Citation :
Rwanda : le campus du souvenir
LE MONDE | 07.04.04 | 14h04
A Butare, ville universitaire du sud du pays, le génocide du printemps 1994 a profondément marqué une partie de la jeunesse. Dix ans après, certains étudiants veulent se souvenir. D'autres préfèrent oublier.
C'est un temps d'avril, un temps de pluies, un temps de chien. Les nuages déversent sur Butare toute l'eau du ciel. L'air est saturé d'humidité glacée. Il y a dix ans, pendant le génocide, il pleuvait aussi sur cette ville universitaire du sud du Rwanda. Quelques-uns de ceux qui tentaient d'échapper à leurs bourreaux avaient dû essayer de s'abriter, un instant, sous les grands arbres. Certains s'y trouvent encore, dans le secret de la terre. D'autres ont été retrouvés au fil des ans et reposent désormais dans des mémoriaux. Les morts tombés à proximité de l'Université nationale du Rwanda (UNR), eux, ont été réunis sous la chape de béton couleur brique d'un modeste mémorial installé en bordure du campus.
L'UNR, créée autrefois par les colons belges, n'a pas échappé aux tueries qui, en 1994, firent plus de 800 000 victimes, en majorité tutsies, à travers le pays. Jean-Marie, rescapé, se souvient d'une "chasse à l'homme" systématique. Ses mots, empreints d'une sombre ironie, disent toute la violence de l'époque. "Les tueurs ont beaucoup "travaillé", explique-t-il. Ces gens avaient vraiment de l'ardeur. S'ils en avaient eu autant pour construire le pays, le Rwanda serait déjà développé. Même les professeurs ont donné l'exemple. Ils sortaient de la Maison des professeurs avec des machettes pour aller tuer des collègues, des étudiants ou des employés."
Dans cette ville paisible où les Tutsis constituaient environ la moitié de la population - contre 15 % en moyenne dans le reste du Rwanda -, les autorités locales, préfet en tête, s'étaient d'abord opposées à la violence des Hutus. Butare passait pour être un bastion de Hutus modérés, hostiles à l'extermination. Les couples "mixtes" y étaient nombreux. Dans les premières semaines de massacre, des Tutsis venus d'autres régions s'étaient même réfugiés ici.
Le gouvernement intérimaire, maître d'?uvre de l'extermination, ne l'a pas supporté. Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la famille et de la promotion fémi- nine, originaire de Butare, fut dépêchée sur place, avec d'autres responsables, pour que commence le "travail", autrement dit le massacre des Tutsis. De nombreux témoins l'accusent d'avoir encouragé les miliciens interahamwe (hutus) - dont son propre fils - à violer les femmes tutsies avant de les tuer. Le procès de Pauline Nyiramasuhuko et de son fils est en cours devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à Arusha, en Tanzanie. Il y aurait aujourd'hui 30 000 femmes rescapées ayant subi des viols dans la région de Butare. Nombre d'entre elles ont le sida.
Dix ans plus tard, à Butare comme ailleurs dans le pays, l'heure est aux commémorations (Le Monde du 7 avril). Le calme est-il pour autant revenu dans les c?urs et les esprits ? Tassés dans un local minuscule, avec des airs trompeurs de jeunes gens comme les autres, qui auraient pour seules préoccupations des histoires d'amour ou d'examens, des membres de l'association de rescapés Ibuka ("Souviens-toi" ) sourient tristement à cette question. En 1994, ils étaient adolescents. En 2004, les voici étudiants. Hantés par le souvenir de leurs proches victimes du génocide, ils travaillent à la préparation d'une semaine de deuil, inaugurée par une veillée funèbre dans la nuit du 6 au 7 avril.
Les jeunes d'Ibuka paraissent bien seuls à l'UNR. En temps normal, plus de sept mille étudiants, bien plus qu'avant le génocide, se pressent pourtant dans cette université, toutes ethnies, toutes régions d'origine confondues. Mais quand approchent avril et la période des vacances de Pâques, les allées du vaste campus sont désertées. Ne restent que les rescapés : sans famille ni maison pour les accueillir, ils habitent ici tout au long de leurs études.
