, on peut cerner l'ampleur de la catastrophe. Malgré le taux d'incertitude qui concerne le nombre de personnes par foyer ainsi que les fluctuations de ce nombre... Du début du 14e siècle au milieu du 15esiècle, le nombre de feux diminue de moitié, proportion allègrement franchie dans les régions les plus touchées... La dépopulation rurale, mouvement d'ensemble, se décompose donc en une bigarrure d'évolutions régionales, et même locales, qui sont d'amplitude variable et de chronologie différente" (pp. 72, 74, 75).
Les incertitudes et les disparités régionales n'interdisent donc pas de proposer un ordre de grandeur de la diminution de la population dans son ensemble : "de moitié au moins" pour la population de la France entre 1340 et 1450. De combien la population de l'Afrique noire a-t-elle diminué de 1550 à 1850?
Données chiffrées et méthode d'évaluation
La méthode d'évaluation préconisée est identique à celle que G. DUBY a utilisée pour mesurer les effets démographiques de la guerre de Cent Ans en France : comparer le nombre de feux réels avant et après la période considérée. Le réseau des villes et des villages reflète l'état de l'économie.
Au 16e siècle, les grandes villes comme Gao, Tombouctou, Kano, comptaient approximativement 140 000 à 170 000 habitants. Au 19e siècle, Tombouctou n'a plus que 13 000 à 23 000 habitants, selon les témoignages de BARTH et de LENZ (moyenne 18 000). Mais les plus grandes agglomérations du 19e siècle atteignaient trente à quarante mille habitants (Ségou). CLAPPERTON, en 1824, attribue à Kano exactement la même fourchette. Le rapport moyen de la population urbaine entre le 16e siècle et le 19e siècle à prendre en considération est donc 150 000 : 35 000 = 4,29 et non 150 000 : 18 000. De même pour les villages, Valentim FERNANDES (fin 15e siècle/début 16e siècle) nous dit que, dans l'empire du Mali, ils atteignaient souvent "5000, 10 000 habitants et plus", alors que les plus grands villages que rencontre René CAILLÉ (1824-1828) en comptent à peine 1000. En Afrique occidentale, la population aurait donc été environ quatre fois plus nombreuse au 16e siècle qu'elle ne le fut au 19e. Encore n'est-il même pas tenu compte, dans cette estimation, du fait que le nombre des agglomérations a aussi diminué au cours de la même période [cf. ci-dessus J. E. G. SUTTON [79a].
Enfin, d'après les textes des deux époques différentes, il apparaît que le nombre de combattants que pouvait rassembler un prince était aussi beaucoup plus élevé au 16e siècle qu'au 19e siècle. Le rapport est également de l'ordre de 4 ou 5 pour 1.
Le rapport approximatif de 4 à 1, observé en Afrique occidentale, est-il représentatif de la diminution de l'ensemble de la population de l'Afrique noire entre le 16e siècle et le 19e siècle?
Du cap des Palmes au sud de l'Angola, les pertes furent plus élevées. Gwato, le port de Bénin, comptait 2000 feux lors de l'arrivée des Portugais et n'en avait plus que 20 à 30 quand y vinrent les premiers explorateurs du 19e siècle [79b]. Les divers témoignages indiquent que le Congo et l'Angola étaient bien peuplés au début du 16e siècle. L'étude de RANDLES montre comment, en Angola, cette population nombreuse avait été réduite à moins de 200 000 selon un recensement effectué par les Portugais en 1819 [82].
En revanche, au Tchad, en pays Kotoko, nous venons de le voir, les villages que NACHTIGAL trouve sur sa route comptent 3000 à 6000 âmes en 1872. En 1850, le Baguirmi est encore fort peuplé, selon le témoignage de BARTH. Et, d'après CLAPPERTON, au début du 19e siècle, la capitale du Bornou réunissait jusqu'à une centaine de milliers de personnes à la saison du grand marché des céréales et des légumes [35]. Ces régions seront décimées à partir de 1890. Le Soudan commence à se dépeupler à partir de 1820, après sa conquête par Méhemet ALI. K. J. KROTKI note que pour "BAKER, circulant entre Berber et Khartoum en 1862, les villages autrefois peuplés, avaient entièrement disparu, la population était partie, l'irrigation avait cessé" [53]. Dès le début du 16e siècle, les côtes de l'Afrique orientale furent ruinées par les Portugais, ainsi qu'une partie de la Zambézie. Il faudrait chercher des données numériques sur cette région. Pour l'Afrique australe, on connait les guerres contre les "Cafres", les entreprises de TCHAKA à la charnière du 18e et du 19e siècle, la bousculade de peuples provoquée par le déplacement des Brs dès la première moitié du 19e siècle, et les descriptions de LIVINGSTONE (1840/1864).
Il apparaît que, dans l'ensemble, les proportions relevées en Afrique occidentale peuvent être représentatives de la diminution moyenne de la population globale de l'Afrique noire du 16e au milieu du 19e siècle. Toutefois, en raison des chiffres indiqués par BARTH et par NACHTIGAL au Tchad et au Baguirmi, ainsi que de la permanence probable de peuplements assez denses dans certaines régions des hauts plateaux de l'Afrique orientale, surtout dans la première moitié du 19e siècle, il est plus prudent de proposer une fourchette : il paraît raisonnable de considérer que la population de l'Afrique noire, au 16e siècle, était trois ou quatre fois plus nombreuse qu'elle ne le sera au milieu du 19e siècle.
Autrement dit, puisque nous avons retenu l'ordre de grandeur de 200 millions d'habitants vers 1860 (cf. ci-dessus § V.1.), le volume de la population de l'Afrique noire au 16e siècle se situerait entre 600 et 800 millions d'habitants, soit une densité moyenne de l'ordre de 30 à 40 au km2. Insistons sur le fait que la plupart des régions de l'Afrique noire ont connu, pendant plus de deux siècles, une situation analogue à celle de la France pendant la guerre de Cent Ans avec les armes de la guerre de Trente Ans*, sans répi
Ces densités concordent avec les recherches archéologiques
Dans une région comme le Yatenga, région disputée entre le Mali et le Songhaï d'une part, le Mossi d'autre part, donc zone d'insécurité et d'instabilité relatives, sur un échantillon de 1862 km2, la population ancienne a été estimée par J. Y. MARCHAL, à 26 560 habitants, soit une densité moyenne de 14,3 au km2. Encore faut-il remarquer que cette moyenne est abaissée par la faible densité, 4,8, d'un seul des quinze ensembles spatiaux étudiés; toutes les autres densités se situent entre 8,4 et 25,4 sur 1770 km2 [76]. De même, dans sa communication aux Entretiens de Mahler, en octobre 1985 à Paris, J. HURAULT a montré que dans l'Adamaoua, au Cameroun, avant l'arrivée des Foulbé, les densités de population, faibles dans une seule région (plaine de Gashaka) se chiffraient, dans les cinq autres, entre 10 et 250 au km2, selon les conditions bioclimatiques. Il a montré comment l'irruption d'un peuple nomade peut produire l'effondrement démographique des sédentaires [77]. Il évalue approximativement à 30 habitants au km2, la densité moyenne au 15è siècle, dans la zone de l'Adamaoua qu'il a étudiée. Il estime que les plus petits villages comptaient quelque 900 personnes, et les plus grands 25 000 [78]. Rappelons à nouveau qu'à Engarouka, les 6800 maisons en ruine sont directement visibles, et que les cases se construisent et disparaissent facilement.
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