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L'e-mail n'est plus une correspondance privée
JEAN-CLAUDE PAYE
Mis en ligne le 18/06/2004
- - - - - - - - - - - Le contrôle du Net progresse au détriment du droit. Transposition d'une directive européenne, la dernière loi française supprime toute protection légale au courrier électronique.
Sociologue
Le 13 mai 2004, le Sénat français a définitivement adopté la «loi pour renforcer la confiance dans l'économie numérique» (1). L'analyse de celle-ci n'est pas seulement intéressante pour les Français, mais aussi pour nous car il s'agit de la transposition d'une directive européenne datant de juin 2000. De plus, les différentes dispositions des Etats membres destinées à contrôler les internautes deviennent semblables dans les différents pays européens; si bien que des dispositions plus liberticides, prises par un pays déterminé, se retrouvent rapidement, sous différentes modalités, dans l'appareil législatif d'autres Etats membres.
La responsabilité des hébergeurs
Le projet avait suscité de nombreuses réactions de la part de plusieurs organisations de défense des libertés civiles et politiques, ainsi que des critiques des milieux professionnels de l'Internet. Si la loi écarte désormais toute obligation de contrôle préalable des contenus par les fournisseurs d'accès, elle rend pénalement et civilement responsables les hébergeurs, ainsi que les gestionnaires de listes et de forums de discussions, du contenu «des signaux, des écrits, des images, des sons ou de messages de toute nature», stockés sur leurs sites. Ainsi, cette loi les oblige à censurer préventivement tout contenu qui leur sera signalé comme «illicite». Cette disposition s'inscrit dans la continuité de la loi «Bloche», votée en l'an 2000 qui enjoint l'hébergeur «d'agir promptement et de procéder aux diligences appropriées» sur demande de tout tiers «estimant que le contenu hébergé est illicite ou lui cause un préjudice». Elle impose également au x internautes à s'identifier préalablement à la mise en ligne d'un site et impose ainsi aux sociétés d'hébergement de tenir à jour un fichier relevant l'identité de l'internaute pour toute ouverture d'un site, ainsi qu'un listing complet des coordonnées des utilisateurs.
Par rapport aux dispositions précédentes, la nouvelle loi augmente les capacités de pression sur les hébergeurs. Toute personne physique ou morale a la possibilité de porter plainte pour un contenu qu'elle juge illicite et cela dans un délai de trois mois à compter à partir du retrait du Net du texte, de l'image, du son ou du signe incriminé et non à partir de sa publication, comme c'est le cas pour les «textes papier». Alors que la loi de 1881 fixe le délai de prescription de 3 mois après la première publication de l'article incriminé, ce garde-fou de la liberté de la presse ne s'applique plus aux publications sur Internet.
Une privatisation de la Justice
Les plaignants seront passibles de poursuites, si leur requête est, a posteriori, jugée abusive, mais il s'agit d'une possibilité qui ne s'applique que si la Justice est saisie. Dans la grande majorité des cas, la suppression de tout élément pouvant poser quelque souci à l'hébergeur risque de devenir la norme. La loi qui impose aux prestataires de services, placés dans le doute, de censurer préventivement des messages, avant que le litige ait été jugé et hors de tout débat contradictoire, conduit à une privatisation de la Justice. Cette loi restreint le domaine d'action du pouvoir judiciaire en transférant cette autorité à des groupes privés. Elle s'inscrit également dans la tendance actuelle de négation de la présomption d'innocence.
Elle a ainsi pour effet de transformer les sociétés d'hébergement en espace de non-droit. Ces sociétés anticipent de plus en plus les critiques par rapport à un site et pratiquent l'auto-censure. Elles se substituent ainsi à l'action éventuelle du juge. On quitte le terrain des garanties juridiques offertes par un Etat de droit pour entrer dans celui de l'arbitraire.
L'e-mail n'est plus une correspondance privée
Cette loi s'inscrit également dans le processus de contrôle du net. La «Loi sur la sécurité quotidienne» de 2000 contenait des dispositions qui imposent la conservation préventive des données de connexion sur Internet pendant une période de douze mois.
Dans le cadre de la «Loi d'orientation et de programmation de la sécurité intérieure» de 2002, il s'agit de permettre l'accès, à distance, de la police aux données conservées par les opérateurs et les fournisseurs d'accès Internet, ainsi que d'opérer le croisement des données des fichiers de police et de gendarmerie. Par rapport à la «Loi sur la sécurité quotidienne», elle représente un pas supplémentaire dans la surveillance des populations. Elle permet de dépasser le passage obligé par une réquisition adressée à un opérateur de télécommunications. Formellement, cette étape prévoit une vérification, par le pouvoir judiciaire, de la légalité de la requête adressée à un opérateur. Cette procédure qui nécessite une commission rogatoire impose le respect de la procédure d'instruction et permet d'éventuels recours contre la mesure (2). Ces derniers remparts des droits de la défense s'écroulent avec la loi de 2002...
La nouvelle loi pour la confiance dans l'économie numérique va encore plus loin. Les courriers électroniques ne seront plus considérés comme de la correspondance privée, ce qui leur retire le droit à la confidentialité. Concrètement, cela signifie que les e-mails pourront en toute légalité être interceptés par les services de police (et cela sans mandat judiciaire) ainsi que par les offices privés. Cette loi doit ainsi être lue en parallèle avec la «Loi informatique et libertés». Adoptée début mai, cette dernière autorise les «entités privées» (les sociétés de droit d'auteur) à procéder au «fichage d'infractions» et installe ainsi une privatisation du travail policier.
La loi sur la confiance dans l'économie numérique vise également à entraver les capacités de protection des usagers vis-à-vis des intrusions policières et commerciales, puisque l'utilisation de certains outils et programmes informatiques, nécessaires à la sécurisation des ordinateurs, des données ou des échanges pourra être désormais assimilée à l'intention d'en user à des fins délictueuses.
Attentive aux intérêts des majors du loisir numérique, cette loi s'inscrit également dans la taxation des rapports numériques: disques durs et autres CD-ROM inscriptibles.
La disparition de l'espace privé
L'objectif de la loi «Bloche» était d'obliger les fournisseurs d'accès à constituer des banques de données sur les utilisateurs du réseau. Elle faisait d'une pierre deux coups, elle imposait aux internautes de mettre leurs données personnelles à la disposition des forces de police mais aussi au service des entreprises privées. La principale ressource des sites commerciaux, ce n'est ni le financement à perte par les investisseurs ni la publicité: c'est l'exploitation des données personnelles. La loi pénale devient ainsi un élément constitutif de la transformation de la vie privée en marchandise. Le contrôle public de nature policière va de pair avec l'espionnage commercial des firmes privées.
En supprimant au courrier électronique, les protections accordées à la correspondance privée, la nouvelle loi sur «la confiance dans l'économie numérique» confirme ce que le contrôle d'Internet avait fait apparaître: la disparition de l'autonomie de l'espace privé par rapport au champ des pouvoirs politique et économique. La privatisation de l'espace public s'accompagne ainsi de la disparition de l'espace privé.
(1) Disponible sur Webhttp://www.légifrance.fr.
(2) Meryem Marzouki, Fichages, écoutes et interceptions: Raffarin rime avec Jospin,
Webhttp://www.iris.sgdg.org, 16/7/2002
© La Libre Belgique 2004
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