Officiellement, la rentrée est prévue avant le 7 avril, date anniversaire du génocide. Mais cette année encore, comme les précédentes, l'université attendra quelques jours de plus le retour d'une partie de ses effectifs. Explication de Jean-Claude, étudiant en médecine : "Certaines personnes restent à la maison et n'en reviennent que lorsque les cérémonies sont terminées, quitte à manquer les cours, pour être sûres de ne pas participer à notre cérémonie de deuil."
Les membres d'Ibuka sont habitués à la solitude d'avril. Au fil du temps, ils ont vu l'indifférence de ceux qu'ils appellent "les autres" (les Hutus) se transformer, parfois, en hostilité à peine dissimulée. "En 1995, pour la première commémoration, l'émotion était vive, mais par la suite, on a commencé à se désintéresser de notre cérémonie", regrette Jean-Claude. A ses côtés, Sophie, d'une beauté paisible, ajoute doucement : "On nous a dit : "Vous nous fatiguez, avec vos morts." Nous, on s'est accrochés et on a continué à les honorer. Heureusement, puisqu'on en découvre de nouvelles tout le temps. Il faut les enterrer, ce n'est pas fini."
Lors des cérémonies, le petit groupe ne retrouve au mémorial que les rescapés d'autres régions, venus pleurer leurs morts enterrés ici. Les bouquets de fleurs fanées, déposés sur les tombes collectives, ont tous été offerts par la direction de l'université.
Pour le dixième anniversaire, d'une solennité particulière, personne ne sait s'il y aura foule autour du petit mémorial, mais les préparatifs vont bon train. Des ouvriers se pressent, peignent, poncent, coulent du ciment frais. Des photos de victimes seront exposées dans de grandes vitrines.
Sur le chantier, une femme s'écroule soudain. Les yeux révulsés, elle se roule à terre, balbutiant une suite de mots inintelligibles. Nul ne la connaît, nul ne s'étonne de la voir ainsi. Jean-Claude, l'étudiant en médecine, s'occupe d'elle en maintenant délicatement sa tête : "Les traumatismes reviennent de plus en plus, à cette période où chacun revit tout ce qui s'est passé. Parfois, il faut hospitaliser les gens."
Pourquoi "d'autres" étudiants ne viennent-ils pas offrir leur aide ? Pareille question suscite des sourires gênés, des hochements de tête. Seul Jean-Marie raconte sans détour : "J'entendais ceux qui faisaient la chasse à l'homme chanter un cantique disant : "Ce monde et ce qu'il contient appartiennent à Dieu". Eux disaient "appartiennent aux Hutus". Aujourd'hui, ils ont honte, et les cérémonies leur rappellent cette honte. Pourtant, certains Hutus ont protégé des Tutsis. Sinon, il y aurait encore moins de rescapés. Mais on connaît aussi des cas où une personne qui cachait des Tutsis dans sa maison par amitié pouvait aussi aller en tuer d'autres sur une barrière -barrage-. C'est très compliqué... Alors les Hutus, tous ensemble, préfèrent éviter de se montrer."
Dans chaque promotion se croisent, jour après jour, année après année, des étudiants ayant perdu leurs familles et d'autres dont un ou plusieurs proches sont en prison, accusés d'avoir tué pendant le génocide. "Ça ne fait rien, on peut tout de même cohabiter, assure Jean-Claude. Il faut la réconciliation, nous n'avons pas le choix pour prévenir d'autres génocides."
Pâles espoirs, à la mesure de la méfiance réciproque. Dans le groupe Ibuka de Butare, on répète les principes fragiles de la réconciliation comme une incantation, sans jamais mentionner le nom de l'"autre" ethnie, à de rares exceptions près. Olivier Mazimpaka, surnommé "Camarade", brise un instant cette loi du silence pour tenter un optimisme timide : "Mon propriétaire est hutu, et son fils vient chercher l'argent du loyer. Je le laisse entrer chez moi sans problème..."
