3 - L'Empire des jeux
Les clans du Counter-Strike
LE MONDE | 07.08.01 | 10h53
MIS A JOUR LE 07.08.01 | 12h28
Inventé par un jeune Vietnamien de Vancouver, c'est un des jeux de combat les plus populaires. Il se pratique par clans, assimilés dans certains pays à des équipes sportives. Counter-Strike oppose des terroristes à des unités d'intervertion comme le SAS britannique ou le GIGN français Depuis qu'il a transformé le sous-sol de la maison de ses parents en bureau-salon-chambre à coucher pour son usage personnel, Minh Le sort très peu de chez lui : "Au début, j'essayais de me fixer des horaires de travail raisonnables, mais, très vite, j'ai trouvé mon rythme : midi-minuit, six jours par semaine." Il consacre tout son temps à enrichir et améliorer son chef-d'œuvre : Counter-Strike, qu'il a inventé tout seul pour s'amuser sur un petit PC, et qui s'est imposé en quelques mois comme le jeu en réseau le plus joué au monde.
A vingt-trois ans, Minh est désormais célèbre dans l'univers du jeu vidéo.
Il pourrait aller vivre où bon lui semble, car il reçoit régulièrement des propositions de divers studios de création américains et européens. Pourtant, il préfère rester avec ses parents, ses trois frères et sa fiancée à Surrey, une banlieue modeste de Vancouver, sur la côte ouest du Canada. Il est arrivé là en 1979, à l'âge de deux ans, avec toute sa famille qui avait fui le Vietnam dans des conditions dramatiques. Aujourd'hui, le Canada est la seule patrie de Minh. Il sait très peu de choses sur le passé de ses aînés, ne fréquente pas la communauté vietnamienne locale et n'a pas envie de découvrir son pays natal : "Je n'ai pas non plus de hobby, ni de sport favori, ni de cause à défendre... Ma seule vraie passion, c'est le jeu vidéo."
Counter-Strike est né presque par hasard. Au début de 1999, Minh découvre Half-Life, un nouveau jeu de tir et de combat créé par Valve, petite société américaine basée à Seattle. Il est aussitôt séduit par son univers à la fois brutal et très tactique : pour survivre, il faut tirer mieux et plus vite que l'ennemi, mais aussi être patient et fin manœuvrier. Minh se met à jouer de façon intensive. Pourtant, au bout de quelques semaines, il se lasse un peu :"Half-Life était excellent, mais il n'y a pas de jeu parfait - à moins bien sûr de le fabriquer soi-même, selon ses goûts personnels, ses envies, ses fantasmes..."
Or, peu de temps après sa sortie, Valve décide de publier gratuitement sur Internet une partie du code source de Half-Life, c'est-à-dire du programme informatique qui le compose. Dès lors, n'importe quel programmeur motivé et astucieux peut créer à sa guise des versions modifiées, ou "mods". Cette pratique de libre publication est encore rare : la plupart des éditeurs de jeux considèrent leur code source comme un secret industriel à ne divulguer en aucune circonstance, et n'hésitent pas à poursuivre en justice ceux qui se le procurent illégalement. Mais les responsables de Valve, proches du mouvement du logiciel libre, ont une vision différente : depuis l'avènement d'Internet, de vastes communautés virtuelles se constituent spontanément autour de certains jeux, qui deviennent ainsi célèbres dans le monde entier. Or le meilleur moyen de favoriser la naissance de communautés actives et fidèles consiste à laisser les joueurs s'approprier le jeu en fabriquant leurs propres versions, qu'ils vont continuer à s'échanger et à modifier pendant des années.
Minh, qui, à l'époque, est étudiant en informatique à l'université de Vancouver, sait qu'il est capable de créer un mod de Half-Life. Un soir, il se lance dans l'aventure, par curiosité. Il découvre que bricoler un jeu est encore plus amusant que de jouer. Il constate aussi qu'il possède un don particulier pour cet exercice : il résout sans difficulté, parfois sans s'en rendre compte, toutes sortes de problèmes jugés insolubles par les habitués des forums Internet spécialisés. Son projet évolue alors rapidement : tout en conservant le "moteur" de Half-Life, c'est-à-dire le noyau central du programme qui fait fonctionner l'ensemble, il décide de créer un jeu entièrement nouveau dont les règles, les décors et les personnages ne devront rien à Half-Life. On sort du schéma imaginé par Valve, mais peu importe...
