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«Cette histoire aurait pu l’anéantir»: Frédéric Pierucci, l’otage économique de l’affaire Alstom
Par Augustin Moriaux
Frédéric Pierucci, ancien cadre d’Alstom, pose derrière l’Assemblée Nationale à l’occasion d’un entretien avec le Figaro le 4 juin. François BOUCHON/ Le Figaro
PORTRAIT - Ancien otage dans l’affaire Alstom, société dont il a été un cadre dirigeant, il a été à l’origine du rachat par l’État le mois dernier des turbines Arabelle, cédées aux Américains en 2015.
Il est des mensonges que l’on pardonne à une mère. «Papa est en voyage d’affaires», répète l’épouse de Frédéric Pierucci aux jeunes jumelles qui n’ont pas vu leur père depuis des semaines. Le cadre dirigeant d’Alstom Power est alors incarcéré aux États-Unis. À New York, il a été cueilli par le FBI le 14 avril 2013, à la sortie de l’avion, puis transféré dans une prison de haute sécurité dont il ne sait quand il sortira. Pourtant salarié d’un fleuron français, Frédéric Pierucci sait simplement qu’il est détenu pour des soupçons de corruption visant l’entreprise dans une affaire de pots-de-vin en Indonésie, onze ans plus tôt. C’est le premier engrenage de la désormais fameuse «affaire Alstom».
Le colosse ne fend que rarement l’armure, pudique comme ceux à qui la vie n’avait rien promis. Lui, le gamin de Lapugnoy (Pas-de-Calais), élevé par son grand-père, vétéran de la Seconde Guerre et édile du village, et sa mère, secrétaire de la petite mairie. Il sait combien il leur doit, ainsi qu’à son père, qui sillonne la région pour vendre du vernis. Rien ne prédestinait Frédéric Pierucci à embrasser la vie rêvée de tout homme d’affaires. «Les tours du monde en 48 heures», se souvient l’ex-dirigeant de la division chaudière d’Alstom. Prendre son vol pour la Chine, faire étape à Paris pour un rendez-vous, puis s’endormir à New York, là où il prenait son café la veille.
Sa femme et ses enfants le suivent sur quatre continents. L’une de ses proches se souvient: «Fred était comme tous ces cadres de grandes entreprises avec une carrière toute tracée», la poigne de sergent en plus. Et pourtant, «c’est un patriote qui a refusé de se mettre au service d’une puissance étrangère, au prix de grands sacrifices personnels», confie au Figaro Arnaud Montebourg, ministre de l’Industrie au moment de la vente d’Alstom à General Electric (GE). «Frédéric Pierucci a payé personnellement très cher son incarcération cruelle pour Alstom, qui l’a lâché», insiste le souverainiste.
Les plus grands criminels
Frédéric Pierucci peut vous donner mécaniquement la date et l’horaire exacts de tout ce qu’il a vécu. La mémoire traumatique n’a rien effacé, jusqu’à se souvenir du petit déjeuner qu’il partageait avec un vieux camarade de cellule, le 24 avril 2014. La télévision du réfectoire est branchée sur CNN et tout s’éclaire. «La société française Alstom serait prête à céder sa branche énergie à General Electric. Un accord devrait être finalisé dans les prochains jours», entend-il, éberlué. Peu après, la semaine où le gouvernement français accepte la vente, Frédéric Pierucci est libéré sous caution en France après avoir été forcé à plaider coupable.
Trois ans plus tard et toujours sans réponse de la justice américaine, l’industriel reconnaît «avoir voulu en finir avec cette insupportable attente» et retourne outre-Atlantique, à ses frais. L’ancien d’Alstom, éreinté, y écopera d’encore seize mois. «Le moment où il reprend l’avion pour en finir avec cette peine… J’en ai encore l’estomac noué», relate une amie. Dans la prison privée de Moshannon, Frédéric Pierucci côtoie les plus grands criminels. S’il insiste sur l’immense «solidarité de certains détenus, devenus des amis» qu’il reverra des années après autour d’une bière, le gaillard ponctue: «Vous pouvez regarder autant de séries sur les prisons que vous voulez, personne ne peut savoir ce qu’est la détresse psychologique sans l’avoir croisée», se remémore-t-il, derrière ses lunettes à la monture discrète.