Mais tout s'oppose, aussi, à ce que les relations entre ethnies puissent être mises à plat. L'idéologie de la réconciliation, formulée par le gouvernement, indique que le fait de mentionner l'appartenance ethnique, avec l'utilisation "politique" qui en découle, serait le péché originel menant au "divisionnisme", puis au racisme, et enfin, au "crime des crimes", le génocide. Corollaire de cette mécanique gé- nocidaire, il n'y aurait plus désormais au Rwanda que des... Rwandais, sans autre distinction. Reste à savoir si la loi visant à expurger le discours public de toute mention de cette nature est ou non le reflet de la réalité...
Ça et là, des poches de réconciliation se créent bel et bien. Des amitiés prudentes naissent, quelques couples mixtes sont signalés à l'université, même si ceux-ci se plaignent, en privé, d'être rejetés par les deux communautés. Il est vrai qu'au cours du génocide de telles unions n'avaient pas préservé de l'horreur. Les exemples de meurtres à l'intérieur même des familles mixtes abondent.
Si, dans les collines avoisinantes, les paysans sont souvent contraints, par les travaux des champs, à se réacclimater les uns aux autres, à l'université, chacun est libre de choisir l'isolement. C'est le cas dans les chambres, où règne le plus souvent la règle tacite de la séparation. Ainsi, quand deux titulaires officiels d'une chambre universitaire doivent faire place à deux "maquisards" - étudiants sans logement qu'il faut bien héberger -, ces derniers ne sont pas choisis parmi les "autres". Comment s'en étonner, alors qu'en 1994 des listes d'étudiants tutsis établies par leurs condisciples ou leurs professeurs servirent à tuer ?
La méfiance ne se nourrit pas seulement de ce passé. Les rescapés affirment aussi entendre fréquemment, sur le campus, des propos louvoyant entre révisionnisme et négationnisme. "Des gens parlent de "double génocide" en disant que les Hutus ont été massacrés à leur tour par le FPR -rébellion tutsie, aujourd'hui au pouvoir-, ou suggèrent que le nombre des morts a été volontairement exagéré", raconte Olivier alias "Camarade".
La libération récente, après des procédures d'aveux, de prisonniers accusés d'avoir participé aux tueries, est vécue comme une insulte supplémentaire par ce même Olivier : "Ces types ont eu dix ans, en prison, pour préparer des versions de leurs crimes suffisamment embrouillées et pouvoir se tirer d'affaire en rentrant chez eux. Ils ne manifestent aucun repentir et nient leurs responsabilités. Ils disent que les politiciens ont forcé d'innocents citoyens à tuer. Ils ont leurs champs, leurs vaches, leurs familles et viennent narguer les rescapés qui, eux, n'ont rien. Moi, je dis que si on exécutait 100 000 coupables de génocide après les avoir condamnés à mort, ce serait justice."
En bordure de l'unique avenue de Butare, Désiré, en quatrième année de droit, est assis dans un bar. Le nez dans son verre, il redoute avril et ses spectres. "Ce que j'ai vu ! Ce que j'ai vu ! répète-t-il. Je ne sais pas comment mes yeux ne se sont pas cassés. Moi qui suis sensible, dès que je vois maintenant quelque chose qui me rappelle le génocide, mon c?ur saute. Je préfère me tenir à l'écart pendant les commémorations. Je me mets dans mon lit, je suis le déroulement des cérémonies à la radio, et je reste seul avec mes images et mes morts."
Sa voix s'altère, la tristesse le paralyse. A quelques mètres, sur un téléviseur accroché au mur du bistrot, une chaîne de télévision diffuse un film consacré au génocide. Le documentaire a été filmé au Mémorial de Murambi, où reposent 30 000 corps. Plus loin, à une autre table, "Camarade" partage une bière avec son ami Richard, un jeune homme au rire franc qui se présente comme Hutu. Tous deux ont été amis à l'école primaire, puis se sont retrouvés à Butare. Aujourd'hui, ils suivent les mêmes entraînements de natation. "On peut se faire confiance, on se connaît", confie "Camarade". "Je crois même que Richard pourrait venir à notre commémoration."
Jean-Philippe Rémy
? ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.04.04
|