Pour commencer, Minh imagine posément son jeu idéal. Bien entendu, ce sera un combat à mort ; il se jouera en réseau, car le vrai joueur veut affronter d'autres humains, pas des machines ; et, surtout, ce sera un jeu d'équipe, convivial et solidaire : toute la tactique sera fondée sur le jeu collectif et l'entraide au sein de chaque équipe. Avant de pouvoir jouer, il faudra donc s'intégrer à un clan, ou en créer un autour de soi : "Contrairement à ce qu'on dit souvent, le jeu en réseau rapproche les gens, il crée des groupes d'affinité sur Internet, à l'école ou dans les quartiers, et déclenche des amitiés durables.
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Il faut favoriser cette dimension dès le stade de la conception." Par ailleurs, Minh rêve depuis toujours d'un jeu résolument réaliste, ancré dans le monde actuel : "Je n'ai jamais aimé les jeux qui se passent dans un Moyen Age de pacotille, où tout le monde a des pouvoirs magiques, ou au XXVe siècle, dans des galaxies bizarres. Un jeu qui se déroule ici et maintenant est beaucoup plus prenant." Il cherche donc à s'inspirer d'un conflit contemporain. La révélation lui vient tout naturellement, en écoutant les informations : son jeu opposera un groupe de terroristes à une unité antiterroriste professionnelle. Les deux équipes s'affronteront dans divers lieux de la vie quotidienne, comme c'est le cas dans la réalité. Minh a une vision toute simple et presque enfantine du terrorisme, qu'il ne connaît que par les journaux télévisés et les films d'Hollywood : "Ces affaires m'ont toujours fasciné, à cause de l'action et du danger. Je m'imagine toujours en super-flic intrépide et invincible, qui vient délivrer les otages, désamorcer les bombes et tuer tous les méchants. Voilà, c'est à peu près tout." Il décide d'appeler son jeu Counter-Strike (contre-attaque), un titre facile à retenir, qui résume le principe du jeu.
Lorsqu'il se met réellement au travail, il comprend que, malgré ses talents multiples, il n'y arrivera pas tout seul, et se met à chercher sur Internet des volontaires disposés à l'aider bénévolement. Pour commencer, il fait plus ample connaissance avec un écolier de dix-sept ans, Jess Cliffe, avec qui il a déjà joué sur Internet. Jess habite le New Jersey, à l'autre bout du continent américain, mais les deux garçons n'ont pas besoin de se rencontrer pour devenir amis et travailler ensemble. Jess décide de s'occuper du site et du forum de Counter-Strike, ce qui l'amènera à coordonner l'ensemble du travail des volontaires. Peu à peu, il devient le conseiller et le confident privilégié de Minh. Contrairement à son ami, Jess préfère être terroriste : "Les missions sont plus risquées, il y a des bombes à poser, des otages à surveiller. C'est une affaire de caractère, ça ne s'explique pas. Et comme ça, notre tandem est équilibré..."
Minh maîtrise la dimension informatique de l'opération et sait exactement où il va. Il a seulement besoin d'assistants au tempérament artistique, capables de réaliser les décors et les effets sonores. Sa première équipe comprend cinq bénévoles. Le plus actif est un Allemand de dix-neuf ans, Jo Beig, qui habite près de Stuttgart. Jo a du temps à perdre, car il a refusé de faire son service militaire et doit effectuer un service civil comme aide-soignant dans une maison de retraite. Ce pacifiste convaincu est tout de suite séduit par les scénarios ultraviolents de Counter-Strike, mais il n'y voit aucun paradoxe : "C'est comme le football, vous avez deux équipes, chacune veut gagner en jouant mieux que l'autre, c'est tout. Les joueurs n'emploient jamais le mot "kill" (tuer), mais "frag", un terme de jargon pour initiés : ça prouve qu'ils savent faire la différence entre le jeu et la réalité."
La première version de Counter-Strike est prête en quelques semaines. Minh décide de la diffuser gratuitement sur Internet pour tester les réactions des joueurs : "Notre but était de nous amuser, nous ne pensions à rien de précis. J'étais persuadé que le jeu allait être téléchargé par une cinquantaine de personnes, pas plus." Or c'est la ruée. Stupéfaits par la qualité de ce mod pas comme les autres, les hard-core gamers, joueurs acharnés toujours à l'affût de nouveautés, la font connaître sur le Réseau. Très vite, les joueurs occasionnels l'adoptent à leur tour, délaissant les jeux à gros budget produits par les équipes nombreuses et très bien payées des grands studios américains. Valve, de son côté, devient soudain très prospère : pour jouer à Counter-Strike, il faut toujours se procurer le "moteur" de Half-Life, et le plus simple est encore de l'acheter...
