Bonjour,
Interview très interessante
« Les musulmans doivent apprendre à prendre une distance intellectuelle critique »
ENTRETIEN AVEC STÉPHANE BUSSARD
6 février 2006
Lintellectuel musulman Tariq Ramadan livre son analyse critique au « Temps ».
Le Genevois Tariq Ramadan, en déplacement au Maroc, sexprime sur la vive controverse qui secoue aussi bien lOccident que le monde arabo-musulman.
Le Temps : Que révèle cette affaire, qui a désormais une résonance mondiale ?
Tariq Ramadan : Il faut dabord savoir deux choses : lislam interdit la représentation de Dieu et des prophètes par respect autant que pour éviter la tentation didolâtrer limage. Il sagit dun fondement de la foi. Par ailleurs, le fait de rire ou de se moquer du fait religieux est étranger à lunivers des musulmans, et ce quelle que soit la religion.
- Les réactions musulmanes semblent néanmoins disproportionnées.
- Ces caricatures ont été perçues comme une transgression ajoutée à une insulte et une provocation. La réaction des musulmans est néanmoins excessive et disproportionnée. Ces dessins datent de trois mois et des Etats musulmans, en mal de légitimité islamique, ont voulu se présenter en champions de la cause islamique et ont attisé la flamme. Des musulmans, pratiquants ou non, excédés par limage que lon donne de lislam dans les médias occidentaux, se sont laissé emporter par lémotion. Ce nest pas sage et cela ne fera quaccentuer les malentendus.
- En Occident, et en Europe en particulier, ces réactions butent néanmoins sur une totale incompréhension. Comment lexpliquez-vous ?
- Cest vrai, et il faut donc éviter les explications simplistes : il ne sagit pas dun conflit entre la liberté dexpression et le dogme religieux. Ce que certains musulmans demandent, ce nest pas plus de censure, mais un usage plus sage de la liberté dexpression. De leur côté, ils doivent comprendre quil existe une tradition, de Voltaire à Hugo jusquaux littératures contemporaines à travers lOccident, de se moquer du fait religieux. Ils doivent apprendre à prendre une distance intellectuelle critique et passer outre calmement tout en expliquant leur point de vue.
- Les musulmans qui ont réagi aux caricatures évoquent un manque de respect de leur foi. Quen est-il de leur respect à légard de la liberté dexpression ou des autres religions dans les pays arabo-musulmans ?
- Il faut que les uns et les autres nous apprenions lautocritique. Il est vrai quil existe des traitements injustes et discriminatoires dans les sociétés majoritairement musulmanes que les musulmans ne dénoncent pas assez. Ils doivent sexprimer. Cela étant, le respect de lautre nest pas une affaire de réciprocité mais une question de principe : ce nest pas parce que des dictatures ne respectent pas des minorités religieuses que les démocraties, en miroir, devraient pouvoir faire de même. Les acquis de lEtat de droit permettent aux musulmans dexprimer leurs sentiments en Occident, ils doivent le reconnaître et, de là où ils se trouvent, ils ont lobligation éthique de dénoncer toutes les dérives discriminatoires qui ont cours en leur nom dans le monde musulman.
- Le droit à la liberté dexpression telle que pratiquée en Occident est donc relatif...
- Le droit à la liberté dexpression na jamais été absolu. Il y a des lois qui interdisent les propos racistes, par exemple. De plus, chaque société a des règles qui lui sont propres vis-à-vis du respect du religieux ou des appartenances culturelles. A lintérieur du cadre légal, il est demandé à chacun de faire un usage raisonnable de son droit à lexpression en gardant à lesprit les sensibilités qui composent sa société. Les sociétés européennes ont changé, la sensibilité musulmane y est présente : il ne sagit pas dimposer des lois, mais simplement de souvrir sagement à une nouvelle sensibilité. Transformer cette affaire en un bras de fer entre les tenants du droit à tout dire et « les religieux » est stupide et dangereux.
- Quels sont vos remèdes pour prévenir ce type de crise « culturelle » ?
- Que les uns et les autres prennent de la distance. Que nous comprenions que nous avons plus de choses en commun que des différences irréconciliables. La majorité dentre nous chérit la liberté dexpression, la diversité et le dialogue : établissons ces principes en noubliant jamais dêtre en toutes circonstances raisonnable dans laffirmation de ce que nous sommes et de ce que nous croyons.
- Il nen demeure pas moins que le mur dincompréhension qui sest érigé entre Occidentaux et musulmans semble alimenter la thèse de Huntington selon laquelle on assiste à un choc des civilisations...
- Dire et répéter cela nous conduit à donner corps à cette prophétie du malheur. Non, il ne sagit pas de cela. Ce nest pas la fracture entre deux univers mais deux fractures dans chacun des univers entre ceux qui cherchent à se décentrer, à écouter le point de vue de lautre et à entrer dans un dialogue critique et constructif et ceux qui ont une approche exclusive de la vérité, qui se définissent contre lautre et ont une vision binaire du monde.
- La polémique des caricatures va-t-elle avoir de graves conséquences sur les relations entre musulmans et Occidentaux ?
- Oui, bien sûr, et tout le monde le sent. La situation nous échappe et on a limpression que nous sommes emportés par une folie aveugle qui, à terme, fera le jeu des extrêmes. A droite, avec les discours qui présentent les musulmans comme « inintégrables » et jouent sur les peurs. De lautre, les musulmans radicaux qui ne manqueront pas de vouloir prouver que lOccident en a contre lislam quand on défend le droit à présenter leur prophète avec un turban en forme de bombe. Nous navons donc ni le droit de nous taire en face de ces excès ni den rajouter en terme de provocations aussi stupides que méchantes.
- Les Etats européens semblent tous désemparés par rapport à la manière dont ils doivent appréhender lislam. Doivent-ils se concerter davantage ?
- Il est très difficile pour eux de trouver une attitude commune, les mentalités et les approches diffèrent entre la Suisse, lAngleterre, le Danemark ou la France. On sent un malaise partout, mais on ne réglera pas cette affaire en continuant à insister sur deux entités monolithiques. Beaucoup dOccidentaux sont mal à laise et sentent quon va inutilement trop loin. Le même sentiment traverse les musulmans : il faut que ces esprits se rencontrent.
- Le problème nest pas queuropéen. Vous qui êtes un « passeur » entre lislam modéré ou fondamentaliste et lOccident, ne jugez-vous pas nécessaire un vrai débat interne à lislam. Les catholiques, les protestants ont ce débat. Pourquoi pas lislam ?
- Jessaie de faire communiquer rationnellement et raisonnablement deux univers qui deviennent de plus en plus sourds lun à lautre. Par ailleurs, oui, le monde musulman doit se questionner sur ses principes et les nécessaires réformes, mais cela doit se faire de lintérieur, de façon libre et autonome et non sous limposition de lOccident, qui aimerait façonner un islam qui lui conviendrait. Il faut une réforme qui se marie à la liberté et à lautonomie.
- Pour conclure, une caricature satirique de Jésus vous choquerait-elle ?
- Choquer ? Non, je my suis habitué mais cela ne me plaît pas. Je lexprimerais, puis je passerais mon chemin. Jaime rire et sourire, mais pas de nimporte quoi.
Source : Le Temps