Je n’ai jamais supporté que le fleuron français qui équipait nos centrales et sous-marins nucléaires parte dans les mains d’une puissance étrangère
Frédéric Pierucci Là-bas, il reçoit la visite inattendue d’Olivier Marleix, qui préside alors la première commission d’enquête du quinquennat Macron et veut en savoir plus sur les sombres coulisses de la vente d’Alstom. «Chez un type très solide, rompu à ce qu’il y a de plus dur dans le monde des affaires, on sentait une vulnérabilité», relate le député LR d’Eure-et-Loir, après quatre heures au parloir avec le détenu. Olivier Marleix obtient ensuite de haute lutte son transfert en France. «À son retour, en 2018, j’ai même attendu quatre ou cinq heures son arrivée devant la prison de Villepinte», se remémore le député.
Le prix des droits de l’homme
«Cette histoire aurait pu l’anéantir», admet une amie, loin d’être surprise par les ressources de l’industriel. «C’est le soutien indéfectible de ma famille qui m’a aidé à surmonter tout ça», justifie Frédéric Pierucci. Pressé, il ne dort jamais plus de «six heures par nuit». Sa première peine purgée, il publie, avec le journaliste Matthieu Aron, Le Piège américain (JC Lattès), un best-seller qui lui vaut le prix littéraire des droits de l’homme. Il crée Ikarian, un cabinet de conseil en conformité juridique grâce auquel il a l’oreille des trois quarts du CAC 40.
Même sa dernière incarcération n’aura pas raison de sa ténacité. Lorsque l’homme d’affaires a vent du mur de dettes qui approche pour GE, il décide de réunir des investisseurs français pour racheter les turbines Arabelle. «Je n’ai jamais supporté que le fleuron français qui équipait nos centrales et sous-marins nucléaires parte dans les mains d’une puissance étrangère», appuie-t-il. Il rencontre alors des spécialistes à Bercy, à l’Élysée, et même des candidats à la présidentielle qui vont jusqu’à lui proposer le poste de ministre de l’Industrie. Les hauts fonctionnaires semblent séduits, mais aucun accord n’est acté.
«Le double du prix de vente»
Le sort s’acharne: il est victime peu après d’un violent accident à la sortie de chez lui. Ironie du sort, le chauffard est un ingénieur kazakh de GE dont l’employeur n’a pourtant aucun site dans les parages. À peine remis de cette frayeur, l’homme d’affaires crée, avec quatre autres anciens cadres d’Alstom, l’entreprise Storabelle pour stocker de l’énergie dans des friches industrielles. Ils installent leurs quartiers à Belfort, bastion historique de la firme.
C’est là-bas que, finalement, Emmanuel Macron annoncera en 2022 le rachat par l’État des joyaux du nucléaire que Frédéric Pierucci avait initié. La chose a été définitivement actée le 31 mai dernier, et l’industriel ne peut s’empêcher d’être dubitatif, bien que «soulagé» qu’elles reviennent sous giron national. «On les a rachetées le double du prix de vente, le contrôle-commande a été américanisé, il faudra donc le remplacer. Qu’avons-nous réellement cédé aux Américains?», prévient-il, décidément toujours alerte.
En 2022, Frédéric Pierucci a gagné une première bataille aux prud’hommes face à General Electric, qu’il accusait de licenciement abusif. L’entreprise a depuis fait appel, plaidant l’abandon de poste du cadre, alors emprisonné. En attendant, le quinquagénaire multiplie les conférences, jusqu’aux plus grandes écoles, où il remarque que «ce sont surtout des jeunes qui se passionnent pour notre souveraineté. S’il y en a deux qui font quelque chose de ça, ça en vaut peut-être la peine». Homme de parole, l’industriel a glissé le nom d’un d’entre eux, croisé à ces occasions, à un homologue. «Indirectement, je lui dois mon poste et Frédéric ne le sait même pas», souffle le principal intéressé.
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