Grisé par le succès, Minh se met à produire de nouvelles versions à un rythme infernal, jusqu'à une par mois : "J'ai commencé à négliger mes études, mes notes ont baissé, et j'ai failli louper mes examens, mais ça ne m'angoissait pas, mon jeu était plus important." L'univers de Counter-Strike s'enrichit rapidement. Pour créer ses différents groupes antiterroristes, Minh se documente abondamment, car les uniformes et les armes doivent être totalement fidèles à la réalité. Il choisit quatre unités d'intervention, les Navy Seals américains, le SAS britannique, le GSG-9 allemand et le GIGN français : "Les joueurs de ces quatre pays apprécient, ils s'identifient fortement à leurs unités nationales. Je reçois aussi des messages venant de joueurs d'autres pays, ils voudraient que je rajoute leurs propres polices antiterroristes. Les plus insistants sont les Israéliens et les Chinois, et aussi des Canadiens, qui souhaiteraient sans doute que je sois plus patriote..."
En revanche, pour les commandos terroristes, Minh comprend instinctivement que lorsqu'on s'adresse à la planète entière, mieux vaut être diplomate : "Je ne me suis pas inspiré précisément d'exemples réels. Pour que cela reste un jeu, je ne dois offenser aucun groupe ethnique, religieux ou politique... Certains de mes terroristes portent des treillis et des cagoules très génériques, d'autres ont l'air plutôt européen, sans précision. Il y a un groupe au look vaguement arabe, mais à peine... Pendant un temps, j'ai envisagé de créer un commando de l'IRA, mais j'ai eu peur de mettre en colère les Irlandais, ou les Anglais, je n'étais pas sûr..."
Parallèlement, grâce à l'action des bénévoles, les lieux de combat se multiplient : usines, entrepôts, villes anciennes et modernes, aéroports, navires, forêts... A chaque changement de terrain, les équipes devront adapter leurs stratégies, redéployer leurs attaquants, leurs défenseurs, leurs sentinelles, leurs artificiers, leurs snipers... Les tactiques se décident en temps réel, car les membres d'une même équipe sont en contact audio permanent grâce à un système très élaboré de téléphonie via Internet, intégré au jeu.
En cet été 2001, Counter-Strike est le jeu le plus populaire dans sa catégorie : plus de 9 300 serveurs non commerciaux répartis sur tous les continents permettent de jouer vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour la sortie de la dernière version, une quarantaine de sites de téléchargement gratuit ont été installés par des bénévoles, y compris en Chine et en Russie. Le succès est particulièrement spectaculaire en Europe du Nord. Sur Clan-Base, le grand serveur multijeux européen fréquenté par plus de deux cent cinquante mille joueurs, Counter-Strike représente près de 80 % des matches. La proportion est du même ordre dans les salles de jeux et dans les tournois.
En Scandinavie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre et en France, on voit apparaître des équipes semi-professionnelles qui parcourent le continent pour disputer des matches sponsorisés par des grandes entreprises. Les plus gros clans allemands, comme Shroet Kommando ou Mortal Team Work, ont obtenu des autorités le statut de club sportif. Aux Etats-Unis, la progression est plus lente, mais, depuis peu, les Américains se rattrapent : un tournoi est prévu en décembre à Dallas (Texas), avec 150 000 dollars de prix à gagner...
Pendant ce temps, à Vancouver, la vie de Minh n'a pas vraiment changé. Il a fini par réussir ses examens, de justesse. Peu de temps après, il a reçu un appel de Valve : "J'étais surpris, inquiet aussi, mais j'avais tort. Ils m'ont proposé de me payer pour que je continue à travailler sur Counter-Strike, sans changer mes méthodes ni ma façon de vivre. Maintenant, je suis heureux, je gagne de l'argent en faisant ce qui me passionne." Son équipe de bénévoles a été renouvelée, et compte aujourd'hui une vingtaine de membres. Jess Cliffe, qui est entré à l'université de Virginie, reste son fidèle second.
Les responsables de Valve à Seattle ne sont qu'à deux heures de route de Vancouver, mais Minh les voit rarement :"Je m'entends avec eux parce qu'ils ont compris qu'il fallait me laisser libre. Si un jour mon travail ne leur plaît plus, ils arrêteront de m'envoyer de l'argent, c'est tout. Il n'y aura ni discussion ni compromis. Je sais ce que je veux et je le fais."
Yves Eudes et Emilie Grangeray